Ces quatre articles ont un positionnement plutôt original dans la mesure où ils étudient
l’émergence et l’adoption d’un nouvel outil de gestion dans une perspective ANT, tout
en conduisant une analyse au niveau macro ou en mettant en relation les niveaux macro
et micro. Nous en retenons différents points. Tout d’abord, tous ces auteurs s’accordent
à dire que l’émergence et la diffusion d’un nouvel outil de gestion requièrent un
processus de traduction qui conduit à la modification et à la transformation de
l’innovation dans l’espace et dans le temps. Au cours du processus de traduction,
quelques actants humains et non-humains jouent un rôle déterminant et les controverses
constituent de réelles opportunités pour redéfinir et adapter l’innovation et ainsi
permettre l’enrôlement d’un nombre toujours plus important d’alliés. Les interactions
entre le global et le local sont nombreuses, variées et indéterminées (Briers et Chua
2001), la présentation de l’innovation comme une réponse à une problématique globale
de la société (par exemple : l’adaptation aux nouvelles conditions de production et du
marché) (Preston et al. 1992 ; Jones et Dugdale 2002 ; Alcouffe et al. 2008) et la mise en
place de modalités d’intéressement touchant plusieurs sphères de la société
(économique, intellectuelle…) (Alcouffe et al. 2008) semblent être des éléments
favorisant l’adoption de l’innovation. Quelques caractéristiques intrinsèques du nouvel
outil de gestion, comme sa simplicité, son ambigüité (Jones et Dugdale 2002) ou encore
sa plasticité (Briers et Chua 2001), semblent jouer un rôle facilitateur dans le processus
d’adoption.
A présent, nous examinons trois articles caractéristiques des travaux conduits dans une
perspective ANT et s’intéressant au processus d’adoption d’un nouvel outil de gestion, dans la
mesure où il s’agit d’études de cas consacrées à la mise en oeuvre d’un nouvel outil de
gestion dans un contexte particulier, c’est-à-dire dans « une forme inscrite et située » de cet
outil.
Muniesa (2005) étudie la mise en œuvre de la cotation électronique en continu à la Bourse de
Paris, dans les années 1980. S’intéressant à la question : « comment la transition de la criée
vers le marché automatisé a-t-elle été rendue possible ? » (Muniesa 2005, p. 487), il montre
que cette transition a nécessité un processus de traduction, qui a permis de prendre en compte
les différents rapports de force. La mise en place d’actions d’intéressement pour enrôler les
différentes parties prenantes a joué un rôle important. Dans le cas de l’automatisation de la
Bourse de Paris, la traduction des intérêts des différentes forces en présence s’est faite grâce
au maintien du rôle de filtre des agents de change et à la mise en place pour les banquiers d’un
accès en temps réel aux informations du carnet d’ordres. La réussite du projet étant très
dépendante des agents de change, il fallait les enrôler. Pour qu’ils l’acceptent, le projet
d’informatisation de la Bourse de Paris devait leur assurer un rôle durable. C’est dans ce but
qu’un outil complémentaire, le « filtre », a été inséré dans le nouveau dispositif. Lorsque
l’ordre ne passe pas le filtre, l’agent de change assure un traitement manuel de l’opération et
vérifie auprès de son client qu’il veut maintenir l’ordre. Ce « filtre », qui a permis de
confirmer le rôle des agents de change, a satisfait également la revendication principale des
banquiers, qui était d’avoir, à chaque instant, le même niveau d’information que celui des
agents de change. D’autres actions d’intéressement visant à « associer » les agents de change
durablement au nouveau dispositif ont eu lieu, comme par exemple l’organisation de
formations pour ceux d’entre eux identifiés comme les plus influents ou encore la localisation
des ordinateurs hors du Palais Brongniart. Les actions de formation ont permis de mettre en
place des promoteurs du projet, des alliés. Quant à la localisation des ordinateurs dans les
charges des agents de change, et non au Palais Brongniart, elle a favorisé l’abandon des
anciennes pratiques de réunion à la criée et la mise en place des nouvelles habitudes. Le
processus de traduction a conduit à des adaptations techniques du nouveau dispositif
(introduction d’un « filtre » non prévu au départ) et a facilité son introduction en permettant à
la fois de garder des traces du passé (rôle de filtre des agents de change), d’en effacer d’autres
(cotation à la criée) et de rendre possible de nouvelles formes d’organisation (cotation en
continu, accès des banquiers en temps réel aux informations du carnet d’ordres).
L’article de Sarker et al. (2006) apporte un éclairage complémentaire pour comprendre les
mécanismes à l’œuvre dans le processus d’adoption d’un nouvel outil de gestion dans un
contexte particulier. Ils étudient en effet un « échec » de mise en oeuvre, ce qui est plutôt rare.
Leur objet d’analyse est la mise en œuvre d’un projet de refonte des processus au sein d’une
société de télécommunication aux Etats-Unis. Leur analyse se fonde essentiellement sur des
entretiens individuels, réalisés au cours du deuxième semestre de 1996. Adoptant une
perspective ANT, ils montrent que les raisons principales de l’échec du projet sont de quatre
ordres : des erreurs et des omissions lors de la phase de problématisation, une stratégie
d’intéressement insuffisamment pensée qui n’a pas permis d’enrôler tous les acteurs clés, des
trahisons et « des inscriptions » qui ont contribué d’une certaine manière à la désorganisation
de l’entreprise. Premièrement, les auteurs montrent que, dans leur cas, une des difficultés
rencontrées a résidé dans la mauvaise compréhension des intérêts de certains humains et à la
non prise en compte de certains non-humains. Lors de la phase de problématisation, les cadres
dirigeants de l’entreprise ont été pensés comme formant un groupe unique dont les intérêts
étaient convergents, ce qui s’est révélé ne pas être le cas au cours du projet. Ainsi, certains
cadres dirigeants supposés être des alliés, n’ont pas réellement joué ce rôle. Les différents
outils ont aussi été négligés car considérés comme « neutres ». Supposant qu’ils rempliraient
fidèlement leur rôle, ils n’ont pas fait l’objet d’une attention particulière au cours de la phase
de problématisation. Pour pallier cette difficulté, les auteurs soulignent que la phase de
problématisation ne doit pas être considérée comme une phase ponctuelle cantonnée au
démarrage du projet. « Il est important de réaliser que la problématisation n’est pas une
activité ponctuelle mais un processus continu. Ainsi, lorsque des acteurs imprévus
précédemment apparaissent, il faut tâcher de les reconnaitre et de les enrôler ».(Sarker et al.
2006, p. 72, traduit par nos soins)
53. Deuxièmement, les résultats de leur étude corroborent les
résultats de Muniesa (2005) dans la mesure où une des raisons de l’ échec du projet semble
pouvoir être attribuée à une stratégie d’intéressement insuffisamment réfléchie qui n’a pas
permis d’enrôler les acteurs clés. Les actions mises en place par l’équipe dirigeante, au lieu de
susciter l’intérêt de l’ensemble des collaborateurs, ont contribué à créer une impression de
secret autour du projet, instaurant le doute dans l’esprit des équipes. Troisièmement,
différents actants humains et non-humains n’ont pas eu le comportement attendu, le projet a
53
« It’s important to realize that problematization is not a one-time activity but an ongoing process. Thus, as previously unanticipated actors come into view, attempts need to be made to recognize an enroll them” ( Sarker