Depuis le début des années 1990, les travaux s’intéressant à l’émergence et à l’adoption de
nouveaux outils de gestion en mobilisant l’ANT sont extrêmement nombreux (Preston et al.
1992 ; Chua 1995 ; Briers et Chua 2001 ; Jones et Dugdale 2002 ; McGrath 2002 ; Scott et
Wagner 2003 ; Muniesa 2005 ; Sarker et al. 2006 ; Alcouffe et al. 2008 ; Cho et al. 2008 ;
Devreton et Rocher 2010). Ces travaux examinent le processus d’adoption d’un nouvel outil
de gestion dans une organisation particulière grâce à des études de cas, le plus souvent
longitudinales. Soit ils étudient l’outil de gestion « en train de se faire », soit ils s’attachent à
« rouvrir la boîte noire » s’ils interviennent après la phase de mise en œuvre. Les chercheurs
s’efforcent de suivre les acteurs principaux et étudient les différentes phases du processus de
traduction. Globalement, ils montrent que l’adoption d’un nouvel outil de gestion implique
des modifications, des transformations à la fois de l’outil et de l’organisation. Dans cette
section, nous examinons de façon détaillée sept articles particulièrement intéressants
concernant l’adoption d’outils de gestion autres que les ERP (cf Tableau 3.1 : Synthèse des 7
articles retenus /Emergence et adoption des nouveaux outils de gestion). Les travaux
consacrés au processus d’adoption d’ERP seront examinés dans une section spécifique. Nous
examinons les travaux de Jones et Dugdale (2002) et d’Alcouffe et al. (2008) qui présentent
l’originalité d’étudier l’émergence de l’ABC (Activity based-costing) à un niveau macro,
c’est-à-dire, dans sa forme circulante. Puis, nous examinons ceux de Preston et al. (1992) et
Briers et Chua (2001) qui soulignent les multiples interactions qui existent entre le global et le
local, lors de la mise en oeuvre d’un nouvel outil de gestion. Enfin, nous analysons
successivement les travaux de Muniesa (2005), Cho et al.(2008) et Sarker et al. (2006) qui,
grâce à l’étude d’un outil de gestion dans une forme inscrite et située, s’intéressent
respectivement particulièrement à l’importance de l’intéressement et de l’enrôlement, au
poids de la technique et aux raisons de l’échec de la mise en œuvre d’un projet de refonte des
processus.
Jones et Dugdale (2002) analysent le processus de diffusion de la méthode ABC aux
Etats-Unis. Premièrement, les auteurs en s’intéressant au réseau à l’origine de cette diffusion,
mettent en évidence le rôle déterminant de quelques actants humains et non-humains. Ainsi,
ils montrent que le succès de la méthode ABC aux Etats-Unis est avant tout dû à trois
chercheurs d’Harvard (Kaplan, Johnson et Cooper), à deux entreprises qui ont accepté de
tester cette nouvelle méthode (Schrader Bellows et John Deere), au CAM-I
45, aux systèmes
comptables concurrents et aux ERP. Les systèmes comptables concurrents ont permis de
mettre en valeur l’intérêt de la méthode ABC. Quant aux ERP, en intégrant les principes
fondamentaux de cette méthode d’analyse des coûts et grâce à leur large diffusion, ils ont été
un support au développement de la méthode et un moyen de stabilisation de cette innovation.
Deuxièmement, les auteurs mettent en évidence qu’au cours du temps et de sa diffusion, la
méthode ABC a connu des transformations ; un processus de traduction s’est opéré,
notamment pour prendre en compte les arguments des opposants et permettre le recrutement
d’alliés toujours plus nombreux. Si l’intitulé de la méthode est resté inchangé, les
justifications et son contenu ont changé au cours du temps. Présentée au démarrage comme
une méthode permettant d’améliorer la pertinence du calcul et de l’allocation des coûts, elle
est devenue un système d’aide à la décision par une identification des activités pertinentes en
fonction des coûts. Les auteurs précisent que la simplicité et l’ambigüité de la méthode ont
sûrement contribué à sa large diffusion. Et enfin, ils notent que les discours sur les
changements de systèmes de production et de fonctionnement des marchés, d’une part et sur
la nécessité pour les entreprises de faire évoluer leurs méthodes pour s’y adapter d’autre part,
ont favorisé le développement de la méthode ABC.(Jones et Dugdale 2002, p. 157). Ainsi,
présentée une innovation comme une réponse possible à un problème général de la société
semble contribuer au succès de sa diffusion.
Alcouffe et al.(2008) cherchent, eux-aussi à comprendre le processus d’émergence d’un
nouvel outil de gestion à un niveau macro et son succès éventuel. Ils réalisent une étude
comparative de la diffusion, en France, de deux méthodes d’analyse des coûts : la méthode
GP (Georges Perrin) et la méthode ABC. Leur étude s’appuie sur une analyse de parutions
académiques et professionnelles ainsi que sur des entretiens. S’intéressant aux quatre phases
principales d’un processus de traduction (problématisation, intéressement, enrôlement et
mobilisation), leur étude confirme et enrichit les travaux de Jones et Dugdale(2002). Comme
ces derniers, ils mettent en évidence, en comparant les destinées divergentes de ces deux
méthodes (large diffusion de l’ABC vs diffusion limitée de la méthode GP) qu’une diffusion
« réussie » est facilitée par l’acceptation de modifications, de transformations pour tenir
45
CAM-I : Consortium of Advanced Management International: il s’agit d’un regroupement international d’entreprises, d’agences gouvernementales, de consultants et de chercheurs qui travaillent ensemble sur des
compte des controverses et être en mesure de mobiliser un nombre d’alliés toujours plus
importants. Ainsi, ils montrent que la diffusion d’un outil dans l’espace et dans le temps
conduit à un paradoxe dans la mesure où elle conduit à la fois à une certaine homogénéisation
et à une hétérogénéisation des pratiques. « Par exemple, notre histoire à propos de l’ABC a
montré que la France et les USA utilisaient les mêmes concepts, appelés ABC et ABM
([Activity Based Management], même s’ils ne correspondaient pas exactement aux mêmes
pratiques » (Alcouffe et al. 2008, p. 15, traduit par nos soins)
46. Les auteurs insistent aussi
sur le rôle joué par les controverses dans une diffusion « réussie ». L’absence de controverses
ne signifie pas obligatoirement acceptation et diffusion « réussie », « Paradoxalement, c’est
parce que la méthode GPM n’a pas été l’objet de controverses- qui auraient conduit le réseau
la supportant à l’adapter- qu’elle ne s’est pas diffusée et n’est pas devenue globale »
(Alcouffe et al. 2008) (p.15, traduit par nos soins
47). Comme Jones et al. (2002), ils soulignent
l’intérêt au cours de la problématisation de présenter le nouvel outil de gestion comme un
moyen de répondre à une problématique globale de la société. Et ils approfondissement les
apports de ces derniers notamment en mettant en évidence que la diffusion « réussie » d’une
innovation suppose un intéressement large touchant différentes facettes de la société (
commerciale, politique, éditoriale, intellectuelle…). Un intéressement relevant de la seule
sphère commerciale semble être insuffisant.
« Ainsi pour qu’une innovation managériale se diffuse « avec succès », il semble nécessaire d’avoir recours à différentes modalités d’intéressement qui se combinent et se chevauchent de façon à s’apporter un soutien mutuel, comme le montre l’histoire de l’ABC. Le microcosme des modalités de l’intéressement doit rencontrer le macrocosme de la société : l’intéressement commercial seul est insuffisant pour permettre à une innovation de se diffuser, comme l’a montré l’histoire de la GPM » (Alcouffe et al. 2008)(p.14, traduit par nos soins)48
46
“For example, our story about ABC showed that France and the USA used the same concepts called ABC and ABM even though they did not correspond exactly to the same practices” (Alcouffe et al. 2008, p.15)
47
“Paradoxically, it was because GPM was not the subject of controversies – which would have driven the networks supporting it to adapt it – that it did not diffuse and did not become global” ( Alcouffe et al. 2008, p.15)
48
« Yet for a managerial innovation to “successfully” diffuse, it seems necessary to have a diversity of interessement modalities that combine and overlap so as to give one another mutual support as shown by the ABC story. The microcosm of interessement modalities must meet the macrocosm of society: commercial interessement alone is not sufficient for an innovation to diffuse, as shown by the GPM story.” (Alcouffe et al. 2008, p.14)
Ainsi, les travaux de Jones et Dugdale (2002) et d’Alcouffe et al. (2008), conduits à un niveau
macro, montrent qu’un processus de diffusion « réussi » implique un processus de traduction
conduisant à des modifications, des transformations de l’innovation au cours de sa diffusion,
dans l’espace et dans le temps, afin de prendre en compte les différentes controverses et
d’accroître le nombre d’alliés. S’ils insistent tous sur le rôle joué par les controverses, ils
mettent aussi en évidence le rôle déterminant de quelques acteurs humains et non-humains.
Pour Jones et Dugdale (2002), la simplicité et l’ambigüité sont deux caractéristiques facilitant
la diffusion d’un nouvel outil de gestion. Quant à Alcouffe et al. (2008), ils soulignent
l’importance de la mise en place d’un intéressement diversifié impliquant différentes sphères
de la société (économique, intellectuelle…).
Les travaux de Preston et al. (1992) et Briers et Chua (2001) portent sur le processus
d’émergence et d’adoption d’un nouvel outil de gestion un double regard, en s’intéressant à la
fois au niveau macro et au niveau micro et en mettant en évidence les nombreuses interactions
existant entre ces deux niveaux. Preston et al. (1992) examinent l’émergence de la gestion par
budgets dans les hôpitaux en Angleterre entre 1983 et 1986. Ils regardent à la fois les discours
de justification de cette initiative et la mise en place de la politique budgétaire au sein d’une
entité particulière, le district d’Osgood. Ils mettent en évidence que cette initiative trouve son
origine dans les discours nationaux qui soulignent la nécessité de diminuer les dépenses de
l’Etat, d’une part et d’améliorer les performances des hôpitaux, d’autre part. S’il est impératif
de diminuer les coûts, il faut également améliorer le service rendu aux patients (Preston et al.
1992, p. 568). La publication du rapport Griffiths de 1983 constitue le point de départ de la
mise en place d’une politique budgétaire au sein des hôpitaux anglais. Cette recherche
conduite à la fois à un niveau macro et micro présente, selon nous, un triple intérêt.
Premièrement, elle montre que la mise en œuvre du processus budgétaire répond à un
processus de « fabrication », au travers duquel un mécanisme de transformation et de
traduction s’opère. Deuxièmement, elle souligne comme le feront d’autres travaux le rôle joué
par les controverses. « La résistance n’est pas seulement une force négative. Elle offre, aux
partisans de l’initiative des opportunités de redéfinition et de nouvelles fabrications »
(Preston et al. 1992, p. 579, traduit par nos soins)
49. Enfin, elle met en évidence les
49