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Chapitre 4 – Interprétations

4.2. Nature de la faune et formation des assemblages archéoentomologiques

4.2.1. Présence de traces anthropiques dans un environnement naturel

L’épreuve la plus importante dans l’étude de la faune présente dans les maisons hivernales inuites est d’arriver à distinguer les traces associées à l’anthropisation du paysage des traces naturelles laissées par les coléoptères. Certains sont présents virtuellement partout autour du site et il peut être ardu de les différencier de la faune affectée par les activités humaines. La difficulté provient aussi du fait que l’occupation humaine dans la maison est saisonnière et le cycle annuel possiblement irrégulier. La maison est habitée par les Inuits l’hiver, saison durant laquelle les insectes sont typiquement inactifs, ce qui signifierait qu’ils ne sont attirés sur les lieux que durant les saisons plus chaudes. Il est aussi possible que l’humain ait introduit les insectes dans la maison alors qu’ils sont en état de dormance. Cette section servira à déterminer quels sont les critères permettant de distinguer les traces d’occupation humaine d’une simple fréquentation naturelle des lieux par les insectes.

Il est important en premier lieu d’explorer les cas extrêmes où les insectes sont dépendants de la présence humaine. La synanthropie est un phénomène écologique, où certaines espèces animales développent une relation durable avec l’humain, qu’on observe souvent dans les milieux urbains. Chez les Inuits du Labrador, la relation ne s’est jamais développée principalement à cause de la semi- sédentarité de ces derniers et des peuples les ayant précédés sur le territoire. Les insectes synanthropes, comme le décrit Kenward (1997), dépendent hautement de la permanence des installations humaines. En plus, l’environnement hostile des climats arctiques et subarctiques limite la flexibilité d’adaptation des insectes. Deux espèces synanthropes qui ont été récoltées dans les échantillons de Double Mer Point (GAIA 2015, 2016) et de Great Caribou Island (Dussault et Bain 2013), Latridius minutus et

Omalium rivulare, sont directement associées à une présence européenne puisqu’elles sont incapables de

survivre dans la nature sans une occupation humaine permanente. Les deux sites sont situés dans le sud du Labrador, là où les contacts avec les Européens étaient de plus en plus fréquents durant le 17e et le 18e siècle. L. minutus, une espèce attirée par la moisissure qui se développe sur les céréales entreposées, aurait pu être introduite dans les habitations par le biais d’échanges tels que le commerce ou le pillage, alors que O. rivulare est eurytope en Europe et est possiblement introduite de la même façon.

Les échantillons de sédiments d’Oakes Bay 1 ne contiennent aucun coléoptère synanthrope, ce qui suggère que les contacts avec les Européens étaient moins fréquents ou d’une nature différente durant l’occupation des maisons étudiées. Ceci est surprenant puisque la région de Nain est marquée par un

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rapprochement des communautés inuites et des missionnaires moraves présents sur la côte durant la période étudiée d’occupation du site. On serait en mesure de s’attendre à observer plus de traces de la culture européenne dans les assemblages entomologiques, mais peut-être que cette absence de restes de coléoptères européens est un indice de réserve envers la mission morave, un exemple d’éloignement dont témoigne le peu d’artéfacts récoltés dans les maisons (Woollett 2010). Bien qu’on doive mentionner l’absence de coléoptères synanthropes dans ces échantillons, on ne peut en déduire plus d’information.

Il apparaît donc que toute la faune entomologique provenant des assemblages archéoentomologiques d’Oakes Bay 1 se trouve normalement dans la nature, mais certains indices permettent de déterminer si l’occupation humaine a influencé leur présence dans les sédiments. Dans cette analyse, on examine trois avenues pouvant aider à répondre à cette question. En premier, on s’intéresse au nombre minimal d’individus de chaque taxon, en tant que donnée indépendante et en comparaison avec le reste de l’échantillon. Ensuite, on se penche sur la représentativité et l’importance de chaque groupe écologique dans le contexte de la maison semi-souterraine. Finalement, on étudie l’écologie des espèces pour établir si elles peuvent s’adapter au nouveau microenvironnement de la maison de tourbe. Pour explorer ces trois points et fournir des exemples concrets, on a choisi trois espèces qui sont présentes dans la maison 3 : Helophorus arcticus, Notaris aethiops, et Cryphalus ruficollis ruficollis (figure 13).

La quantité minimale d’individus par échantillon peut nous en apprendre beaucoup sur la nature du contexte étudié. Pour certains taxons, une forte représentativité dans l’assemblage est peu significative. C’est le cas de la faune d’arrière-plan par exemple qui est naturellement nombreuse partout autour du site. Pour les espèces ayant un rôle écologique plus précis, on considère généralement chaque taxon séparément pour déterminer si sa présence est significative en soi ou s’il prend de l’importance pour l’interprétation seulement lorsqu’on le compare à l’ensemble de la collection.

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H. arcticus est un coléoptère peu connu associé à des sources d’eau. Dans les échantillons pris dans des

contextes à l’étude plus récents de la maison 3 (553, 554, 565, 566, 567, 568 et 569), le nombre d’individus collecté par échantillon se situe entre 8 et 46, ce qui est non négligeable, surtout en comparaison avec les échantillons provenant de contextes plus anciens 570 et 571 où on retrouve un et deux spécimens respectivement. À cause de cette disparité, la présence de ces trois individus dans les contextes 570 et 571 pourrait s’expliquer par une déposition accidentelle tandis que les autres échantillons peuvent signaler une présence significative d’eau dans l’habitation. On observe un seul spécimen de N. aethiops, insecte qui vit sur les quenouilles, dans tous les échantillons de la maison 3. Il est impossible d’attribuer sa présence dans la maison à une activité humaine avec certitude comme on pourrait le faire avec une espèce européenne. En effet, l’insecte signale simplement que la quenouille, plante endémique sur l’île, vit autour du site. Pour C. ruficollis ruficollis, on observe de petites quantités d’insectes, environ un à deux par échantillon. Ils s’attaquent aux sapins et épinettes vulnérables et leur présence suggère que ces arbres se trouvaient à proximité. Il y a beaucoup plus de chances qu’on ait

Figure 13. À gauche : Helophorus arcticus Au centre : Tête et élytre droit de Notaris aethiops. À droite : Cryphalus ruficollis

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introduit des branches et brindilles mortes dans la maison que des quenouilles puisque les quantités d’individus sont faibles mais constantes, contrairement à N. aethiops.

Si on reprend les trois mêmes espèces en les mettant en relation avec les autres taxons ayant une valeur écologique similaire, l’interprétation peut changer. Pour H. arcticus, on observe que les autres espèces périaquatiques suivent la même tendance : leur représentativité dans les échantillons fluctue de la même façon que pour H. arcticus. Ceci indique donc que dans les échantillons récents témoignent bien de conditions humides et de la proximité de sources d’eau, ce qui n’est pas le cas pour les sédiments provenant des contextes plus anciens 570 et 571. Pour N. aethiops, on n’associe aucun autre insecte aux quenouilles ni à d’autres plantes aquatiques et périaquatiques contrairement à certaines plantes comme le bleuet, les épilobes et la mousse, dressant le portrait d’une flore terrestre. N. aethiops ne représente donc pas l’environnement local dans l’échantillon à l’étude. C. ruficollis ruficollis par contre n’est pas le seul à se nourrir de bois dans les échantillons. On a identifié une quantité substantielle d’autres scolytes et il est plausible que du bois se soit trouvé dans la maison à cause de phénomènes naturels ou d’actions humaines.

Finalement, pour arriver à expliquer la présence d’un insecte dans la maison de tourbe, on s’intéresse à toute information provenant de la documentation entomologique. Dans le cas de H. arcticus, les rares spécimens collectés vivants et étudiés par les entomologistes suggèrent qu’ils vivent dans les environnements ouverts humides près des rives et autres sources d’eau (Smetana 1985 : 118). Des individus récoltés il y a quelques décennies ont été trouvés systématiquement près des rives de l’Océan Arctique, de la baie d’Hudson, de la baie James, de la baie d’Ungava, du détroit d’Hudson et de la mer du Labrador (Morgan 1989 : 1171). Tout indique que des sources d’eau soient nécessaires à la survie de l’insecte, mais on doute qu’elles aient pu se former à l’intérieur de la maison durant l’hiver ou que ces insectes aient pu entrer une fois les sols gelés. En été par contre, la forme de la maison abandonnée est idéale pour que l’eau s’accumule et cela peut expliquer la présence récurrente de cette espèce dans les assemblages.

L’écologie de N. aethiops ne change pas l’interprétation; on n’est pas en mesure de dire si sa présence est accidentelle ou si elle indique bien que des quenouilles sont à proximité et on ne peut pas l’attribuer à l’humain non plus. Pour C. ruficollis ruficollis, il est peu probable qu’une grande quantité de branches soit tombée naturellement dans la maison durant l’été sans une proximité immédiate d’arbres autour de la maison, ce que la fouille n’a pas relevé. Les Inuits ont probablement amené des branches dans la maison durant l’occupation à la fin de l’automne et à l’hiver, saisons durant lesquelles les insectes sont en dormance dans l’arbre et où il devient facile de les introduire dans la maison par inadvertance.

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En résumé, on peut penser que l’occupation humaine est sans incidence sur l’assemblage entomologique puisque les insectes occupent habituellement des niches écologiques naturelles, mais les paragraphes précédents ont prouvé qu’en considérant le nombre d’individus collectés, leur relation avec le reste de l’assemblage ainsi que leur écologie, il est possible de déceler une influence humaine dans les assemblages.

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