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Présence de calques et d’emprunts

4.1. Corpus parallèles vs corpus comparables

4.1.2 Présence de calques et d’emprunts

Selon la typologie de Vinay et Darbelnet (1958 : 47-52), désormais devenue classique, le « calque » désigne le fait d’« emprunte[r] à la langue étrangère le syntagme, mais [de] tradui[re] littéralement les éléments qui le composent ». Par extension, chez de nombreux auteurs, le calque désigne le transfert d’un procédé de construction, qui peut se situer à différents niveaux : on parle de calque syntaxique, sémantique (Chuquet et Paillard, 2004 : 223-224), morphologique (Di Spralo et al., 2010), morphosyntaxique, morpho-sémantique, etc.

À partir d’un vaste corpus de textes parallèles de l’Union européenne, Manuel Torrellas Castillo (2009) a consacré sa thèse à une analyse minutieuse des interférences linguistiques dans les textes espagnols de l’UE. Le recours à des corpus massifs (le JRC-Acquis) et l’utilisation d’outils de traitement de corpus parallèles tels qu’Alinéa lui ont permis d’identifier des phénomènes d’interférence assez ténus, difficilement repérables par un dépouillement manuel.

Dans une publication commune (Duchet et al., 2008), il mentionne de nombreux types d’interférences :

« emprunt lexical » (ibid. : 138) : p.ex. délocalisation = * deslocalización (avec glissement sémantique de localizar)

« emprunt de collocations » (ibid. : 139-140) : p. ex. prestataires de service = * prestatario de servicios (avec glissement sémantique de prestatario), indemnité journalière = ?indemnización diaria (au lieu de dieta, l’équivalent le plus conforme)« calques constructionnels » (ibid. : 141) : p. ex. susceptible de + V, comme dans

susceptible de provoquer → susceptibles de provocar, alors qu’en espagnol susceptible de doit en principe être suivi par un verbe de sens passif ou une nominalisation avec déterminant zéro (susceptible de recurso).

– « calques syntaxiques » (ibid. : 142) : syntagme prépositionnel vs gérondif en apposition : sur la base de = en base a, au lieu du gérondif en apposition basándose en plus idiomatique.

Dans le même article, Jean-Louis Duchet (ibid. : 144) signale un autre type de calque : permit + prédicat nominalisé en anglais (p. ex. permit the gradual implementation (…) ↔ permettre la mise en œuvre progressive (…)). Il note que cette construction est peu naturelle, quoique permise dans un registre étroitement spécialisé. Il y a bien calque, car on constate une différence de « degré de banalisation » entre les constructions anglaises et françaises, différence qui s’apparente à une dérive sémantique.

Outre ces interférences, ces corpus sont par ailleurs marqués par une certaine forme d’appauvrissement, lié au caractère répétitif des traductions :

L’état de langue que nous avons observé, très fortement marqué par l’activité des traducteurs, manifeste aussi une restriction des choix lexicaux (..). Cette tendance est confortée par l’effet des mémoires de traduction (…) qui peuvent imposer pendant une longue période une traduction exclusive aux dépens de traductions équipossibles, pouvant aller jusqu’à la fossilisation d’erreurs reprises par tous les utilisateurs d’une même mémoire.

Torrellas Castillo (2009 : 302) Il faut toutefois relativiser ces constats : les interférences identifiées manifestent des phénomènes ténus, « à bas bruit » dirait-on en médecine, inhérents au contact de langue dans un cadre professionnel spécialisé. Dans l’exercice de leur profession, l’exigence de qualité oblige les traducteurs de ce type de texte à remettre en question leurs choix et à s’assurer de l’idiomaticité du texte produit. Mais cette recherche d’idiomaticité est contrecarrée par la spécialisation du discours : or, les discours professionnels n’ont pas vocation à rechercher cette forme de « banalité » ou de « généralité » inhérente à l’idiome : bien au contraire, ils forgent des usages qui tendent à se démarquer – qu’il s’agisse d’affirmer une identité socio-professionnelle ou de se forger des termes clairement identifiés. Quand le contact de langue est inhérent à la profession, comme c’est le cas dans les institutions internationales comme l’UE, ou encore dans le monde des affaires, alors la convergence linguistique que l’on observe parfois (souvent très fortement marquée par l’anglais, quoique la situation soit plus nuancée en ce qui concerne l’UE, vu la forte influence du français) fait partie intégrante de ce qu’on peut définir comme un technolecte. Les usages spécialisés dans le monde des affaires et du commerce constituent une bonne illustration de ce type de convergence : la forte empreinte de l’anglais dans les échanges internationaux se manifeste par de nombreux calques et emprunts, par exemple dans la composition nominale, avec des termes tels que : communication produit, responsable produit, responsable marketing, service communication, business modèle, etc.

Comme le note Goffin (1994 : 642) parlant des écrits communautaires : « Par sa nature, ses origines, ses modes de formation et son fonctionnement, ce langage – auquel on peut conférer la dignité d’eurolecte – ne se démarque aucunement des règles qui gouvernent toute langue de spécialité. » L’exigence de convergence économique et politique, et la recherche de transparence des écrits officiels, explicitement formulée au sommet d’Edimbourg de 1992, font qu’il est parfois difficile de distinguer entre interférence traductionnelle et spécialisation du discours – comme dans les exemples précédents donnés par Torrellas Castillo (2009).

Au terme de cette longue discussion, nous réaffirmons que l’appréhension assez générale des linguistes vis-à-vis des textes traduits est injustifiée – voire irrationnelle. Rien ne permet d’écarter a priori un texte d’un corpus au prétexte qu’il s’agit d’une traduction, et qu’en tant que tel, on ne peut lui attribuer le caractère d’authenticité que tout autre texte, quelle qu’en soit la qualité, se voit attribuer spontanément. La traduction est une activité de communication comme toutes les autres activités langagières, et mérite en tant que telle d’être réintégrée dans le champ de la linguistique. Il existe de mauvaises traductions, tout comme il existe des textes mal rédigés, au regard des normes de l’écrit. Il existe des traductions émaillées de calques et d’interférence tout comme il existe des textes rédigés par des locuteurs non-natifs, ou dans des situations de contact linguistique telles qu’ils produiront spontanément quantité de calques ou d’interférences. Bref, un texte traduit n’est pas plus suspect que n’importe quel texte écrit de première main, surtout s’il est le fait d’un traducteur professionnel que l’on peut considérer à juste titre comme un expert de la langue cible (en principe sa langue maternelle).

On voit parfois la traduction, à tort, comme une opération de transcodage, visant à établir des équivalences entre des unités sources et cible : il s’agit peut-être là d’une réminiscence de lycéens – nous avons tous pratiqué la traduction naïvement, et en tant qu’apprenants. Dans cette perspective du transcodage, on ne peut nier, en effet le caractère artificiel du résultat. Mais comme l’écrit Rastier (2006) « la question de la traduction spécifie une question générale qui concerne non les rapports de langue à langue, mais les rapports de texte à texte, puisque tout texte en transforme d’autres : quels sont les rapports sémiotiques entre deux textes qui dérivent l’un de l’autre, qu’il s’agisse de réécriture créatrice, de commentaire ou de traduction ? » Traduire, c’est donc écrire un texte qui s’inscrit dans un corpus intertextuel, et qui participe au devenir de la langue : « En outre, en élargissant le corpus, [la traduction] fait évoluer la langue : le corpus des textes traduits s’intègre au corpus de la langue. » (Rastier 2006)