• Aucun résultat trouvé

3. CHAPITRE III

3.2. Le Grand Conseil des Cris et le développement d’alternatives à la Baie James

3.2.2. La posture de la Cour itinérante : le symposium et la tournée des villages

En mars 1987, Jean-Charles Coutu rejoint par téléphone John Hurley, avocat représentant le Grand Conseil des Cris, pour suggérer l’organisation d’une rencontre99. Le mois suivant, le juge

envoie à Abraham Bearskin, ainsi qu’à de nombreux autres intervenants de l’administration de la justice au Québec et au Canada, la Proposition de la Cour itinérante ainsi que le projet Novalinga- Tookalak de Povungnituk100. Dans la même optique, la Cour itinérante organise, de concert avec

Matthew Coon-Come et Eddie Diamond ainsi que le soutien financier du Secrétariat aux affaires

97 Ibid.

98 BAnQ (P277-S2-SS2-D2), Jean-Gilles Racicot, rapport d’activités de la Direction des services judiciaires de

l’Abitibi-Témiscamingue pour l’année judiciaire 1985-1986.

99 BAnQ (P277-S2-SS4-D13), Documents de Jean-Charles Coutu sur le Symposium Cris et Justice, 14 et 15 octobre

1987.

100 BAnQ (P277-S3-SS2-D4), Lettre de Jean-Charles Coutu présentant les propositions envoyées de manière globale,

c’est-à-dire à agents des services de probation en Alberta, Confédération des Premières nations, divers avocats, procureurs de la Couronne, juges de la Cour supérieure, Conseillers parajudiciaires autochtones, intervenants judiciaires des Territoires du Nord-Ouest, etc., le 2 avril 1987.

autochtones, un symposium sur La Justice et les Cris, tenu à Mistassini en octobre 1987. Celui-ci devient d’autant plus pertinent qu’on constate que les sentences rendues à la Baie James sont généralement plus sévères que celles octroyées à Val d’Or pour les délits de même type101.

Les documents du fonds P277 nous apprennent que, lors de la rencontre, les échanges portent principalement sur le cadre législatif canadien et québécois. Tous parlent de leur expérience et de leurs perceptions à cet égard. Pour trouver des solutions, quelques présentations sont données sur les systèmes complémentaires possibles d’administration de la justice à travers le monde, ceux disponibles au Québec et celui proposé par la GCCQ102. À cette occasion, quatre

demandes émanent des Cris. Ils revendiquent que les dispositions de la CBJNQ en matière de juges de paix soient respectées, que le système judiciaire tienne compte des coutumes traditionnelles cries et que l’administration judiciaire reconnaisse et aide à l’application des règlements administratifs votés par les communautés103.

Ces demandes obtiendront une réponse plus formelle à la suite des revendications de la Cour itinérante et du ministère de la Justice au Conseil du Trésor en avril 1988 – un évènement que nous aborderons subséquemment. Néanmoins, en ce qui concerne l’administration judiciaire, les initiatives et demandes des Cris semblent susciter l’intérêt et l’engagement de plusieurs membres de la Cour itinérante. En effet, au printemps 1988, une tournée globale des villages sera effectuée par le nouveau Comité de concertation Québec-Cri sur la justice et la police, formé par trois membres provenant du CCSSSBJ et trois membres rattachés à la Cour itinérante et au ministère de

101 BAnQ (P277-S2-SS4-D13), Jean-Gilles Racicot, Services judiciaires, « Sentencing in the Cree Community of

James Bay. A Comparison Exercise », septembre 1987.

102 Jacques Prégent, Synthesis of the General Models of “Justice System” in Native Communities (Occidental

Experiences), 31 août 1987.

la Justice104. L'objectif du Comité est de mettre sur pied des systèmes de justice adaptés aux choix

des communautés au cours de l'année 1989.

Pour ce faire, le Comité effectue une tournée des villages et des conseils de bande en mai et en juin 1988105. À cette occasion, Jacques Prégent, coordinateur des activités ministérielles en

milieu autochtone, présente les modèles occidentaux de systèmes de justice autochtones ayant cours au Groenland, aux États-Unis et ailleurs au Canada. Également, l’avocat Pierre Rousseau explique les différents systèmes complémentaires de justice, et plus spécifiquement le comité de justice local tel que conçu par le Conseil communautaire de Povungnituk, mais aussi le comité de justice avec juge de paix, l’alternative de la médiation et le comité de déjudiciarisation de la Cour itinérante. Quant à lui, Abraham Bearskin expose la proposition du Conseil de la jeunesse du Grand Conseil des Cris. Les membres du Comité recueillent ensuite les commentaires des Conseils de bande. Plusieurs griefs concernent les activités de la Cour itinérante, notamment l’inadaptation des sentences et le manque de considération de la Cour. Le compte rendu du Comité nous apprend que, bien que les communautés cries semblent « heureuses de recevoir de l’information et des explications », elles « expriment les mêmes récriminations qu’il y a dix ans »106. Néanmoins, ces

faits semblent indiquer que plusieurs fonctionnaires rattachés à la Cour itinérante sont ouverts à une autonomisation des mécanismes judiciaires en contexte cri.

104 M. Abraham Bearskin, Conseil cri de la santé et des services sociaux, Me François Robert, Administration régionale

crie; Me Deborah Hawken, (absente à Whapmagoostui); Me Jacques Prégent, Coordinateur des activités ministérielles en milieu autochtone; Me Pierre Rousseau, Direction générale des services judiciaires; Mme Louise Séguin, Cour itinérante (absente à Whapmagoostui). Voir : BAnQ (P277-S2-SS1-SSS3-D1), Compte rendu de réunion de la Cree- Qc Task Force on justice and police, « La justice en milieu cri. Tournée des villages mai-juin 1988 », 3 juin 1988.

105 Ibid.

106 BAnQ (P277-S2-SS1-SSS3-D1), Compte rendu de réunion de la Cree-Qc Task Force on justice and police, « La

En dépit du dialogue, les tensions augmentent : plusieurs conseils de bande jugent que les insatisfactions à l’endroit du système judiciaire sont de plus en plus intolérables et néfastes pour la communauté107. Par exemple, en juin 1988, après que la Cour itinérante ait refusé de visiter les

villages de Nemaska, Waswanipi et Mistassini sous le motif qu’elle manquait de ressources humaines, le conseil de bande envoie une missive au ministère de la Justice :

In this day and age, we find it deplorable that we should be subjected to such a system. We are, in fact, leading our young people ‘into the lion’s den’, when we know that they will likely get into more trouble when they head down south to Amos for their appearances, providing they are able to. We have, for the past two years, attempted to get additional qualified assistance through the Solicitor-general’s office for our lone local constables who cannot be on duty 24 hours a day. We had, at one time, proposed a ‘job-sharing’ arrangement involving two local constables for the price of one, even that was rejected. Under this new system, we could end up without a local constable in the community for a minimum of 3 days whenever the court is in session in Matagami or Amos, since he would probably need to be present in all cases. Instead of gradually improving the Justice system at the local level, it appears we are moving backwards108.

La situation étant jugée inacceptable, les représentants cris entament un projet de justice autonome en juin 1989. Le conseiller juridique pour le GCCQ, Deborah Hawkens, dépose une proposition de réforme qui représente « the formal Cree response to the inadequate and inappropriate system of justice which has been administered in the Cree territory since 1974 as well as the failure by the provincial and federal governments to implement the obligations set out in section 18 of the Agreement »109. Il est proposé de mettre sur pied un comité de médiation ainsi que des cours locales

et régionales de justice, elles-mêmes composées de trois juges de paix cris sélectionnés par un

107 BAnQ (P277-S3-SS2-D1), Lettre de John Murdoch du Conseil de bande de Waskaganish à Jean-Charles Coutu, le

14 octobre 1987 ; John Murdoch, « Implementation of Justice in Waskaganish », 15 décembre 1987; Conseil de bande de Waskaganish, Résolution 87-88-110, 8 février 1988.

108 BAnQ (P277-S3-SS7-D2), Lettre de George Wapachee, chef du Conseil de bande de Nemaska, à Gil Rémillard,

ministre de la Justice, le 27 juin 1988.

109 BAnQ (P277-S2-SS1-SSS3-D8), Deborah Hawken, « A Cree System of Justice. The report of the Cree Regional

Comité de justice cri indépendant. Le juge Coutu soutient ces démarches qui sont d’ailleurs, selon lui, similaires au modèle de justice groenlandais110.

Retenons donc que, entre 1984 et 1989, bien que les moyens manquent, les Cris développent de nombreuses initiatives visant à répondre à leurs besoins tout en présentant leurs doléances au ministère de la Justice111. De leur côté, certains membres de l’administration judiciaire tentent

d’établir une plus grande concertation avec les autorités régionales et locales. Comme pour Povungnituk, la question de l’autonomisation des mécanismes judiciaires est controversée au sein du fonctionnariat. Néanmoins, certains membres de la Cour itinérante veulent contribuer à l’aménagement d’un dialogue avec les communautés, tel que l’indique leur participation au symposium de 1987 puis à la tournée des villages en 1988. Cette ouverture est importante : le contact avec les autorités autochtones incite probablement la Cour à porter ses revendications devant l’administration du premier ministre Robert Bourassa – un cabinet qui reste peu ouvert à la « question autochtone » au Québec dans le contexte du développement de Grande-Baleine112.

3.3. Les revendications de la Cour itinérante