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3. CHAPITRE III

3.1.5. Les négociations n’aboutissent pas

Basée sur quelques documents écrits et un large corpus d’entrevues réalisées avec les Inuit de Povungnituk et les magistrats de la Cour itinérante, l’étude de Bouchard et Pelletier, deux anthropologues de la firme indépendante Social Science, Development, Cutural Change (ssDcc), est déposée en août 1986 au ministère de la Justice. Elle constitue la première analyse scientifique approfondie examinant les enjeux de l’administration de la justice au Nord-du-Québec dans une perspective historique, anthropologique et sociologique.

68 Ibid.

69 Ibid.

70 Mylène Jaccoud, op. cit.

Selon l’étude, la volonté d’innover en matière de justice au nord du 50e parallèle, bien que

réelle, est restée inféconde. Cette situation s’expliquerait par l’absence de deux éléments : d’une part, la volonté politique du Québec de reconnaître sa propre nordicité ainsi que la spécificité des communautés inuit; d’autre part, la prise de conscience par les Inuit du fait que la crise sociale qu’ils traversent ne peut pas être résolue qu’avec des moyens extérieurs exclusivement juridiques et répressifs. Les anthropologues encouragent les Inuit à mettre sur pied leurs propres initiatives en matière de régulation sociale – et ce, sans pour autant « folkloriser » leurs interventions et les limiter aux systèmes traditionnels de résolution des conflits72. Ainsi, l’étude exprime « la

conviction profonde que la seule solution viable sera celle que les Inuit inventeront eux-mêmes » et qui serait mise en œuvre « de concert avec des spécialistes, des juristes et des intervenants extérieurs à leur communauté »73. En effet, selon Bouchard et Pelletier, une « nécessaire

concertation » entre les Inuit et les membres de l’administration judiciaire permettrait d’intégrer les Inuit dans le cadre de la justice canadienne. L’objectif est d’« éviter les pièges de la simplification et les vertiges de la bonne volonté »74. Les anthropologues entendent par-là que :

Il serait en effet regrettable de créer une réserve juridique, un isolat, une réduction, une exception, une sorte d’anachronisme venant confirmer non plus la spécificité inuit mais bien sa marginalité. Quelle que soit la perspective politique adoptée ou le mode de lecture retenu pour interpréter la réalité, les communautés inuit s’inscrivent de plain-pied dans un environnement global qu’ils ne peuvent plus ignorer. Cependant, il serait tout aussi dommageable de continuer à imposer sans distinction, sans réflexion originale, une logique juridique qui ne convient pas intégralement aux conditions sociales et culturelles du Nord d’aujourd’hui75.

Dans cette optique, le rapport Bouchard-Pelletier recommande la signature d’une entente temporaire et renouvelable entre Povungnituk, le Sapuulutait et le ministère de la Justice

72 Serge Bouchard et Clotilde Pelletier, loc. cit. 73 Ibid., p. 3.

74 Ibid.

reconnaissant aux Inuit des capacités d’agir expérimentalement en matière de justice et en leur accordant les ressources financières et humaines nécessaires à cette fin. Finalement, Serge Bouchard et Clotilde Pelletier soulignent que la priorité doit être donnée à la mise sur pied de formations permanentes pour les officiers de justice québécois concernant les réalités nordiques et, de même, une formation pour les Inuit sur les principes et fondements du système juridique canadien. En somme, le rapport demande au ministère de traiter la question de la justice en milieu autochtone comme une question politique s’insérant dans un contexte historique et socioculturel particulier. Bien que peu de documents attestent de la réception du rapport, il semble que celui-ci soit bien reçu par les Inuit et par le juge Jean-Charles Coutu76.

En fait, le Conseil de Povungnituk souligne son approbation lors du dépôt de sa seconde proposition, en juin 1987. Rédigée au moment où le Nunavik mène des négociations pour établir un gouvernement régional, cette seconde version du projet de comité de justice réitère les revendications de 1986, en insistant cette fois davantage sur l’indépendance que devrait avoir le comité de justice local vis-à-vis de la Couronne. Le Conseil considère que le système judiciaire fut imposé :

Dès que la Cour itinérante commença ses voyages dans le Nord, les lois canadiennes du Sud furent introduites. Ces lois n’étaient ni comprises ni reconnus par les Inuit et leur furent imposées sans consultation, sans éducation ou formation sur ces questions77.

Mais malgré quelques réunions entre la communauté de Povungnituk et les membres de la Cour itinérante, le projet de comité de justice ne fait pas l’objet d’une entende formelle avant la fin de l’année 198878. Il est possible que la procédure soit notamment ralentie du fait que Povungnituk

76 BAnQ (P277-S3-SS2-D4), Lettre de Jean-Charles Coutu à diverses personnes, 2 avril 1987.

77 Traduction de Mylène Jaccoud. Centre communautaire de Povungnituk, 1987, p. 2 ; cité dans Mylène Jaccoud,

Justice blanche au Nunavik, p. 145.

78 BAnQ (P277-S3-SS1-D6), Compte rendu de réunion du comité de concertation de la Cour itinérante, 8 janvier 1988 ;

BAnQ (P277-S3-SS3-D2), Conseil communautaire de Povungnituk, résolution du 8 janvier 1988; Pierre Rousseau, « Services judiciaires en milieu autochtone. Comité de justice Povungnituk », document de travail, février 1988 ; Lettre

n’a pas reçu le soutien de l’Administration régionale Kativik dans ses revendications, le gouvernement inuit considérant que l’enjeu de la justice devait être géré de manière régionale et uniforme au sein du Nunavik79. Quant aux membres de la Cour itinérante, ils se disent dans

l’impossibilité de trancher sur cette question sans une modification des pouvoirs du procureur général. En 1991, Jean-Charles Coutu reviendra sur cette question :

[…] nous nous sommes aperçus qu’il était difficile d’en venir à une entente avec le « Sapuulutait », puisque le ministère de la Justice n’avait pas encore déterminé de façon précise les pouvoirs qu’il était prêt à céder ou à partager. Par exemple : le « Sapuulutait » était d’avis que c’était le comité de justice qui devait décider quels seraient les cas déjudiciarisés ou judiciarisés. Accéder à cette demande, c’était accepter que le procureur général renonce à son pouvoir d’intenter des procédures, ce que nous ne pouvions sûrement pas décider nous-mêmes80.

Face à cet obstacle, les négociations locales n’aboutissent pas. Ce n’est que le 14 décembre 1989, lors du dépôt d’un projet de Constitution auprès du gouvernement québécois, que le Nunavik suggère la mise en place de tribunaux locaux et régionaux parallèles au système judiciaire existant81. En cela, les propositions du comité constitutionnel rejoignent le projet

déposé par le sous-ministre de la Justice du Québec, Freddy Henderson, en juin 198982. Nous y

reviendrons.

Parce que confronté à un contexte politique défavorable et à des contraintes législatives et structurelles, le projet de comité de justice initié par Povungnituk n’est pas reconnu officiellement par le système judiciaire au cours de la décennie. Néanmoins, nous croyons que

de Jean-Charles Coutu à Yvon Mercier et Albert Gobeil sur la tenue d’une réunion avec Povungnituk, 19 février 1988 ; BAnQ (P277-S3-SS2-D2), Compte rendu de réunion du Sappulutait avec la Cour itinérante, 26 au 28 avril 1988.

79 BAnQ (P277-S3-SS2-S2), Compte rendu de la rencontre de Inuit Advisory Committee on Justice Matters et le

ministère de la Justice, 4 mai 1988.

80 BAnQ (S2-SS3-SSS3-D18), Jean-Charles Coutu, « L’administration de la justice par les Autochtones, Allocution

présentée à la journée Henri-Capitant », Journée de rencontre de l’Association Henri Capitant, Université de Montréal, 12 avril 1991, p. 29.

81 Comité constitutionnel du Nunavik, Constitution du Nunavik, 15 décembre 1989, p. 24. 82 Mylène Jaccoud, op. cit., p. 149.

les négociations initiées par Povungnituk permirent à l’administration judiciaire de prendre davantage conscience des enjeux politiques rattachés à la réforme du système judiciaire. En cela, nous considérons que la négociation avec Povungnituk doit être liée à celle que mènent le GCCQ et l’Administration régionale crie (ARC).

3.2. Le Grand Conseil des Cris et le développement d’alternatives à la Baie James