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« Understanding people’s experiences may lead to acceptance, accommodation and appropriate support» (Donnellan et al., 2013, p. 9).

La posture dialogique commune aux deux études qualitatives n’a pas été sans effet sur notre chemin de thèse (Bourdages, 1996). Elle nous a aidé à positionner nos choix théoriques. Nous avons pris la mesure des liens inévitables dans la recherche entre la première, la seconde et la troisième personne (Vermersch, 2014). Pour mieux l’expliciter et en guise de remerciement aux enfants qui nous ont fait confiance et qui nous ont parlé d’eux, nous avons choisi de présenter ci-dessous, à la première personne, en guise d’exemple, une partie de notre cheminement réflexif32. Ce cheminement est partie intégrante

des méthodologies qualitatives que nous avons choisies.

Dans le cadre de cette thèse, proposer un protocole de recherche, appliquer ce protocole, interpréter les résultats obtenus, proposer des pistes d’intervention éducative a demandé de faire appel à des connaissances tant du monde ordinaire que du monde de l’autisme. En effet, les connaissances du monde ordinaire sont infiniment plus importantes que celles concernant le TSA. Mon mode cognitif, mon appartenance au monde ordinaire me semblaient rendre plus difficile l’accès aux clés de compréhension pertinentes de la réalité du TSA. J’ai donc cherché à chaque étape à prendre en considération le regard des personnes concernées, tout d’abord par une étude bibliographique différenciée du trouble de l’autisme et du monde ordinaire, puis en tentant de construire un espace de

rencontre des modes de pensée par la conduite d’études qualitatives33.

J’ai choisi pour ces deux études une approche phénoménologique car l’examen phénoménologique

consiste à « donner la parole avant de la prendre soi-même34 ». Il s’agit pour le chercheur d’oublier les

hypothèses a priori pour porter un regard neutre (dans le mesure du possible) sur les expériences

vécues par les sujets d’étude qui détiennent, seuls, « les clés de leur monde 35 ». Dans les deux études,

j’ai choisi de ne pas me restreindre à une observation des sujets, mais à vivre une expérience avec eux (dégustations avec Lamia, dialogue autour de l’odeur lors de la familiarisation olfactive). Cette façon de procéder m’a permis de vivre de l’intérieur la construction du phénomène et de ressentir par exemple les dégoûts de Lamia, l’attraction exercée par les détails sensoriels lors des dégustations ou l’importance des intérêts particuliers dans la vie des enfants.

32 Ce chemin réflexif a été partiellement réalisé et écrit à travers les différents travaux exigés dans le cadre du CAS

en recueil de récit de vie proposé par le service de formation continue de l’Université de Fribourg et suivi en parallèle de cette thèse. Le texte présenté dans cette postface a été repris et adapté du travail de certification non publié.

33 Comme l’affirme Jean-François Malherbe (Malherbe, 2003. p.114), « l’incommunicabilité entre deux allocutaires

qui ne jouent pas le même jeu de langage est, en principe du moins toujours surmontable s’ils se mettent à construire un nouveau jeu de langage, éventuellement à partir d’emprunts à leurs jeux respectifs, et à le pratiquer ensemble ».

34 Paillé & Mucchielli, 2016, p. 145. 35 Paillé & Mucchielli, 2016, p. 145.

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Au fur et à mesure des recueils et de leur analyse, j’ai pu mieux définir mon rôle d’experte qui utilise ses savoirs scientifiques tant pour comprendre les mécanismes que pour permettre l’acquisition de

nouveaux savoirs, apportant ainsi ma part à la co-construction36. Adopter une posture dialogique m’a

demandé de vivre la relation, sans porter attention à ce qui n’était pas présent, mais au contraire d’investir ce qui était présent, de me positionner comme sujet pour alimenter la relation ; et encore d’interroger les modalités instaurant la relation.

En redonnant aux enfants le rôle d’experts, d’experts de leur propre alimentation ou de leur sensorialité, je suis devenue l’apprenante qui enrichit sa pratique par le recueil du récit de l’autre ou des autres, récit qui est devenu une partie de ma propre histoire. Ma posture s’est façonnée peu à peu

et a gagné en sens37. Recueillir un récit, c’est accompagner l’émergence d’une histoire, c’est accepter

ne pas savoir à l’avance quelle en sera l’intrigue. Recueillir ce qui prend place dans la relation, sans attente préalable, en se laissant porter par les méandres du récit demande et permet l’émergence de

savoirs surprenants38.

En analysant comment Lamia donne du sens à son alimentation par le recours à un monde imaginaire, j’ai compris, au-delà de ce que j’imaginais possible tant cette hypothèse est éloignée de mon mode de

pensée, l’importance de son intérêt envahissant pour les mangas39. Pour l’instant, Lamia puise du sens

dans ce monde imaginaire qu’elle investit aujourd’hui intensivement, ce sens qui lui permet de se distancier du monde sensoriel intense qui la happe et la tient trop souvent prisonnière.

Quand Lamia a relu mes textes, le passage qui dit que le monde imaginaire donne sens à son alimentation l’a fortement interpellée. Elle me dit qu’elle fait de même dans d’autres domaines de sa vie, pas seulement dans l’alimentation. Ce fut un moment très émouvant pour moi. J’ai vu Lamia s’approprier l’histoire pour la compléter, parce qu’elle faisait sens pour elle, parce qu’elle faisait sens pour moi. Cette passion des mangas qui n’est pas facile à gérer, qui est difficile à comprendre, prend soudain une autre dimension tant pour Lamia que pour moi. Les choses sont posées, elles sont

36 De Gaulejac se référant à Deverneux (2008, p. 296-297) explique que « c’est par l’investigation de la relation du

chercheur à son objet que l’on accède à l’objet lui-même ».

37 « Construisant du sens par rapport à nous-mêmes, construisant du sens par rapport à l’autre, nous élargissons

notre capacité herméneutique, nous complexifions notre modèle d’intelligibilité » (Delory-Momberger, 2002, p. 283).

38 « … la mise à jour par le sujet de savoirs “insus” qui sont les siens et qui restent en friche, ou du moins sous-

utilisés – parce qu’il sont méconnus de lui – […] » (Lainé, 2004, p. 102).

39 Quand Lamia parle de ses journées, elle dit qu’elle ne fait rien, qu’elle reste à la maison, que « c’est tout le temps

le week-end techniquement ». D’un autre côté, elle dit être suroccupée. Elle passe son temps à assouvir sa passion des mangas et des collections. Elle regarde des mangas animés qui mettent en scène les personnages dont elle collectionne les figurines, elle recherche ces figurines sur internet, elle joue à des jeux vidéo, elle imagine des scénarios dont elle espère faire un livre, un jour. Elle est partagée entre ses passions qui lui prennent tout son temps et le fait que la société attend autre chose d’elle, en particulier l’apprentissage d’un métier. Elle est consciente que ses occupations ne sont pas celles qui sont attendues chez une adolescente de son âge.

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partagées. Il est possible de passer à autre chose40. Elle me dit qu’elle aimerait bien continuer la

démarche d’accompagnement avec moi pour pouvoir approfondir, entre autres cette notion du sens. Elle qui refuse toute aide habituellement demande à être accompagnée parce que peu à peu, nous

avons affirmé notre subjectivité dans la relation41 et que nous nous sommes reconnues l’une l’autre

capables42 de trouver ensemble des réponses à nos questions pour de nouvelles perceptives43. J’ai pris

la mesure des enjeux du « je ».

En marge de l’acte de manger, Lamia a raconté aussi sa quête d’autonomie dans toutes les facettes

de sa vie44. En conduisant Lamia à user de son autonomie, je me suis autorisée à exercer la mienne45.

40 « Ce travail de conscientisation de ces savoirs trop souvent délaissés car jugés non conformes aux attentes

sociales peut alors avoir une portée émancipatrice pour le sujet » (Niewiadomski, 2012, p.37).

41 « L’intersubjectvité […] c’est prendre part à une action conjointe de constitution d’un monde unique, qui soit

monde pour plusieurs » (Berthoz & Petit, 2016, p. 243).

42 « capable[s] de (ce qui implique : libre de ne pas vouloir) constituer […] un monde commun » (Id., 2016, p. 243) 43 Ce recueil nous a permis « de passer du statut d’objet à celui de sujet de leur [notre] histoire, et d’acquérir ainsi

la conviction qu’ils peuvent [nous pouvons] changer quelque chose à leur [notre] vie à venir » (Lainé, 2004, p. 168).

44 « Cultiver l’autonomie de l’autre, c’est reconnaître sa présence, sa différence et notre équivalence […] »

(Malherbe, 1994, p. 174).

45 « Un être humain qui a pris conscience de ce qu’il est dans son humanité cultive l’autonomie d’autrui et la sienne

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