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8 Discussion, perspectives et conclusion

8.1 Des propriétés visuelles à l’appréciation d’un aliment

La façon dont l’enfant capture les informations sensorielles est déterminante car elle permet d’induire les mécanismes d’activation et d’intégration des traces mnésiques et conduit à évaluer, entre autres, si l’aliment est connu ou pas. Cette exploration visuelle moins différenciée selon la complexité des stimuli chez les enfants avec un TSA corrobore l’hypothèse du modèle du surfonctionnement perceptuel (Mottron et al., 2006a, 2006b) à savoir que chez les enfants avec un TSA, le traitement local (bottom-up – expérience sensorielle directe) des informations visuelles est préféré (par défaut) et moins soumis à la régulation par un traitement descendant (top-down – guidé par les concepts) (Hadjikhani et al., 2004; Müller & Nussbeck, 2008; Ropar & Mitchell, 2002).

Ce résultat pourrait signifier que les nuances ou les irrégularités visuelles (couleurs, taille, surfaces…) portées par les aliments attirent l’attention des enfants avec un TSA et les amènent à capturer un nombre important de composantes sensorielles. Ces nombreuses composantes pourraient rendre difficile l’activation de traces mémorisées analogues aux composantes trouvées dans l’aliment qui conduiraient à une connaissance catégorielle. Ce faisant, le processus d’évaluation de la familiarité et corollairement de la valence hédonique est ralenti. Il pourrait aboutir à une non-reconnaissance de l’aliment et/ou à l’attribution d’une valence hédonique négative, et de ce fait au rejet de l’aliment par l’enfant comme cela est le cas chez les enfants au DT (Cooke, 2007; Dovey et al., 2008; Lafraire, Rioux, Giboreau, et al., 2016).

Nos résultats illustrent les observations réalisées dans d’autres domaines que l’alimentation pour les modalités visuelle (Cléry et al., 2013) et auditive (Gomot et al., 2011; Gomot, Giard, Adrien, Barthelemy, & Bruneau, 2002). Dans ces études, les personnes avec un TSA semblent diriger leur attention de façon atypique vers de petits changements inattendus et faire montre d’une forme d’hyperréactivité à la nouveauté. Une variante de ce phénomène est donnée par Lamia (étude 3b) quand elle dit qu’elle aime le cervelas, mais qu’elle ne doit pas le déguster. « Je ne dois jamais faire ça. Par exemple le cervelas je déteste le goût. Si j’analyse beurk. Le cervelas je mange comme ça. Si je commence à manger lentement et à analyser, c’est dégueulasse ».

Chez les enfants au DT, les composantes sensorielles extraites activent très vite des traces mémorisées favorisant ainsi l’émergence de connaissances catégorielles (carottes, petits pois, haricots…). L’aliment devient complexe s’il contient deux catégories d’aliments et non s’il contient des nuances sensorielles. Aldridge et al. (2009) relèvent que les catégories visuelles (ou les catégories nominales s’y référant) créées par les enfants au DT à propos des aliments impactent leur volonté d’y goûter.

L’émergence de connaissances catégorielles simplifie la réalité et lui donne une signification (Bornstein & Arterberry, 2010; Brosch et al., 2010). Rioux, Picard et Lafraire (2016) ont mesuré récemment une corrélation entre la capacité de catégorisation visuelle (mesurée dans cette étude comme la capacité à classer des photos de fruits et légumes dans des catégories fruits et légumes) et le rejet des aliments chez des enfants au DT de deux à six ans. Dans cette tranche d’âge, les enfants ne disposent pas tous

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des mêmes capacités de catégorisation visuelle. Moins les enfants ont développé des capacités de catégorisation, plus ils sont sélectifs.

Dans le domaine du TSA, plusieurs études montrent que les enfants avec un TSA sont capables de catégoriser, mais que les traitements (category processing) qu’ils utilisent pourraient être différents de ceux utilisés par les enfants au DT (Bean Ellawadi, Fein, & Naigles, 2017; Gastgeb, Strauss, & Minshew, 2006; Molesworth, Bowler, & Hampton, 2005; Mottron et al., 2006a). Une meilleure connaissance de la façon dont les enfants avec un TSA procèdent pour catégoriser les stimuli sensoriels permettrait de mieux les aider à appréhender le monde alimentaire.

L’oculométrie nous semble particulièrement intéressante pour atteindre cet objectif. Cette technique a fait ses preuves comme mesure conduisant à la compréhension des mécanismes de catégorisation à travers les processus attentionnels (Lai et al., 2013; McMurray & Aslin, 2004; Rehder & Hoffman, 2005). Non invasive, elle ne nécessite que peu d’instructions verbales et ne demande pas non plus de réponse verbale de la part de l’enfant. Cette technique a déjà été fréquemment utilisée auprès des enfants avec un TSA (Sasson & Elison, 2012). Notre protocole a été accepté par tous les enfants ne moyennant que de faibles aménagements. Elle permet ainsi une comparaison directe avec les enfants avec un DT sans craindre trop de biais liés à la compréhension des tâches à réaliser.

Un autre aspect de notre étude important à relever est le facteur temps. Nous avons montré que les enfants avec un DT exploraient moins longtemps les stimuli simples que multiples avant de donner leur appréciation alors que les enfants avec un TSA avaient besoin d’autant de temps pour les deux types de stimuli. Dans une étude sur la catégorisation, Gastgeb et al. (2006) ont présenté des images d’objets plus ou moins typiques des catégories « chiens, chats, divan ou chaises ». Ils ont investigué l’impact de la typicité des objets sur l’exactitude de classement (mesure de la structure des catégories) et sur le temps de réaction (mesure des processus de catégorisation) de personnes avec un TSA (enfants d’âge scolaire, adolescents et adultes) en comparaison avec des individus au DT appariés. Les personnes avec un TSA montrent des performances similaires quant à l’exactitude, mais ont un temps de réaction plus lent pour évaluer les stimuli atypiques.

Dans l’étude 3, nous avons observé qu’il fallait du temps aux enfants pour pouvoir créer une relation et l’investir pour finalement réaliser la tâche demandée. Durant les tests olfactifs (à T0 et T1) et le choix alimentaire, les enfants ont eu besoin de temps pour pouvoir réaliser la tâche. Nous citerons comme exemple le cas de Léna, 6 ans, qui a attendu plus de trois minutes avec la chips qu’elle avait désignée lors du choix alimentaire dans la main avant de la mettre en bouche et de commencer à la manger ; puis elle a eu besoin de quatre nouvelles minutes pour la finir avant d’en prendre une deuxième. À signaler qu’elle avait procédé de la même façon lors du choix alimentaire proposé durant l’ADOS et qu’elle n’avait au final mangé qu’un seul des deux aliments à sa disposition permettant de supposer que ce temps long lui était nécessaire pour effectuer un choix.

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Pour Lamia aussi (étude 3b), le temps joue un rôle important tant dans le jugement d’appréciation de certains aliments (qui ne doit pas être trop long) que dans sa vie en général où elle semble avoir arrêté le temps social car elle n’arrive pas à se décider à entrer dans le monde dit ordinaire.

Nos observations montrent ainsi l’importance d’être attentifs à la gestion du temps lors de la conception de protocoles expérimentaux et lors d’interventions éducatives. Le temps ordinaire n’est pas nécessairement le temps des personnes avec un TSA.

Nos observations demandent aussi à être répétées auprès d’un plus grand nombre d’enfants avec des stimuli diversifiés (par exemple, aliments inconnus, diversité sensorielle et nutritionnelle, concurrence entre stimuli de modalités différentes comme la présence d’un stimulus olfactif lors de la présentation d’images d’aliments…) pour mieux comprendre l’exploration visuelle des situations alimentaires et identifier les saillances potentielles (tant sensorielles qu’émotionnelles) qui pourraient aider au détachement du monde physique et favoriser le recours à la mémoire et l’émergence de connaissances catégorielles.

Elles montrent aussi l’importance dans la pratique de porter attention à la façon dont les aliments sont présentés aux enfants tant d’un point de vue perceptif (séparer les aliments, choisir des présentations visuellement le plus simples possible…) que d’un point de vue du contexte émotionnel afin d’éviter de générer chez l’enfant des émotions négatives supplémentaires.

L’enseignement tiré du récit de Lamia appelle aussi à la prudence quant à l’application littérale de méthodes d’éducation à l’alimentation issues du monde ordinaire. Par exemple, la découverte sensorielle (attention aux propriétés sensorielles) des aliments est un outil largement proposé pour accompagner la construction alimentaire chez l’enfant au DT tant dans la littérature scientifique (Dazeley & Houston-Price, 2015; Mustonen, Rantanen, & Tuorila, 2009; Mustonen & Tuorila, 2010; Reverdy, Chesnel, Schlich, Köster, & Lange, 2008; Reverdy, Schlich, Köster, Ginon, & Lange, 2010) qu’en promotion de la santé (cf. par ex. http://sapere-asso.fr/fr/). Or, pour Lamia, dans l’exemple du cervelas, une attention trop grande aux propriétés sensorielles d’un aliment rend plus difficile l’accès à la mémoire et aux traces qui lui permettent de l’aimer. Des méthodes d’attention sensorielle ne lui seraient pas d’une grande utilité, voire pourraient être contre-productives si elles sont utilisées telles quelles. Ainsi, les particularités sensorielles des enfants avec un TSA devraient être systématiquement prises en compte pour adapter les activités à leur mode cognitif propre.