• Aucun résultat trouvé

POSITIONNEMENT EPISTEMOLOGIQUE ET CHOIX METHODOLOGIQUES

CHAPITRE 4 : CADRE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE DE L’ETUD

4.2. METHODOLOGIE DE L’ETUDE

4.2.1. POSITIONNEMENT EPISTEMOLOGIQUE ET CHOIX METHODOLOGIQUES

Au regard de sa conception, ce projet de recherche revêt certaines particularités à clarifier. Cela passe par la présentation de la logique épistémologique qui le fonde.

4.2.1.1 UN PARADIGME EPISTEMOLOGIQUE REALISTE CRITIQUE

L’objet de cette recherche se positionne dans le paradigme épistémologique réaliste critique. Selon Smith (2006) et Riopel (2009)1, ce paradigme représente une alternative post-positiviste au positivisme logique et même aux constructivismes. Cela revient en fait à le placer à mi-chemin entre ces deux courants d’extrémité.

Par rapport au positivisme logique, le réalisme critique prend ses distances d’un absolutisme cartésien. En fait, le positivisme logique est le modèle par excellence des sciences de la nature. Il « repose sur le postulat selon lequel une connaissance scientifique est une connaissance vérifiée au travers du recours à la méthode expérimentale » (Gavard-Perret et al., 2012, p. 18). Dans ce modèle de science, la

80 recherche porte sur des objets « naturels » et vise la découverte de relations linéaires de causalité entre événements, objets ou phénomènes, de sorte à pouvoir établir des lois générales. Ainsi, le seul réel à prendre pour scientifique serait celui observable et indépendant du sujet observant. Le réalisme, quant à lui, ne rejette pas en bloc les principes de ce courant traditionnel, mais considère en particulier que « les entités non observables, intangibles, associées à une théorie présentent autant d’intérêt pour la science que des entités observables, tangibles » (Gavard-Perret et al., 2012, p. 31). Cette partie profonde du réel est donc soumise à l’imagination critique du chercheur qui travaille à la faire émerger.

Cette considération semble mieux convenir aux sciences de l’artifice en général (Simon, 1969, 1981 ;1996)1, et en l’occurrence aux sciences de gestion. En sciences de gestion, la réalité est soumise, non pas aux lois de la nature, mais plutôt à un imaginaire dicté par l’atteinte d’objectifs institutionnels et organisationnels. Elle est également soumise aux représentations en présence dans un contexte d’action (Avenier, 2010). Par exemple, la pratique de la rémunération comporte une partie tangible qui est la paie, sa valeur, son rythme de progression, etc. Mais la rémunération comporte également une partie intangible, à savoir par exemple les logiques décisionnelles qui conduisent à fixer un salaire. Une démarche scientifique appropriée supposerait donc de pénétrer dans le domaine profond de ces logiques décisionnelles. Le phénomène gestionnaire, parce qu’il est porté par les hommes et leurs choix instrumentaux, exige ainsi un glissement épistémologique par rapport au positivisme logique. Ce glissement tend souvent vers un choix relativiste porté par les théories du constructivisme mais ces dernières diffèrent encore du réalisme critique à bien des égards.

81 Par rapport au constructivisme, le réalisme critique se distingue en s’éloignant du relativisme extrême. Selon les constructivistes en général, le réel n’existe pas en soi ; il n’existe que des flux d’expériences humaines (von Glasersfeld, 1988, 2001 ; Le Moigne, 1995, 2001)1. Le réel serait donc relatif et socialement construit (Sandberg, 2005 ; Yanow, 2006 ; Guba et Lincoln, 1989 ; 1998)2.. Si ce postulat épistémologique se prête à bien des objets de recherche en gestion, certaines considérations nous en dissuadent ici.

Premièrement, le phénomène étudié dans le cadre de ce mémoire s’étend volontairement à une échelle provinciale d’observation, et donc à une large population cible. Cela induit un cadre statistique exigeant une distance de neutralité entre le sujet observant et l’objet. Bien sûr, cette distance ne devrait pas être confondue avec celle des positivistes ou des réalistes scientifiques ; elle autorise plutôt une mise à l’épreuve rigoureuse du réel profond, sans s’insérer dans un corps social (comme dans le cas des études de cas largement préconisées par les constructivistes). Pour nous, le phénomène étudié existe en lui, quoique sous des formes diverses et complexes, avant d’être socialement modulé, ce qui rejoint l’hypothèse fondatrice du paradigme réaliste critique. Notre sujet pourrait donc être inscrit dans ce paradigme.

4.2.1.2 INSCRIPTION DU SUJET DANS LE PARADIGME REALISTE CRITIQUE

Les variables d’intérêt de notre recherche, ainsi que leur mise en relation, s’articulent bien dans le schéma de l’hypothèse ontologique fondatrice du paradigme réaliste. Selon Bhaskar (1998a) qui a formulé cette hypothèse, le réel existe dans une structure triple : le réel empirique, le réel actualisé et le réel profond. D’après la reformulation de Gavard-Perret et al. (2012),

1 Ibid 2 ibid.

82 le réel profond désigne le domaine où résident les mécanismes générateurs, les structures et les règles, qui gouvernent la survenue d’actions et d’événements, qui eux prennent place dans le réel actualisé. Le réel empirique est constitué des perceptions humaines de réels actualisés (p. 33).

Ce que nous comprenons de cette affirmation, c’est que la réalité est constituée en trois couches : une couche profonde, une couche médiane et une couche superficielle. La couche profonde représente les mécanismes et logiques submergés, invisibles qui déterminent les événements observables. Ces derniers constituent la couche médiane appelée « réel actualisé ». On parlera d’une couche superficielle (réel empirique) dès lors que les actions et évènements du réel actualisé sont représentés par l’entendement humain. Voici un exemple pour illustrer ces notions

Réel empirique : constat d’entendement humain : regardez Sandrine et Hakim, ils sont en couple ; ils s’aiment.

Réel actualisé : le vrai phénomène à l’œuvre : en fait Sandrine et Hakim se sont attachés, ils sont fusionnels et passent tout leur temps ensemble.

Réel profond : les causes éloignées du phénomène : Hakim est de personnalité dépendante et Sandrine venait de se faire quitter par son ex-chum.

Inscrit dans ce paradigme, notre sujet de recherche se réexplique comme suit. La trajectoire de carrière d’un employé issu de l’immigration connaît des défis distincts de celle des natifs du Canada. Nous pouvons expliquer cette situation en observant la précarité de statuts et de revenus des personnes immigrantes. Ensuite, l’opinion profane ou l’entendement humain interprète cette réalité comme se rattachant strictement au statut d’immigré avec toutes les lésions sociales qu’il comporte. Mais pour une compréhension plus fine et plus exacte du phénomène, il faut en creuser l’essence éloignée : le réel profond. Dans le cas d’espèce, il s’agirait précisément de tester la variable individuelle de l’intelligence culturelle, pour mettre à l’épreuve l’effet d’un construit inobservable sur le succès de carrière des immigrés. Cet exercice fera émerger

83 les mécanismes générateurs, qui, puisés dans le construit de l’intelligence culturelle, fourniraient une explication scientifique des dynamiques socio-organisationnelles qui conduisent au succès ou à l’échec professionnel de cette catégorie de la population.

Dans cette hypothèse ontologique, les notions de mécanisme générateur (MG) et de « construit » sont donc centrales. C’est la présupposition d’un mécanisme générateur à la base du réel empirique et actualisé qui fait appel au corpus de théories fondant la démarche. Cela suppose, contrairement au cas dans les paradigmes positivistes, que des variables soient, non pas seulement identifiées et définies, mais construites. Le construit est donc en quelque sorte la fabrication personnelle d’une variable par le chercheur, sous contrainte d’une démarche théorique et empirique critique.

Toute cette démarche forge l’hypothèse épistémique fondatrice du paradigme réaliste critique :

Le processus de connaissance a pour but fondamental l’identification des mécanismes générateurs qui sont postulés exister de manière sous-jacente au réel actualisé étudié, ainsi que la compréhension du mode d’activation des mécanismes générateurs en fonction de différentes circonstances intrinsèques et extrinsèques possibles (Gavard-Perret et al., 2012, p. 33).

Elle implique tout autant des choix méthodologiques particuliers.

4.2.1.3 IMPLICATIONS SUR NOS CHOIX METHODOLOGIQUES

La logique méthodologique induite par le réalisme critique passe par une stratification verticale du réel. Cela « conduit à ne pas s’arrêter à l’identification de relations de surface de type « chaque fois que A se produit, alors B tend à survenir », mais à rechercher une explication qui rend intelligible l’observation de la relation […] » (Gavard-Perret et al., 2012, p. 34). Pour le faire, une première étape est d’identifier les régularités par induction, et, dans une seconde étape, formuler des conjectures sur les

84 mécanismes générateurs expliquant possiblement les régularités observées (Bhaskar, 1998b)1.

Ces conjectures, loin des formulations binaires d’hypothèses, recouvrent toutes les possibilités explicatives du phénomène. Il s’agit de la phase abductive. La déduction, quant à elle, permet « d’examiner si les mécanismes générateurs imaginés permettent bien d’expliquer l’ensemble des événements observés, y compris les nouveaux événements apparaissant au fil de l’étude » (Gavard-Perret et al., 2012, p. 34). Il est important de souligner le caractère itératif, et non séquentiel, de cette démarche. Notre étude s’inscrit dans cette trame enchâssée induction/abduction/déduction, mais avec la particularité d’une démarche principalement quantitative.

Parce qu’il considère l’évolution des phénomènes dans leur contexte social, le paradigme réaliste critique privilégie habituellement les procédures qualitatives. Toutefois, dans le cadre de ce travail, le raisonnement abductif s’appuie sur une procédure quantitative, sans viser, comme dans le cas du positivisme, l’élaboration d’une loi expérimentale réplicable. En fait, certes l’étude de la culture se prêterait mieux aux démarches compréhensives (Schneider et al., 2003), mais dans notre cas, il ne s’agit pas de comprendre la culture, ou de créer des lois qui définissent des identités culturelles. Il s’agit plutôt d’en approcher un aspect spécifique en lien avec de nouvelles variables. De plus, cette donnée est mise en lien avec la socialisation organisationnelle (SO) et le succès de carrière (SC,) qui sont des variables mesurables.

Également, nous estimons que le construit « quotient culturel » est plus évaluable par un test métrique pondéré que par une entrevue évaluative susceptible de provoquer gêne et effet d’anxiété. Le construit du « succès de carrière » suit une logique

85 similaire. Il fait plus de sens en s’évaluant dans sa dimension objective (salaires et rythmes de mobilité verticale par exemple) que dans une appréciation subjective. Enfin, les études sur l’intégration des immigrés s’étant souvent appuyées sur les ressentis parfois victimaires des individus, la démarche quantitive permet de prendre une distance plus critique.

La mise en œuvre de cette démarche scientifique passe donc par des actes de recherche comme suit :

1. Décrire le terrain et le contexte social du phénomène observé (contexte des politiques d’immigration québécoises, situation des immigrants, etc.) ;

2. Effecteur un examen systématique de la littérature pour identifier les bases d’induction de régularités (les théories de l’intelligence culturelle, de l’ajustement organisationnel et interculturel, les logiques de progression professionnelle, mais également des concepts connexes, etc.) ;

3. Procéder à une construction théorique des variables et élaborer des hypothèses de recherche (conjectures) ;

4. Tester les hypothèses initiales par des méthodes statistiques ;

5. Ensuite explorer des facteurs connexes pour s’assurer de cerner les mécanismes générateurs en plus grande profondeur ;

6. Soumettre enfin les résultats à des analyses théoriques et raisonnements abductifs (discussion approfondie des résultats).

86 Telle que présentée, notre démarche ressemble à une espèce de constructivisme objectivé. En tant que tels, nos résultats statistiques n’auront de sens en soi en dehors de celui conféré par les interpréations théoriques.