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Chapitre 2 – Arrière-plan conceptuel

2.1 Les enjeux de la Folk Linguistics

2.1.4 Le positionnement de cette étude

De toutes ces discussions, on retiendra les points suivants : à propos de la validité des savoirs et intuitions populaires, nous adoptons une position qui prend en compte l’intuition du locuteur ordinaire sans douter de sa validité. Si le locuteur juge une expression être « vague », c’est parce qu’il la perçoit ainsi141, la perception et l’intuition étant des paramètres qui échappent à une logique de la vérité142. Nous adhérons alors pleinement à la perspective d’une « "linguistique perceptive", qui ne refoule pas la subjectivité ou l’intersubjectivité des locuteurs comme une donnée "extra-linguistique", mais qui la considère comme une donnée linguistique à part entière » (Paveau 2008a :19). Cependant, accepter ces données intuitives telles quelles ne signifie pas pour autant que l’on s’appuie aveuglement dessus pour créer une théorie ; un aller- retour constant entre théories scientifiques et intuitions populaires s’impose. Nous reconnaissons par ailleurs à ces intuitions la qualité de pouvoir enrichir et parfois alimenter les théories scientifiques, de même que ces dernières influencent les savoirs populaires143. Cela implique évidemment que l’objet de recherche soit le même pour les linguistes et pour les locuteurs ordinaires144 : notre étude porte sur la notion du VAGUE et intègre dans son élaboration d’une théorie autour de cette notion les jugements ordinaires à propos des énoncés que les locuteurs qualifient de « vagues ». Prendre en compte les intuitions populaires pour l’établissement d’une théorie donne en outre à la

140 Canut (1998 : 70) remarque que parler de discours épilinguistiques irait à l’encontre des présupposés

théoriques de Culioli, à savoir le couple conscient/métalinguistique, non conscient/épilinguistique.

141 Dans le même sens, mais dans le domaine de la pragmatique contrastive au sujet des malentendus

culturels, J. House (2006 : 253) attribue également aux jugements du locuteur ordinaire un statut particulier avec sa méthode qu’elle formule comme suit : « For my purposes here I will now follow the possibly naive assumption that what participants or observers perceive as a culture clash in fact counts as such51b ».

142 Ainsi, Achard-Bayle et Paveau (2008 : 6) postulent : « ce savoir spontané est constitué de

connaissances empiriques, non susceptibles de vérification logique ». Les intuitions critiquées comme fausses pourraient ainsi être « vraies relativement aux cadres non théoriques des individus. Ces cadres sont ceux de la société, de la culture (…). » (Paveau 2007 : 106).

143 Voir à ce sujet l’étude de Schmale (2008) qui analyse dans quelle mesure les règles scientifiques de la

conversation ont influencé les savoirs profanes à propos de la conversation.

144 À distinguer de l’étude de L. Rosier (2004), par exemple, qui se base sur le discours puriste des

science la garantie de rester assez proche de la réalité en élucidant les conceptions populaires sur le VAGUE sans se perdre dans l’abstraction scientifique ; que le linguiste soit à l’écoute de ceux qui utilisent quotidiennement le langage ne peut qu’être bénéfique, comme le souligne Mondada (1998 : 131-132) :

les représentations que les locuteurs se font de la langue sont invoquées pour comprendre leurs comportements linguistiques, que ce soit en production (comportements variationnels, choix de stratégies bilingues, accommodations linguistiques, etc.) ou en réception (interprétation, évaluation, attitudes vis-à-vis d’autres comportements linguistiques).

Nous tenons en revanche à séparer les deux niveaux épistémologiques de production de savoir : il y a d’un côté le locuteur ordinaire qui analyse le langage en émettant des énoncés métalinguistiques quant au VAGUE. Et il y a de l’autre côté le chercheur (en l’occurrence nous-même), dont l’analyse se base sur ces énoncés métalinguistiques. Le locuteur porte un regard de locuteur ordinaire sur le langage (ce qui ne veut pas dire de validité inférieure comparé à celui du chercheur). Nous, en tant que linguiste, portons un regard analytique sur ses énoncés et essayons de les catégoriser à l’aide d’étiquettes scientifiques (ou bien de les traduire dans des catégories linguistiques) afin d’obtenir un gain de connaissance quant au phénomène examiné. La séparation de ces deux plans épistémologiques est d’ailleurs cruciale pour la mise en place des trois niveaux d’analyse que nous allons développer dans la section 3.3. Ainsi, nous adoptons avec Paveau (2008a) une « position intégrationniste » par rapport aux données folk puisque nous les intégrons pleinement à notre étude scientifique du VAGUE ; notre position est en revanche modérée, dans le sens où elle ne confierait pas aux savoirs spontanés ordinaires le statut d’une « linguistique », qualification que nous réservons aux productions de savoir scientifique afin de distinguer ces deux niveaux épistémologiques (ils ne sont pas opposés axiologiquement en ce qui concerne leur validité et légitimité, mais tout de même différents dans leur statut de production de savoir).

Afin de séparer ces deux niveaux terminologiquement, Krefeld et Pustka (2010 : 22) proposent d’utiliser la distinction forgée par K.L. Pike entre concepts étiques et concepts émiques. Les concepts étiques sont ceux qui sont développés par le chercheur portant un regard externe sur son objet de recherche ; les concepts émiques, en revanche, se créent de manière autonome dans la réalité sociale des personnes concernées. Dans notre cas, il y aurait d’un côté la définition et les catégories (étiques) du VAGUE forgées par les linguistes et les philosophes et, de l’autre côté, ce que les locuteurs ordinaires désignent comme « vague » d’après la représentation qu’ils se font

du concept (émique) du VAGUE. Ces deux représentations (scientifique et ordinaire145) peuvent correspondre (cf. figure 7), mais là où il n’y a pas de recoupement, les représentations respectives devraient êtres appréhendées comme complémentaires. Les deux perspectives sont censées contribuer ensemble à une meilleure compréhension du concept du VAGUE.

Figure 7 : Relations entre conceptions populaires et scientifiques (linguistiques et philosophiques) du VAGUE146

La figure 7 montre ainsi que certains jugements des locuteurs ordinaires vis-à-vis d’une séquence perçue comme « vague » peuvent correspondre à la définition mise en place par les philosophes : des termes comme multimédia (IRF 72) ou crime de guerre (IRA 123) sont qualifiés de « vagues » parce qu’ils présentent un problème de cas limite dans leur extension, propriété centrale des prédicats vagues d’après la perspective logico- philosophique.

145 Krefeld et Pustka (2010 : 23) remarquent cependant qu’il faudrait encore faire la distinction entre

l’association de la perspective émique et savoir populaire d’un côté et la perspective étique et savoir expert ou scientifique de l’autre. Ainsi, le locuteur ordinaire peut avoir un regard étique (= externe) sur un certain objet quand il se prononce par exemple sur une langue autre que sa langue maternelle. Le linguiste peut à son tour adopter une perspective émique quand il analyse des phénomènes à l’intérieur de son propre système de langue. Nous préférons garder à l’avenir le couple terminologique populaire vs. scientifique, l’adjectif populaire étant clairement attribué au savoir que produit le locuteur non-linguiste sur la langue et scientifique étant l’attribut des connaissances mises en avant par le chercheur (linguiste ou philosophe).

146 Adaptation d’après un schéma de Schmale (2008 : 63). Conceptions populaires du VAGUE Conceptions scientifiques (linguistiques et philosophiques) du VAGUE Zone de recoupement

par ex. : expressions multi-référentielles (relevées par le locuteur ordinaire) ≈ problème de cas limites (en philosophie)