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Chapitre 2 – Arrière-plan conceptuel

2.1 Les enjeux de la Folk Linguistics

2.2.2 L’intention du locuteur

Nous soulignons qu’il s’agit uniquement d’hypothèses que le récepteur émet afin de restituer la cohérence de l’énoncé perçu ; l’intention ultime poursuivie par le locuteur restera toujours obscure. Ainsi Leech (1983 : 34) remarque : « since pragmatics is about meaning in speech situations, we clearly cannot make any pragmatic claims about what is going on privately in someone’s head52 ». L’intention reste néanmoins un point

important en pragmatique, puisqu’elle est en quelque sorte constitutive du sens même (cf. Grice 1965 et Searle 1969, voir infra) et on considère que c’est uniquement lorsque le récepteur décode l’intention qui sous-tend un énoncé que ce dernier prend sens. Cela implique en deuxième lieu ce que Bach et Harnish (1979 : 15) appellent une « Communicative Presumption » c’est-à-dire la croyance mutuelle, commune au locuteur et au récepteur, selon laquelle une personne adressant la parole à une autre personne le fait avec un certain but illocutionnaire159 (« illocutionary goal ») en tête. Cette conception suppose évidemment un sujet pleinement intentionnel, idée qui s’oppose en tout point à la conception défendue en analyse du discours (française), qui postule la non-intentionalité du sujet surdéterminé par des préconstruits idéologiques (Pêcheux 1975) et qui met en avant l’inconscient qui se manifeste dans les mots et les discours160. Leech (1981 : 40) essaie quant à lui de modérer cette problématique en admettant que le respect du principe de coopération et des maximes ne présuppose pas nécessairement une conscience active ni une planification délibérée. Dans le cadre de notre étude, il est clair que les locuteurs ordinaires jugeant un énoncé comme « vague », supposent dans la majorité des cas que l’émetteur de la séquence jugée est resté intentionnellement « vague » (section 5.3). Souvent, ils accompagnent leur jugement d’une supposition visant à expliquer « pourquoi » l’émetteur d’une séquence verbale est resté « vague » :

Exemple :

Pour ne pas voir leurs entreprises évincées d'un marché lucratif et solvable, pour que leur territoire national ne soit pas touché par des attentats aux commanditaires anonymes, les pays proches de l'Algérie, la France en tête, développent un discours vague et peu compromettant.

Le Monde, 28 mars 1997

(IRF 102)

159 Par exemple : ordonner, remercier, critiquer, etc.

160 « Sous la domination de l'idéologie dominante et de l'interdiscours, le sens se forme dans la Formation

Discursive à l'insu du sujet, qui, ignorant de son assujettissement à l'Idéologie, se croit maître de son discours et source du sens » (Maldidier 1993 : 17).

L’usage du VAGUE étant souvent considéré comme planifié, nous avons souhaité approfondir la question de l’intention.

2.2.2.1 Signification et intention (Grice 1957)

Pour mettre en lumière le rôle important que joue l’intention en pragmatique, on peut tout d’abord évoquer la distinction que fait Gisela Harras (1983 :18) entre le fait de « faire quelque chose » (tun), comme par exemple « éternuer », et l’« action/acte » (handeln) de « donner-de-l’argent-à-un-voleur ». Ce qui oppose ces deux exemples semble être l’intention de l’agent, qui motiverait l’action de donner-de-l’argent-à-un- voleur. Un comportement recevra la désignation « action » exclusivement lorsqu’il sera interprété comme intentionnel, car nous n’agissons pas pour le simple plaisir d’agir mais pour atteindre un certain résultat ou objectif (dans le cas du voleur : ne pas se mettre en danger). Si l’on transpose ces réflexions à une théorie de « l’agir langagier » (sprachliches Handeln) qui s’articule également autour de l’intention, on peut alors citer Grice (1957) qui formule les principes de base161 d’un agir intentionnel. Après avoir établi une distinction entre le sens naturel du terme « signifier » (to mean) et le sens non-naturel162 (meansNN), il propose la définition suivante du sens non-naturel:

"A meantNN something by x" is (roughly) equivalent to "A intended the utterance of x to produce some effect in an audience by means of the recognition of this intention"; and we may add that to ask what A meant is to ask for a specification of the intended effect53.

(Grice 1957 : 385)

Grice s’interroge dans son article sur le sens (naturel et non naturel) du mot « signifier » (to mean) lors d’un acte communicatif. Le verbe anglais « to mean » se traduit en français par « indiquer », « signifier » ou « vouloir dire » et c’est le sens de « vouloir dire » qui transmet le plus adéquatement l’idée de meanNN (Reboul et Moeschler 1998 :

49). Au lieu d’entreprendre une réflexion sémantique, qui lierait le sens d’un mot à son référent (ce qu’implique le mot « signifier » en premier lieu en sémantique), Grice associe la signification à l’intention du locuteur. Il propose ainsi une définition de la signification non-naturelle selon laquelle dire que « A a voulu dire (meantNN) quelque

161 « Das Gricesche Grundmodell ist der unumstritten deskriptive Bestandteil des Definierens

kommunikativer Handlungen » (Harras 1983 : 148). Trad. : Le modèle de base Gricien est la composante descriptive incontestable de la définition des actes communicatifs ».

162 Sens naturel (de « signifier ») – Ces taches signifient la rougeole ; lien naturel entre taches et rougeole,

signification sans intention de signifier.

Sens non-naturel (de « signifier ») – Jean dit à Paul : « Ta chambre est une porcherie », Jean voulait dire La chambre de Paul est sale et mal rangée ; la phrase est dite avec une certaine intention (Reboul et Moeschler 1998 : 48).

chose par x », équivaut à dire que ce locuteur a eu l’intention, en produisant cette phrase, de produire un effet sur son interlocuteur, effet qui sera réalisé, grâce à la reconnaissance de la part de l’interlocuteur de cette intention. « Signifier » (dans le sens non-naturel) devient ainsi équivalent à « avoir l’intention de produire un certain effet » et concernerait aussi bien les actes informatifs163 que les actes directifs. G. Harras

(1983 : 163) paraphrase le modèle de la manière suivante : 1. L fait a (= L produit un énoncé)

2. L fait a dans l’intention que R montre une certaine réaction r

3. L fait a dans l’intention que R reconnaisse que L a cette intention (2)

4. L fait a dans l’intention que R montre r résultant de la reconnaissance de (2) Avec : L = locuteur, a = action, R = récepteur, r = réaction, celle-ci pouvant être soit un certain état épistémique ou moral (croire, savoir, croire que c’est vrai, juger bon ou mauvais) soit une véritable action (quitter la chambre)

Exemple :

1. L dit à R : « ta chambre est sale »

2. L dit « ta chambre est sale » dans l’intention de provoquer chez R une certaine réaction r (= nettoyer sa chambre)

3. L dit « ta chambre est sale » dans l’intention que R reconnaisse que L a cette intention (2)

4. L dit « ta chambre est sale » dans l’intention de provoquer chez R une réaction r (= nettoyer sa chambre) résultant de la reconnaissance de (2)

L’idée principale est alors que L a l’intention que R reconnaisse celle-ci et produise grâce à cette reconnaissance de l’intention la réaction souhaitée. Il s’agit d’une « intention réflexive » (L veut que R reconnaisse que L veut que R montre r) et l’intention et sa reconnaissance deviennent alors constitutives d’un acte communicationnel. L’intention communicative devient un « savoir mutuel » (wechelseitiges Wissen) partagé par le locuteur et le récepteur ; si cet état de connaissance mutuelle de l’intention est atteint, la communication a réussi. On retrouve par la suite l’intention de communication chez Austin avec ce qu’il appelle la « valeur illocutoire », même s’il n’emploie pas explicitement « signification » dans le sens de « intention » et préfère garder le sens sémantique de « signification » :

163 Même s’il semble difficile de déterminer clairement la réaction souhaitée (et ainsi l’intention

poursuivie par le locuteur) lors d’un récit de voyage par exemple, l’intention pourrait tout simplement se réduire à celle de faire écouter le récepteur (ce qui est démontré par la réaction irritée du locuteur quand le récepteur ne réagit pas de la façon souhaitée – s’il n’écoute pas, ne rit pas, ne se laisse pas impressionner, etc.) (cf. Harras 1983 : 171).

Il est entendu que nous pouvons aussi employer « signification » avec une valeur illocutoire – « Il signifiait cela comme un ordre » etc. – ; mais je veux distinguer valeur et signification (signification équivalent à sens et référence).

(Austin 1970 [1962] : 113)

En transférant la notion de signification à celle d'intention, Grice opère un glissement de la sémantique vers la psychologie. Dans sa théorie, les mots et énoncés ne signifient pas par convention, mais dépendent de celui qui les emploie et de l’intention qui les sous- tend. Cette approche coïncide ainsi également avec l’une des définitions de la pragmatique, proposée par Levinson (1983 : 17) qui considère ce domaine comme l’analyse des aspects du sens qui ne sont pas couverts par la sémantique :

Pragmatics has as its topic those aspects of the meaning of utterances which cannot be accounted for by straightforward references to the truth conditions of the sentences uttered54.

(Levinson 1983 : 12)

Si le sens non naturel, dans l’acception de Grice, renvoie à la communication intentionnelle, il s’agit effectivement d’un aspect qui concerne davantage la pragmatique que la sémantique. La théorie de Grice met donc en relief la distinction entre sens de la phrase (sens littéral/conventionnel, « Sentence-meaning », Levinson 1983) et sens des énoncés (« Speakers-meaning », Levinson 1983), dont le sens additif relève de la situation d’emploi164. Nous signalons que c’est aussi Grice qui démontre dans sa théorie des implicatures (« logic and conversation », Grice 1975) comment il est possible de dire davantage que ce qui est effectivement contenu dans la séquence linguistique. Le sens ne se limite pas à la séquence verbale, et cela implique de prendre en considération tous les autres mécanismes qui ne font peut-être pas coïncider le sens de la phrase avec ce qu’elle signifie dans un contexte donné.

2.2.2.2 Quelques points de critique

Searle (1972 [1969] : 84) soulève deux problèmes : premièrement, il critique justement l’absence de lien entre intention et sens conventionnel. La théorie de Grice (1957) n’évoquerait pas la relation entre ce que l’énoncé signifie dans le système de la langue d’une part et ce que le locuteur veut particulièrement faire passer ou provoquer (= l’intention) chez le récepteur d’autre part. Comment alors expliquer que le récepteur soit

164 Voir comme exemple la phrase : « Linguistics is fascinating » (la linguistique est fascinante), qui,

formulée de manière ironique, peut vouloir dire qu’elle est très ennuyante, ce qui n’a rien avoir avec son sens conventionnel (Levinson 1983 : 19).

capable de reconnaître l’intention juste parmi toutes celles qui peuvent être associées à la séquence linguistique énoncée165 ? Seuls le contexte et « l’usage habituel » (general usage) permettraient au récepteur de déterminer laquelle des intentions possibles est la plus pertinente dans une situation donnée. Mais laisser de côté tout aspect de conventionalité du sens impliquerait qu’on peut utiliser n’importe quelle séquence linguistique pourvu que les circonstances et le contexte permettent la reconnaissance des intentions appropriées166. Le sens du mot dépendrait alors entièrement du contexte,

et le mot ne posséderait aucun noyau sémantique conventionnel ni stable. Or, selon Searle, intention et convention devraient être liées, et la reconnaissance de l’intention serait possible parce que les règles conventionnelles de l’usage des expressions employées associent ces expressions à la production de l’effet souhaité. La question de l’intentionnalité devient alors chez Searle une question de conventionalité (Harras 1983 : 155).

Deuxièmement, le fait de définir le « sens » par l’effet intentionnel ne permettrait pas de distinguer entre acte illocutoire et acte perlocutoire, car il y a intention dans les deux cas : en accomplissant l’acte illocutoire d’avertir, je montre mon intention de vouloir avertir quelqu’un, et la réalisation d’un acte perlocutoire en avertissant quelqu’un peut être opérée dans l’intention de susciter un certain effet, l’effrayer par exemple. Or, dire quelque chose n’implique pas nécessairement l’intention d’accomplir un acte perlocutoire ; cela implique en revanche toujours d’accomplir un acte illocutoire. C’est Austin qui essaiera de démêler ces deux types d’actes (infra).

Pour résumer : dans ces théories articulées autour de l’intention, un acte communicatif est mis en lien avec l’intention du locuteur, qui consiste à vouloir provoquer une certaine réaction chez R (intention primaire) et à faire reconnaître cette même intention par R (intention secondaire). Le locuteur parvient à faire reconnaître son intention

165 Nous avons vu avec les exemples des horoscopes étudiés par Bachmann-Stein (2004) qu’il n’est

parfois pas évident de déceler la force illocutoire réelle qu’un locuteur a voulu faire passer avec un énoncé ( section 1.2.2.3.2).

166 Searle (1972 [1969] : 84-85) illustre cette critique en prenant l’exemple d’un soldat américain capturé

par les Italiens lors de la deuxième guerre mondiale et qui décide de se faire passer pour un soldat allemand afin qu’ils le libèrent. Comme il ne maîtrise pas assez l’allemand pour leur dire « je suis un soldat allemand », il utilise la seule phrase allemande qu’il connaît, tirée d’un poème allemand et qui signifie « connais-tu le pays où fleurissent les citrons ? ». Pour convaincre les Italiens de sa nationalité allemande, il faut donc leur faire croire que les mots énoncés signifient « je suis un soldat allemand », ce qu’ils ne signifient par convention évidemment pas. C’est uniquement le contexte et les circonstances qui permettent à cette séquence aléatoirement choisie d’induire la reconnaissance de son intention de montrer son origine allemande pour être libéré.

 soit en faisant confiance à la coopération du récepteur, qui se conforme à certaines habitudes communicatives et reconnaît l’intention appropriée grâce au contexte (cf. Grice)

 soit en choisissant des formulations qui expriment par convention les intentions de manière explicite ou implicite : merci, s’il vous plaît, etc. ayant le rôle d’indicateurs de la force illocutoire (cf. Searle).

Selon Harras (1983 : 168), il faudrait de surcroît ajouter l’étape de l’acceptation de la part du récepteur, car celui-ci peut effectivement comprendre l’intention primaire du locuteur mais refuser de produire la réaction souhaitée167. Elle propose alors l’ordre suivant : avoir compris/reconnu l’intention (→ résultat de l’acte) – accepter – montrer une réaction (→ conséquence de l’acte168).

Les théories de Grice (1979, 1957) sont pertinentes pour cette étude de trois points de vue : Grice (1979) fournit avec l’introduction des « maximes conversationnelles » un cadre interprétatif à la lumière duquel s’expliquent certains jugements à propos du VAGUE, notamment ceux qui concernent le manque d’information. Dans « Meaning » (1957), il définit le sens de manière intentionnelle et on verra que le locuteur ordinaire émet très souvent des hypothèses sur le fait qu’une grande partie des énoncés qu’il juge « vagues » sont intentionnellement « vagues ». D’un autre côté, nous adoptons nous aussi l’idée d’un sujet intentionnel lorsque, dans la dernière partie de l’analyse (chapitre 6), nous formulons des hypothèses quant aux motivations qui ont conduit les locuteurs à émettre leur jugement de valeur. Enfin, Grice introduit l’idée de « l’effet » que veut produire l’émetteur d’un énoncé sur le récepteur. Comme la notion d’effet joue un rôle important dans cette étude (nous parlerons d’effet vague), nous allons nous arrêter quelques instants sur cette notion.

167 Un tel refus de produire l’acte souhaité se manifesterait par exemple dans les cas où une question est

posée mais que l’interlocuteur refuse de répondre et contourne la question (voir la catégorie du manque d’information, section 4.2.5)

168 Harras (1983 :167) opère la distinction entre résultat et conséquences d’un côté et acte réussi et acte

accompli avec succès de l’autre. Le résultat se réfère à l’intention secondaire que R reconnaît/comprend l’intention primaire de L (si tel est le cas, l’acte est réussi) et les conséquences concernent l’intention primaire du locuteur de provoquer une certaine réaction r chez le récepteur (si la réaction a lieu, l’acte est accompli avec succès).