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La position spécifique du chercheur en institution, au sein de la Défense

Le choix de la Défense comme terrain d’investigation

Bien quřintéressé depuis longtemps par les questions de Défense, il est évident que le fait dřavoir été recruté au sein du ministère de la Défens pour restructurer lřObservatoire économique de la Défense dans un premier temps, puis pour créer et diriger le Centre de recherche de lřArmée de lřair, a tout à la fois imposé le choix de ce terrain dřinvestigation et grandement facilité lřaccès aux données et au terrain empirique. Dřun point de vue évolutionniste ou institutionnaliste, la Défense se trouve particulièrement représentative dřun secteur où les relations industrielles ne peuvent pas se réduire à des relations marchandes : toutes obéissent à des logiques hiérarchiques qui traduisent, dřune façon ou dřune autre, la subordination à des relations hiérarchiques. Revenir aux différentes formes de lřindividualisme institutionnaliste décrit par Agassi devient alors prépondérant dans tous les compartiments de lřanalyse. La relation à lřEtat évolue dans le temps et dans lřespace, mais elle demeure omniprésente. Les enjeux sont dřautant plus forts que la prise en compte des intérêts de chacun des acteurs, ou encore la prépondérance de la R&D pour satisfaire les fonctions de Défense et de Sécurité, impliquent une projection de tous les raisonnements sur une échelle de temps à très long terme, dans lesquels les actifs incorporels occupent la place majeure. La conjonction de la subordination à lřEtat et de lřapplication des lois de la concurrence se traduit donc par une situation où les organisations industrielles de la Défense alternent entre exclusion et obéissance aux lois du marché. La notion de système est bien plus pertinente pour approcher le sujet, parce quřelle permet de prendre en compte les logiques de réseau qui sont sous-jacentes aux mécanismes de transfert des actifs incorporels. Leur élaboration suppose des mécanismes de transfert et de conversion des connaissances de chaque acteur, quřil soit industriel, chercheur ou encore représentant de lřEtat dans sa double fonction de donneur dřordre (qui décide de la politique de Défense et paie les programmes à partir du budget de lřEtat) et dřusager (le soldat qui remplit la mission et transmet son expérience opérationnelle). La complexité du système augmente avec la complexité de la mission à réussir.

Des illustrations dřactivités hautement intensives en connaissances empruntées à la Défense peuvent se trouver dans les tous les pays, à toutes les époques. Ces références demeurent trop nombreuses et trop diverses pour établir des références univoques. Dřune façon ou dřune autre, tous les programmes dřarmement peuvent être mobilisés pour les réflexions en matière dřéconomie de la connaissance et dřéconomie industrielle, à la condition que les informations deviennent disponibles pour le grand public. Dans de nombreux cas, la protection des données relatives à lřutilisation des technologies ou aux matériels rend difficile certains développements analytiques tant que le caractère critique de ces technologies demeure, ou tant que les matériels sont en service. Ainsi de lřanalyse des programmes Mirage IV, par exemple, qui devient possible avec de très nombreux

Apprentissage, organisations et individualisme…

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détails au moment où lřavion et ses sous-systèmes sont retirés du service actif. Pour dřautres programmes et pour dřautres interactions, les données accessibles au public sont partielles et, donc, peuvent induire des interprétations abusives ou erronées. Chaque fois que le voile se lève sur des pans de la Défense, le scientifique peut sřemparer de lřobjet concret pour confronter les diverses théories à la réalité du terrain. Même dans le cadre de positions privilégiées au sein de lřinstitution comme celles que jřai occupées depuis 2000, lřaccès détaillé à lřinformation permet surtout de mesurer au mieux le caractère hasardeux et parcellaire de certaines conclusions. Peu importe dřailleurs que les travaux de recherche en analyse économique appliquée à la Défense demeurent à des niveaux agrégés (budgétaires ou macro-économiques) ou requièrent des niveaux de détail plus importants pour permettre de détailler, par exemple, les questions de management de la technologie ou dřéconomie de la connaissance. Parler aujourdřhui de « faits stylisés » associés à la Défense relève dřautant plus dřune forme de gageure que les travaux de recherche actuels prennent progressivement la mesure de la fin des références associées à la Guerre Froide et à la stabilité des acteurs et des interactions qui la caractérisaient.

Loin de se vouloir une investigation spécifique aux questions de Défense et de viser à enrichir un corpus théorique autonome, mes recherches empruntent des situations concrètes aux programmes dřarmement et aux politiques publiques de Défense pour contribuer aux thématiques théoriques en matière dřorganisation industrielle et de dynamique de lřinnovation. A ce titre, elles livrent des cas pris dans les programmes dřarmement et dans les organisations de Défense comme objets à tous ceux qui travaillent sur ces thèmes, en espérant aussi convaincre de lřintérêt à avancer dans la connaissance de ces domaines. Ainsi les articles du numéro thématique de la Revue d’économie industrielle consacré aux réseaux de connaissances dans la Défense se donnent-il pour objet de dépasser la simple analyse des questions de Défense en tant que telles pour chercheur à illustrer la variété des formes et des clivages qui peuvent se mettre au service de la compréhension des organisations industrielles à partir des réseaux de connaissance.

Neutralité du chercheur et « protection » des sources

Se pose enfin une dernière question : quel est le degré de liberté accordé à un chercheur qui assume des responsabilités managériales au sein du ministère de la Défense, a fortiori lorsque sa mission consiste à préparer des décisions de politique publique ? Je dois avouer avoir accepté ce genre de poste sans trop savoir à quoi mřattendre, me fiant à juste titre au bon sens de mes supérieurs directs pour privilégier des résultats utiles parce que valides sur le plan scientifique. Jřai endossé des responsabilités administratives dès mon arrivée au ministère de la Défense, parce que les prérogatives associées me permettaient aussi de poursuivre mon métier dřenseignant chercheur. Dans un premier temps jřai vécu une double casquette, ayant à la fois la responsabilité dřun programme dřétudes internes à lřObservatoire économique de la Défense (au profit du Conseil économique de la Défense te de la Direction des affaires financières), et une mission dřinterface pour faire vivre un programme dřétudes sous-traitées à des équipes universitaires. Dans un second temps jřai eu la responsabilité de mettre en place pour lřArmée de lřair un centre de recherche pluridisciplinaire qui compte aujourdřhui trente-cinq enseignants chercheurs à temps plein (dont quelques doctorants) et accueille annuellement plus de quinze stagiaires (équivalent

Présentation analytique des travaux

temps plein, tous entre M2 et D1). La pluridisciplinarité nřest pas ici un vain mot puisque les cinq laboratoires de recherche du Centre de recherche de lřArmée de lřair couvrent actuellement quatorze sections distinctes du CNU (psychologie cognitive, traitement du signal et mécanique des fluides compris).

A ces divers titres, mes missions mřont conduit à diriger des recherches dřampleur et de durées diverses, sur la base dřun plan de charge qui nřa jamais faibli. Enquêtes de terrain, méthodologie par questionnaires ou par entretiens, travaux statistiques et économétriques, les équipes dont jřai eu la charge ont été confrontées à des questions très diverses. A chaque fois il a fallu identifier la méthodologie la plus adaptée pour permettre de se confronter au terrain empirique concret ; je dois avouer que ma formation initiale en épistémologie et mon goût pour la recherche en méthodologie des sciences sociales mřont largement aidé à travailler de façon cohérente, me permettant toujours un regard critique sur les outils et les concepts que jřutilisais pour traiter dřune problématique concrète. Les travaux ne peuvent pas tous se mettre sur le même plan. Certains parce quřils sont associés à un niveau non neutre de protection des données relatives à la Défense, et il convient dřévoquer ici que la presque totalité des travaux de recherche en finances publiques que jřai développés pour la Direction des affaires financières y resteront à jamais enfouis. Dřautres parce quřils représentent une expertise accumulée, mise au service dřun groupe dřexperts rassemblé pour traiter dřune question précise en vue de préparer une décision de politique publique ou de réorganisation de lřinstitution. Dřautres, enfin, parce quřun tri assez rapide à partir de critères simples et génériques permet dřen utiliser lřessentiel pour des publications scientifiques, même sur des programmes dřarmement sous les feux de lřactualité.

Dans tous les cas, travailler comme un chercheur « de lřinstitution » permet dřaccéder à des masses insoupçonnées de données et de documentation, rarement valorisées au bon niveau tant les services qui les détiennent nřimaginent pas que ces sources représentent une manne pour le chercheur en sciences sociales et pour lřéconomiste en particulier. Dans le travail au profit de lřinstitution elle-même, quřil sřagisse de la Direction des affaires financières ou de lřArmée de lřair, jřai dřautant plus facilement généré la confiance de mes interlocuteurs et obtenu lřaccès à toutes les informations requises aux activités de recherche que je pouvais moi-même « timbrer » les documents de recherche émis en fonction de leur contenu. La seule véritable difficulté a émergé lorsque la recherche coïncidait avec des luttes internes au ministère pour implémenter une réforme ou une autre, favoriser une option spécifique de politique publique ou une autre. Rien que de normal dans le cadre dřune administration centrale qui se trouve confrontée à la réforme de lřEtat et à la révision générale des politiques publiques. Quant aux activités tournées vers lřextérieur, lřexpérience de presque dix années dřexercice permet de dire aujourdřhui que les sujets interdisant par nature de publier hors de lřinstitution demeurent très peu nombreux ; ils sont toujours associés à la préservation de la sécurité des troupes et à la supériorité opérationnelle du combattant sur le champ de bataille, ce qui nřest pas sans rappeler la préservation de lřavantage concurrentiel de toute entreprise. Travailler à des publications scientifiques sřest toujours présenté comme une tâche explicitement encouragée par lřinstitution de Défense, situation aisée dans les services de recherche dont jřavais directement la charge mais qui ne leur est pas spécifique.

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Je nřai pas eu vraiment lřoccasion de travailler à des publications spécifiques sur ces questions axiologiques. Je dois aussi avouer nřavoir pris conscience de ces enjeux quřen accueillant des étudiants des sciences de gestion pour des stages au sein du Centre de recherche de lřArmée de lřair, étudiants qui devaient structurer les chapitres méthodologiques associés à leur recherche de terrain. Plusieurs projets dřarticles ont été mis en place récemment avec des collègues qui partagent une expérience équivalente à la mienne (par exemple avec Valérie Mérindol) ou avec des étudiants qui ont réalisé leurs stages de terrain sous ma direction au sein de lřArmée de lřair.