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Sur les bases posées par les Anciens comme les Modernes, les philosophes contemporains (au sens large d’un long XXe siècle) qui ont réfléchi à cette idée de nature ont tous plus ou moins

cherché à comprendre et à nuancer, à dépasser ou à déplacer les dualismes qui lui sont associés.

De manière synthétique, les philosophes s’accordent globalement aujourd’hui pour considérer

que l’idée de nature renvoie à trois grandes acceptions. La nature est à la fois tout ce qui existe (au

sens cosmologique des « lois de la nature »), tout ce qui existe en dehors de l’homme (au sens

occidental et moderne d’un partage du Monde entre le naturel et l’artificiel, ou le culturel), ou

encore l’ensemble des propriétés universelles désignant intrinsèquement leur substance (la nature

de l’homme, la nature de la ville).

Dans le cadre de notre recherche, c’est surtout le deuxième sens qu’il convient de discuter

puisqu’il renvoie à la dimension écologique au sens large, c’est-à-dire un ensemble physique et

biologique qui existe indépendamment de l’homme tout en étant aujourd’hui entièrement

influencé par lui. Nous proposons donc de convoquer quelques références à cette fin.

Néanmoins, il est délicat de mettre en avant un philosophe plus qu’un autre, tant sont imbriquées

et complémentaires leurs pensées. L’ordre des paragraphes qui suivent ne reflète donc pas la

primauté ou l’antériorité d’une pensée sur une autre, mais plutôt une progression propre à notre

recherche.

M. Merleau-Ponty aborde la nature à l’aune des perceptions qu’en ont les hommes ; un

prisme phénoménologique qui le conduit à considérer la nature comme un événement total qui

existe comme espace-temps (Merleau-Ponty, 1995). Si pour lui ce dépassement est une manière

de construire une ontologie de l’Être, en ce qui nous concerne nous nous contenterons de son

invitation à considérer la nature comme un ensemble de représentations dont la réalité implique

la perceptibilité.

PARTIE I - CHAPITRE 2

CHAPITRE

Plus souvent convoqué par les géographes, peut-être parce que sa pensée est moins

hermétique et plus directement centrée sur l’écologie politique que celle de M. Merleau-Ponty,

S. Moscovici affirme bien que les hommes sont dans la nature, mais surtout il démontre que la

nature est l’œuvre des hommes et qu’elle ne saurait exister dans l’absolu. Il invite donc à décliner

l’idée de nature au pluriel en en faisant un concept (c’est-à-dire un construit théorique et non un

état donné) relatif aux trajectoires des sociétés humaines (Moscovici, 1968, 2001 et 2002). Par

conséquent, il bouleverse la communauté scientifique française et au-delà en faisant sortir l’étude

de la nature du strict giron des sciences naturelles et physiques pour la constituer en objet des

sciences de l’homme et de la société. De ce fait, il affecte aussi les conceptions philosophiques de

la nature en démontrant avec précision que « l’état de nature […] ne se réfère pas uniquement, comme

dans ses acceptions ordinaires, aux capacités bio-psychiques de l’espèce : il englobe les facteurs sociaux parmi ses

éléments » (Moscovici, 1968, p. 457). Autrement dit, S. Moscovici établit un lien de réciprocité

entre l’ordre social et l’ordre naturel en affirmant que l’homme est à la fois sujet et créateur de la

nature. La suite de sa réflexion le conduit à réenchanter la nature (Moscovici, 2002), ce qui est à

entendre comme une reconsidération de la relation nature/société à travers la nécessité d’une

écologie politique (Moscovici, 2001 ; Houdayer, 2015). Pour ces différentes raisons, il est possible

de considérer, en suivant M. Lussault, que la pensée de S. Moscovici éclaire comment « les sociétés

édifient les états de nature qui correspondent à leurs schèmes culturels et à leurs logiques sociales à un moment

historique donné » (Lussault, 2013a, p. 709).

Un autre fondateur d’une approche sociologique de la nature est évidemment E. Morin,

dont les travaux ont déjà été mobilisés dans ce travail et qui fera donc ici l’objet d’une évocation

plus brève. Dans son œuvre La Méthode, le tome 1 s’intitule La nature de la nature (Morin, 1977) et

le philosophe y prône une conception ouverte de la nature, où le rapport de complexité repose

moins sur le couple intériorité/extériorité que sur la dialectique englobé/englobant. Postulant et

démontrant que l’homme est englobé dans la nature tout en l’englobant, il entreprend alors de

revoir la connaissance en sachant que « nul concept physique ne peut être totalement isolé de la sphère

anthropo-sociale » (ibid., p. 374). Infiniment riche, et complexe, la pensée d’E. Morin ne pourra

néanmoins être mobilisée que dans les très grandes lignes.

Une autre philosophie incontournable, tout aussi foisonnante et stimulante, est celle de

l’anthropologue P. Descola. À partir de l’étude des Indiens Jivaro d’Amazonie, il est sans doute

l’un de ceux qui a le mieux déconstruit le dualisme nature/culture de manière empirique

(Descola, 1993) pour montrer qu’il ne s’agissait que d’une conception occidentale du Monde et

d’un type singulier de rapport à la nature. Il nomme ce dernier le naturalisme. Loin d’être un

mouvement littéraire, le naturalisme est pour lui une ontologie qui consiste à postuler que la

nature existe. En somme, c’est une approche cosmologique de la réalité qui rassemble toutes les

philosophies de la nature depuis Aristote jusqu’aux Modernes, mais qui ne reflète en fait que la

pensée occidentale et européenne. L’apport de P. Descola est de montrer que le naturalisme n’est

en rien universel ; il est simplement une manière de distinguer soi et autrui à partir d’une

représentation du Monde qui postule une coupure nette entre la nature et la culture (Descola,

2005). Lorsque cette manière de voir est appliquée à des sociétés non occidentales, le regard est

alors complétement déformé et les conclusions qui en résultent sont entièrement erronées. En

somme, dans l’ontologie naturaliste, les humains se distinguent des non humains par leur capacité

à « produire de la singularité culturelle en mobilisant des facultés internes qui leur sont propres » (ibid., p. 255).

Dans les trois autres ontologies qu’il distingue – le totémisme, l’animisme et l’analogisme – la

distinction homme/nature se révèle vaine et non avenue. La conception de la nature est donc

bien singulière et dépendante de la société qui la conçoit. Dans notre cas, la dichotomie

naturaliste pourra s’avérer pertinente pour étudier les politiques de protection appliquées dans les

métropoles nordiques. Elles sont en effet élaborées en fonction de cette cosmologie occidentale

qui domine largement le Monde aujourd’hui. Par contre, tenter de comprendre comment est

reçue par les Sâmes l’instauration de certains espaces protégés en Laponie demanderait de

questionner anthropologiquement l’ontologie de ce peuple autochtone. Plus largement, la lecture

de P. Descola nous suggère donc d’appréhender les politiques de protection de manière critique

en considérant qu’elles résultent d’une pensée politique de l’écologie qui elle-même renvoie à la

cosmologie occidentale dans laquelle nous vivons (Descola, 2011).

Alors qu’il a fortement été influencé par C. Lévi-Strauss, on pourrait croire que

P. Descola s’en détache fortement quant à la conception de la nature de ce premier. En effet,

dans un de ses ouvrages majeurs (Lévi-Strauss, 1949), l’anthropologue distingue fermement la

nature de la culture, en considérant que le naturel est universel et immanent alors que le culturel

est relatif et conventionnel. Cependant, de la même manière que l’état de nature rousseauiste est

une fiction philosophique, il ne faut pas se méprendre ici en voyant dans cette dichotomie

dualiste le reflet de la réalité. Elle ne serait pour C. Lévi-Strauss qu’une invention théorique

destinée à éclairer une réalité plus complexe et imbriquée.

Malgré ces précisions, un malentendu persiste profondément dans le sens commun et

nous ramène régulièrement, de gré ou de force, au dualisme cartésien. S’il faut chercher une

dimension universelle à la nature, alors il faut accepter qu’elle se trouve davantage dans son

caractère construit que dans son essentialisation. Ainsi, « au sud comme au nord, ce que nous appelons la

nature fait partie intégrante d’un vaste ensemble d’interactions sociales où l’homme n’est qu’un acteur parmi

d’autres. Une anthropologie non dualiste est à constituer » (Descola, 1996, p. 62).

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Sans contester frontalement les philosophes et anthropologues précédents, Bruno Latour