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POLITIQUE ET EDUCATION DANS LE MONDE MODERNE

« Tout d’abord, la différence entre l’Antiquité et la modernité prend une place significative. Opposition forgée par les Modernes, pour caractériser leur aspiration à une liberté individuelle exclusive des affaires de l’Etat, alors que, pour les Anciens, le lien politique est le lien social par excellence. « A partir du moment où non plus le groupe mais l’individu est conçu comme l’être réel, la hiérarchie disparaît et, avec elle, l’attribution immédiate de l’autorité à un agent du gouvernement. Il ne nous reste qu’une collection d’individus ». L’individualisme devient ainsi la grande affaire des Modernes, par opposition à l’holisme, qui conçoit l’Etat comme une totalité vivante, unité d’intégration de toutes les parties qui en sont les membres au sens organique du terme, donnant des raisons à leur existence, impliquant leur fidélité, leur dévouement et jusqu’au sacrifice de soi à la communauté politique.

L’individualisme, en revanche, revendique la jouissance individuelle, l’indépendance absolue de la vie privée, le droit de s’opposer à l’Etat.

Est-il pour autant impossible de regarder les Modernes du point de vue des Anciens ? » Monique CASTILLO, La citoyenneté en question, Ellipses, Coll. Dirigée par Jean-Pierre Zarader, 2002,62p.p.11

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Introduction

En passant de Platon et Aristote à Rousseau, on franchit 2000 ans. Mais la temporalité de la culture défie la chronologie normale. Pour un homme cultivé du 18ème siècle, Platon et Aristote sont des maîtres dont l’enseignement est toujours vivant. On lit dans l’Emile: « Voulez-vous prendre une idée de l’éducation publique? Lisez la République de Platon C’est

le plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait »33 Tout au long du Moyen Age, on avait cherché laborieusement à retrouver la grande pensée gréco-latine; la puissante synthèse thomiste avait accommodé Aristote à la sauce chrétienne; la Renaissance avait redécouvert Platon, et s’était mise à son école; la grande littérature classique se plie aux règles d’Aristote, et l’on imite les tragiques grecs et les comiques latins. La Politique d’Aristote est toujours lue et considérée souvent comme un oracle. Pour l’élite intellectuelle de l’époque, qui supporte de plus en plus difficilement un pouvoir monarchique absolu qui pourtant se modère (mais c’est à ce stade qu’il devient le plus fragile), la République romaine, qui a chassé les Tarquins et conquis l’Italie grâce à la bravoure et au patriotisme de ses citoyens devient un modèle exaltant; les révolutionnaires de 89 se vivront eux-mêmes comme des sortes de réincarnations des vieux Romains; face à la corruption et au scepticisme de l’aristocratie, ils voudront être ce qu’auraient été les héros républicains de l’antiquité devant la décadence de la Rome impériale; dans le Discours sur les sciences et les arts, Rousseau y avait préludé: « O Fabricius34 qu’eut pensé votre grande âme, si, pour votre malheur rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes? »35 L’enfant Jean-Jacques, d’ailleurs, s’exaltait à la lecture de la Vie des hommes illustres de Plutarque.

Certes, le 18ème siècle, et Rousseau, prendront beaucoup aux grands penseurs de l’antiquité. Cependant, 2000 ans ont passé, et le contexte a bien sûr profondément changé; il faut évidemment en tenir compte.

En premier lieu, la communauté politique dominante n’est plus la cité. Certes, les villes et principautés italiennes, et la République de Genève, où naquit Rousseau, peuvent rappeler, par leurs dimensions, Athènes ou Sparte; mais ce ne sont pas elles qui font l’histoire. Celle-ci, elle est faite par les grands royaumes, gouvernés au nom de Dieu (disent les rois) par des princes absolus: France, Espagne, ou par un roi dans le cadre défini par une Charte; l’Angleterre. La chrétienté a prononcé que tout pouvoir « légitime » vient de Dieu; la problématique concerne

33Rousseau: Emile, p. 86 Flammarion. 1969

34Fabricius était u n Consul de la République romaine. Sénèque le présente comme un modèle de vertu et de patriotisme.

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les conditions de la légitimité; il y a déjà beau temps que la papauté n’a plus la force ni le rayonnement nécessaires pour la définir. Pour Machiavel, pour Bodin, pour Hobbes, le pouvoir politique légitime est celui qui assure la sécurité des citoyens et la paix intérieure; Hobbes construit l’idée d’une sorte de « contrat » par lequel chacun abdique la totalité de ses droits en faveur d’un souverain qui donne à tous, en échange, la sécurité; la révolte contre ce souverain n’est légitime que si la sécurité n’est pas assurée: le contrat, en effet, n’est alors pas rempli.

En second lieu, le christianisme est devenu la religion dominante, et même quasi-exclusive, en Europe. Or, le souci premier de l’Eglise chrétienne n’est pas l’administration des êtres et des choses d’ici-bas, mais le salut éternel des âmes; l’éducation, dans la chrétienté, vise la sanctification avant la formation civique; l’éducation à la citoyenneté vient après l’éducation à la perfection individuelle. La Réforme a accentué encore cet individualisme, en proclamant le libre examen des textes sacrés par chaque croyant. Formation religieuse et formation civique ne sont pas unies, comme chez Platon et Aristote; il arrive même qu’elles s’opposent: saint Augustin demandait de distinguer nettement la Cité de Dieu de la Cité des hommes. Par ailleurs, en proclamant l’égalité fondamentale et la semblable dignité de tous les hommes devant Dieu, le christianisme a anéanti la justification aristotélicienne de l’esclavage. Certes, la chrétienté sera une société fortement hiérarchisée, mais il s’élèvera toujours des protestations pour contester cette hiérarchie au nom du christianisme même.

En troisième lieu, à la redécouverte de la culture antique se sont joints pendant et après la Renaissance l’essor scientifique, le développement du commerce et les grandes découvertes. On a découvert l’Amérique, on a fait le tour de la Terre, on imprime des livres, les manufactures se développent, le commerce prospère; surtout: la science gagne en évidence avec l’application des mathématiques à la physique, et en étendue avec la méthode expérimentale et Newton. L’Encyclopédie (à laquelle participera Rousseau) avec d’Alembert et Diderot popularisera cet immense espoir d’une transformation générale du monde par la science et la technique: c’est la conviction de la philosophie des Lumières. Du coup, l’idée chrétienne d’une perversion foncière de la nature humaine par le péché est abandonnée: comment pourrait être mauvaise une humanité capable de réaliser le paradis sur terre?

Surtout que la découverte de peuples dits « primitifs » va répandre la croyance au « bon sauvage ». Les Grecs méprisaient les Barbares; au contraire, dans le Supplément au voyage de

Bougainville, Diderot est convaincu que la naïveté du sauvage recouvre une profonde sagesse,

qui balaie les artifices et les contraintes absurdes d’une société compliquée et finalement perverse. Idée à laquelle se ralliera Rousseau, non d’ailleurs sans quelque nuance.

La culture du 18ème siècle est ainsi habitée de contradictions qui font sa richesse: convaincue avec le christianisme de l’égalité en droit de tous les hommes et, par là, ennemie

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d’une hiérarchie de droit (d’où l’hostilité à la monarchie absolue), mais refus de la notion chrétienne de péché, espérance profonde dans le progrès par la science et la technique, mais croyance en la bonté foncière de la nature humaine, lorsqu’elle n’est pas corrompue par les institutions sociales compliquées (surtout, d’ailleurs, religieuses). Ces contradictions seront accentuées chez Rousseau par les événements d’une vie mouvementée, et portées au maximum par la puissance de son génie.

Citoyen de Genève: Rousseau se proclamait « citoyen de Genève » et était fier de ce titre. Genève était, au début du 16ème siècle, une ville d’un peu plus de 10000 habitants, fameuse par son commerce et en particulier ses foires; des marchands de la Suisse de langue allemande y apportent alors les idées nouvelles de la Réforme protestante professées par Luther et Zwingli; ces idées trouvent un accueil favorable parmi les bourgeois de Genève, si bien qu’en 1533 l’évêque catholique est obligé de s’enfuir; Calvin persécuté s’y réfugie de 1536 à 1539; il y revient en 1541 et y exerce jusqu’à sa mort, en 1564, un véritable magistère religieux et politique. Le seul maître inconditionnel, c’est la Parole de Dieu, telle qu’elle se manifeste à chaque croyant. Pas d’individu souverain; Genève est gouvernée par une Assemblée élue: le Petit Conseil, émanation des citoyens; la contrainte de la loi n’est pas extérieure au citoyen; c’est lui qui se l’impose par l’intermédiaire de ses délégués. Ce sera l’idéal du Contrat social :

« une forme d’association... par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même »36.

Certes, la réalité a peine à réaliser l’idéal et d’ailleurs le gouvernement de Genève en viendra, en 1762, à condamner l’Emile et le Contrat social, qui sont brûlés, et leur auteur décrété de prise de corps: il ne remettra plus les pieds dans sa ville natale. Mais il y aura appris l’horreur de toute autorité politique arbitraire.

Prolétaire enflammé et courtisan pique-assiette Rousseau est un prolétaire; son père était horloger; à 12 ans, il entre en apprentissage chez un greffier, ne s’y plaît pas; puis chez un graveur. Il quitte Genève, arrive à Annecy chez Mme de Warens qui héberge les huguenots voulant se convertir au catholicisme; il abjure le calvinisme: il faut bien manger! Le voilà laquais, mais Jean-Jacques est le génie à l’état pur: il apprend à une vitesse prodigieuse, il accumule des connaissances de tous ordres en furetant à droite et à gauche. Le voilà secrétaire, puis professeur de musique, interprète d’un faux archimandrite qui était un vrai escroc; puis employé au cadastre de Savoie. Durant les cinq années (1735-1740) qu’il passe aux Charmettes, chez Madame de Warens, qui lui ouvre à la fois sa bibliothèque et son lit, grâce à un travail acharné, il se met au niveau des érudits de son temps. On le trouve secrétaire de l’ambassadeur français à Venise; il quitte ces fonctions, s’étant fâché avec l’ambassadeur; le

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voilà introduit chez un fermier général. Mais il reste en esprit homme du peuple, en 1745, il se lie avec une lingère: Thérèse Levasseur, qui sera la femme de sa vie. Il écrit un opéra, se lie avec Voltaire et Diderot. Il devient le « protégé » des grands, ou plutôt, chez les grands, le phénomène qu’on montre pour étonner les amis; mais il n’abandonne ni Thérèse ni la mère de celle-ci, qu’il traîne avec lui. Il rédige l’article « Musique » de l’Encyclopédie; la publication du Discours sur les sciences et les arts (1749) le rend célèbre. Il copie de la musique pour gagner sa vie, mais il est aussi hébergé par Madame d’Epinay à l’Ermitage, puis par le maréchal et madame de Luxembourg à Montmorency. Mais la condamnation de l’Emile par l’Eglise catholique et par le Conseil de Genève va le contraindre à une vie errante; il se brouille aussi bien avec le pouvoir qu’avec les « philosophes »: Voltaire, Diderot, d’Holbach; il se croit poursuivi par une nuée de persécuteurs, et cette croyance est sans doute en partie justifiée. Mais il trouve encore un grand seigneur: le marquis de Girardin, pour l’héberger et lui permettre de mourir en paix à Ermenonville, en 1778. Il aura été ainsi à la fois le dénonciateur impitoyable des injustices sociales, et le courtisan et même l’ami de ceux qui en bénéficiaient.

Un coupable au grand cœur. Au début des Confessions, Rousseau proclame la hardiesse et

la nouveauté de son projet: « Je dirai hautement: voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que

je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, je n’ai rien ajouté de bon »37 Et, en effet, Rousseau avoue les petits larcins, l’onanisme, l’exhibitionnisme38 , les escroqueries minables ( entre autres: se faire passer pour professeur de musique), et ce qui lui donne le plus de remords: avoir faussement accusé Marion d’un vol de ruban, alors qu’il était lui-même l’auteur du larcin: 39 Il avait d’abord nié les faits lorsque Voltaire, dans un libellé anonyme, avait révélé qu’il avait abandonné ses cinq enfants et les avait mis aux Enfants trouvés; dans les Confessions, il avoue, mais tente de se justifier, ou du moins de s’excuser: « En les destinant à devenir ouvriers et paysans plutôt qu’aventuriers et

coureurs de fortune, je crus faire un acte de citoyen et de père, et je me regardai comme un membre de la République de Platon ». Mais il ajoute: « Plus d’une fois depuis lors, les regrets de mon cœur m’ont appris que je m’étais trompé »40

Mais, dans l’Emile il est plus dur avec lui-même: « Celui qui ne peut remplir les devoirs

de père n’a point droit de le devenir. Il n’y a ni pauvreté, ni travaux, ni respect humain qui le dispensent de nourrir ses enfants et de les élever lui-même.... Je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs qu’il versera toujours sur sa faute des larmes amères

37Rousseau: Confessions, dans Œuvres complètes, t. I, p. 5

38 ibid p. 89

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Ibid. p.84-85

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et n’en sera jamais consolé »41 Rousseau a en fait été fasciné par lui-même, par son propre mystère intérieur: comment peut-on être à la fois celui qui s’enthousiasme à la lecture du récit des actes vertueux, comment peuton être ami fidèle, cœur généreux, révolté par les injustices -et en même temps chapardeur, lâche, menteur, vicieux ? Sans vouloir s’excuser, il cherche à expliquer son odieuse conduite dans l’affaire du ruban volé: « Je craignais peu la punition, je

ne craignais que la honte; mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J’aurais voulu m’enfoncer, m’étouffer dans le centre de la terre; l’invincible honte l’emporta sur tout, la honte fit mon impudence, et plus je devenais criminel, plus l’effroi d’en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l’horreur d’être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur ».42Le responsable est là: c’est un état social où les hommes vivent imperméables les uns aux autres, se jugeant sans indulgence, un état social sans sympathie mutuelle, sans amitié véritable, où ce qui compte, ce n’est pas la vérité du cœur, mais la réputation. Les gens du peuple, pauvres et ignorants, sont moins affectés par la complication de la vie sociale, qui amène à ce que chacun se compose un personnage dans lequel il s’enferme; les relations avec eux sont simples et directes, et la sympathie souvent immédiate: ainsi ce cabaretier d’un village près de Lausanne, qui refuse le gage que Jean-Jacques lui offre en guise de paiement: « il n’avait jamais dépouillé personne, il

ne voulait pas commencer pour sept batz »;43 ainsi ce paysan qui ne donne à Rousseau une nourriture convenable que lorsqu’il a l’assurance qu’il ne se trouve pas en face d’un espion de l’administration; alors, d’ailleurs, il refuse d’être payé: « Il me fit entendre qu’il cachait son

vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille, et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim ». Et Rousseau poursuit: « Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs »44

La cause du mal moral, ce n’est pas la nature humaine: plus on s’éloigne de la nature avec les complications de la « civilisation », plus le mal croît; la cause du mal, ce sont les artifices d’une société sourde à la voix de la nature. Ceci, Rousseau va le démontrer dans le Discours

sur les sciences et les arts; comment l’artifice s’est substitué à l’élan de la nature, c’est ce

qu’expliquera le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes; on ne sortira de cette condition malheureuse que par une transformation radicale de l’éducation dont l’Emile jettera les bases; enfin, comment les hommes, qui n’auraient jamais dû sortir d’un

41Rousseau: Emile, dans Œuvres complètes, t. IV p. 262

42 Rousseau: Confessions, Œuvres complètes, t. 1, p. 86

43

Ibid p. 146

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état proche de la nature, mais qui ne peuvent plus revenir en arrière, pourront vivre néanmoins dans une société juste, c’est ce qu’indiquera le Contrat social.

Des traités de politique et de pédagogie sont d’ordinaire des œuvres froides, rigoureuses et qui ne laissent guère de place au rêve. Mais Rousseau vivait dans ses rêves. Le Discours sur

l’origine de l’inégalité, c’est la représentation que Jean-Jacques se faisait de l’histoire de

l’humanité, et c’est un cauchemar; l’Emile, c’est Rousseau revivant et critiquant son éducation, et rêvant ce qu’elle aurait dû être; il est à la fois Emile et le précepteur, et aussi le Vicaire savoyard; et le Contrat social, peint l’Etat où pourront vivre les hommes régénérés. Des rêves... Mais c’est la marque du génie de donner à ses rêves le statut de l’universel. Emile a bouleversé la pédagogie comme le Contrat social a bouleversé la science politique. Il s’agira désormais de substituer, en éducation et en politique, la libération au dressage.