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3. La politique étrangère turque marquée par une orientation islamique

3.3 Un regain d’intérêt vis-à-vis du Moyen-Orient

3.3.1 Le poids de l’histoire et le partage d’une civilisation islamique

Longtemps négligées ou insuffisamment exploitées, les relations de la Turquie envers les pays du Moyen-Orient connaissent un nouvel élan de développement à partir de l’arrivée au pouvoir du Parti de la Justice et du Développement. Ces rapprochements se font aussi bien dans les domaines économiques, politiques et culturels.

L’héritage historique commun que connaît la Turquie vis-à-vis des pays de la région, ainsi que l’importance de l’aspect civilisationnel et de la religion pour le gouvernement islamo- conservateur, vont favoriser l’accentuation progressive des liens envers le Moyen-Orient. La nouvelle vision de la politique étrangère turque, à travers la doctrine Davutoğlu, met en effet la détermination d’une bonne entente avec les pays voisins de la Turquie comme une des priorités du gouvernement conservateur.

Cette région devient ainsi un atout stratégique pour la Turquie tout autant nécessaire que les solides relations entretenues par le pays avec l’Europe. L’attention particulière que porte le nouveau pouvoir politique turc aux pays du Moyen-Orient marque l’importance de cet espace géographique dans la conception des relations extérieures turques. En plus du renforcement des relations économiques avec ces pays, la Turquie souhaite de plus en plus avoir un impact sur l’environnement régional, que cela soit aux niveaux politique, sécuritaire et culturel. La période 2002-2006 est caractérisée par l’accentuation des relations turco-moyen-orientales et le commencement des négociations entre la Turquie et l’Union européenne en vue de l’adhésion turque à cette dernière. Même si l’AKP souhaite dès le départ combiner des rapports cordiaux avec ces deux régions, il faut malgré tout se demander si elles peuvent être complémentaires ou plutôt incompatibles dans la durée.

A partir de 2002, la politique étrangère établie par les nouvelles autorités tend à mettre en avant l’aspect historique et civilisationnel singulier de la Turquie vis-à-vis des pays du Moyen-Orient. L’influence de l’époque ottomane, qui a très longtemps été négligée par les gouvernements turcs successifs, retrouve une place progressivement plus importante dans la détermination des relations extérieures turques, suite à un timide début de reconnaissance de ce passé dans les années 1980 et 1990.

Hakan Yavuz explique alors que « pour les dirigeants de l’AKP, l’histoire, particulièrement

la période classique de l’Empire ottoman, devient une « idéologie » » .

La grandeur de l’âge classique ottoman, qui se situe entre le 15ème et le 17ème siècle, ainsi que l’assurance prise par les gouvernants à cette époque, deviennent une source d’inspiration essentielle pour le gouvernement turc.

Le précepte de la politique du « néo-ottomanisme », valorisée à l’intérieur de la doctrine Davutoğlu, a pour objectif principal de souscrire à l’importance de la mise en avant de l’héritage ottoman en attribuant à la Turquie le rôle naturel de chef de file dans le monde musulman .

Le Parti de la Justice et du Développement estime que la Turquie a le devoir de s’occuper et d’influencer d’une manière plus pragmatique l’évolution des diverses situations qui se développent dans les pays du Moyen-Orient.

L’importance des valeurs traditionnelles et religieuses au sein de la nouvelle formation turque au pouvoir exerce également une fonction capitale dans la redéfinition des liens avec les pays de la région. Par une attache à la religion plus marquée que celles des gouvernements turcs précédents, l’AKP a amené une grande partie de l’opinion publique arabe à vouloir consolider sa relation avec la Turquie.

Il faut néanmoins s’accorder pour dire que « la dimension religieuse est utilisée par la

Turquie depuis plusieurs décennies comme un instrument de politique extérieure, et cela quelle que soit l’orientation politique des gouvernements » .

150 Yavuz, Hakan, op. cit., in Yavuz, Hakan (dir.), op. cit., p. 18. 151 Dorronsoro, Gilles, op. cit., p. 37.

C’est le Parti Refah, à partir des années 1980, et essentiellement dans les années 1990, qui va pour la première fois mettre en avant la nécessité d’inclure amplement le facteur islamique dans la politique étrangère turque au Moyen-Orient.

Cette caractéristique a été largement appliquée lorsque ce parti a dirigé une coalition gouvernementale, avec Necmettin Erbakan comme Premier ministre, entre juin 1996 et juin 1997. Erbakan a en effet le souhait, durant cette période, de fonder une communauté islamique afin de concurrencer l’Union européenne. Les pays musulmans en général, et la région du Moyen-Orient en particulier, se trouvent ainsi au cœur de la politique extérieure du Parti Refah.

Jusqu’au début du 21ème siècle, une série d’éléments a influencé les rapports turco-moyen- orientaux à travers les années. L’un des principaux marqueurs agissant sur la conduite de ces relations sont les malentendus historiques entre les deux parties, notamment dans le déroulement des évènements qui se sont développés sous l’Empire ottoman. Les développements sociopolitiques de la Turquie avec les pays du Moyen-Orient occupent également une place majeure dans la détermination de leurs relations. L’alliance de la Turquie avec l’Occident, et particulièrement Israël, représente aussi une source essentielle dans les rapports de la Turquie envers le Moyen-Orient .

Même si ces facteurs restent toujours présents dans les relations exercées par le gouvernement envers le Moyen-Orient, le parti d’Erdoğan cherche à réduire les points de discordes avec les pays de la région.

A travers la politique de « zéro problème avec les voisins », issue de la doctrine Davutoğlu, l’AKP souhaite ainsi éliminer le plus que possible les malentendus historiques qui subsistent entre la Turquie et les autres nations de la région.

L’accentuation mise par les nouvelles autorités turques sur le partage d’une même civilisation islamique pour l’ensemble des pays musulmans au Moyen-Orient va dans ce sens d’apaisement désirée par la Turquie au début du 21ème siècle.

Un ensemble de facteurs démontre cependant les profondes divergences qui existent entre la République turque et les pays du monde arabe au Moyen-Orient. Les marqueurs

« linguistique», « idéologique et politique », ainsi que « géopolitique » constituent des

différences importantes entre ces nations .

Du point de vue linguistique, l’adoption en 1928 de l’alphabet latin en remplacement de l’alphabet arabe, ainsi que la volonté des autorités turques de l’époque de réduire l’usage des expressions arabes, représentent des éléments de distanciation de l’État turc vis-à-vis des autres pays de la région.

En ce qui concerne les différences d’ordre idéologique et politique, il faut tout d’abord noter que la République turque a des particularités, par rapport aux autres États de la région, provenant de l’expérience fondamentale du kémalisme. L’adoption officielle du principe de laïcité, cas unique au Moyen-Orient, constitue la caractéristique essentielle de cette distinction. Le fait que la Turquie n’ait pas été sous le contrôle de colonisateurs, au contraire de la plupart des nations de la région, représente un autre point important de divergence. Le facteur géopolitique marque un aspect tout autant essentiel de la différence de vision entre la Turquie et les autres pays du Moyen-Orient. En effet, le territoire turc est le seul de la région à se trouver en relation géographique directe avec l’Europe. Sa position stratégique unique entre l’Europe, l’Asie Centrale et le Moyen-Orient lui attribue des droits et des devoirs importants envers l’ensemble de ces territoires.

La prise en compte par le gouvernement islamo-conservateur de la primordialité absolue pour la Turquie d’établir des relations fructueuses et amicales avec les pays du Moyen-Orient marque son vif intérêt pour la région. L’histoire et l’aspect civilisationnel qu’ont en commun la Turquie avec celle-ci sont mieux pris en considération par le nouveau gouvernement dirigé par l’AKP. En complément de cette affinité partagée par les cadres de ce parti envers cette région, l’établissement de meilleures relations turques avec le Moyen-Orient constitue une réelle opportunité pour le pays.