• Aucun résultat trouvé

1. L’arrivée au pouvoir de l’AKP et son « emprise » sur la société

1.1 De sa fondation à sa victoire historique en 2002

1.1.3 La victoire d’une nouvelle entité politique

Le 3 novembre 2002, le Parti de la Justice et du Développement devient la première formation politique de Turquie. Avec 34,28% des suffrages exprimés , il devance largement la seconde formation qui accède au parlement turc, le CHP, qui obtient 19,39% des votes. Pour la première fois depuis 1961, seuls deux partis politiques sont représentés à la Grande Assemblée nationale de Turquie (Türkiye Büyük Millet Meclisi - TBMM).

Avec 79,14% des suffrages exprimés, le taux de participation n’a jamais été aussi faible pour des élections générales en Turquie depuis 1977. A partir de cette date, où seulement 72,42% des électeurs ont voté, les élections parlementaires turques ont connu une participation d’au moins 83% durant les années 1980 et 1990. La forte participation lors des élections générales turques durant ces deux décennies s’explique en partie par l’obligation d’exprimer son vote depuis 1983, sous peine d’une amende à payer. Même si cette contrainte n’est pas appliquée dans les faits, elle a sûrement un impact non-négligeable sur le comportement des électeurs. Les élections de 2002 ont ainsi la particularité de se rapprocher des taux de participation connus lors des votes qui ont précédé la mise en place de cette mesure.

Pour de nombreux observateurs, la victoire du Parti de la Justice et du Développement à ce scrutin représente un véritable «séisme politique ». L’accession au pouvoir de cette formation remet ainsi totalement en question le schéma politique dans le pays .

En effet, hormis l’AKP et le CHP, aucune force politique, dont celles qui ont constituées la coalition gouvernementale depuis 1999, n’a réussi à atteindre le minimum de 10% requis pour qu’une formation obtienne la possibilité d’entrer au parlement. Le DSP du Premier ministre Bülent Ecevit n’obtient alors que le score historiquement bas de 1,22%. Les deux autres formations de la coalition, le Parti de la Mère Patrie (Anavatan Partisi - ANAP) et le Parti d’Action Nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi - MHP), n’obtiennent quant à eux respectivement que 5,13% et 8,36% des suffrages lors de cette élection.

25 Conseil supérieur des élections (Yüksek Seçim Kurulu –YSK), décision n°883 (Karar 883), 9 novembre 2002. 26 Gruen, Georges E., “Turkey’s “Political Earthquake”: Significance for the United States and the Region”, American Foreign Policy Interests, vol. 25, n°2, 2003, p.87.

Le Parti de la Félicité n’obtient, quant à lui, que 2,48% des votes, le plus bas score jamais obtenu lors d’élections générales pour un groupement issu de l’idéologie islamique du Milli

Görüş. Pour la première fois depuis 1991, aucun membre d’une formation islamiste ne va

siéger au parlement. Ce résultat démontre clairement la faible adhérence des électeurs turcs à une entité islamiste classique, à la différence des élections qui se sont tenues durant les années 1990.

Il est ainsi signifié un massif ralliement pour une formation politique qui rejette les fondements de l’islamisme traditionnel tout en affichant son respect aux principes du conservatisme religieux.

Sur les 550 sièges du parlement turc, l’AKP obtient la majorité absolue avec 363 députés, loin devant les 178 représentants du CHP et les 9 candidats indépendants. Pour la première fois dans l’histoire de la République de Turquie, plus de la moitié des députés proviennent d’un parti d’origine islamique qui a alors la possibilité de former un gouvernement sans aucune autre formation politique. Cela met un terme à quinze années successives de coalitions gouvernementales, le dernier gouvernement turc constitué d’une unique formation politique remontant à 1987.

Le niveau élevé d’un minimum de 10% de voix nécessaires à une formation politique pour accéder au parlement a favorisé la possibilité de cette majorité absolue pour le Parti de la Justice et du Développement. Paradoxalement, ce niveau de 10% a été instauré en 1983, suite au coup d’État militaire qui s’est déroulé trois années auparavant, pour limiter l’accès au parlement des forces islamistes et kurdes.

Au regard des claires indications apportées par les sondages précédant le scrutin, la société turque s’attendait à une victoire de l’AKP à ces élections. Cependant, l’ampleur de son avance sur les autres partis, ainsi que le nombre important de sièges obtenus au parlement, ont surpris un grand nombre de personnes dans le pays et à l’étranger.

Avec l’interdiction pour Recep Tayyip Erdoğan d’avoir à cet instant une fonction dans la vie politique turque, Abdullah Gül devient le 18 novembre 2002 le nouveau Premier ministre de la République de Turquie. Il reste à ce poste jusqu’au 14 mars 2003, date à laquelle il démissionne pour devenir ministre des Affaires étrangères sous le gouvernement d’Erdoğan.

En effet, suite à la levée de son inéligibilité, ce dernier remporte le siège de député lors d’une élection partielle dans la circonscription de Siirt quelques jours auparavant. Il peut ainsi accéder au poste de Premier ministre, fonction qu’il va occuper jusqu’au 29 août 2014.

La République de Turquie entre, à cet instant, dans une nouvelle phase importante de son histoire. Suite à de nombreuses années marquées par une instabilité chronique aux niveaux politique et socioéconomique, la première victoire électorale de l’AKP apporte un changement de cap essentiel au sein de la scène intérieure turque.

Celui-ci devient ainsi la formation politique répondant au mieux aux attentes d’une très large composante des forces conservatrices. De plus, un ensemble non-négligeable de personnes ne partageant pas forcément la vision de cette nouvelle formationse trouve également séduit par son programme et son dynamisme.

La nécessité d’un renouvellement de la classe politique en Turquie constitue ainsi un des éléments expliquant la forte adhésion initiale de la population à l’AKP. Celui-ci s’est immédiatement intégré à l’intérieur de l’échiquier politique du pays.

Un indicateur important de la victoire de ce parti islamo-conservateur réside en effet dans la rapidité de ce dernier à accéder seul au pouvoir. Les multiples capacités de la formation de Recep Tayyip Erdoğan à se poser comme un acteur incontournable de la scène intérieure lui ont permis de se positionner très facilement sur celle-ci dès sa fondation.

Aucune autre formation politique n’avait jusqu’à cette date réussi à se placer à l’intérieur du système politique turc à une telle vitesse et avec un tel succès quasi-immédiat. En l’espace de seulement quelques mois, entre août 2001 et novembre 2002, la hiérarchie politique turque s’est largement trouvée bouleversée.

Le Parti de la Justice et du Développement est très rapidement parvenu, en l’espace de quelques mois, à devenir la première formation du pays. Sa réussite immédiate sur la scène politique ne peut être seulement due à un simple concours de circonstances. Des éléments structurels et conjoncturels, tels que la mauvaise gestion politique et économique des coalitions gouvernementales précédentes, ont ainsi facilité la montée en puissance d’une formation telle que l’AKP en Turquie.