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II La Nuit de la poésie, 27 mars 1970

A. POÉSIE ET CINÉMA : DE LA PERFORMANCE AU DOCUMENTAIRE

Le premier problème qui a trait à l’étude de la Nuit concerne la singularité du support. Quelle place accorder à la poésie dans le contexte très particulier d’un spectacle de masse et comment s’articule le rapport complexe entre poésie et image animée ? Commenter un spectacle de poésie en tant que tel suppose une attitude méthodologique comparable à celle à l’œuvre dans les études théâtrales qui consacrent une part importante à l’étude de la mise en scène et à l’analyse d’un objet unique : la représentation. Mais commenter le film qui a été fait d’un spectacle revient donc à commenter une « captation », puisqu’en définitive on ne saura jamais ce qu’auront vu et entendu les spectateurs, qu’ils soient saisis comme individus ou comme public. Le film, ou plus exactement le documentaire135 comme le définissent ses réalisateurs, mérite d’être analysé en tant que tel et ne saurait se substituer au spectacle en lui-même. Cependant, nous verrons que les liens qui unissent le film et le spectacle sont sensiblement différents que ceux qui existent habituellement entre un spectacle et sa captation.

Il convient donc avant tout de tenter de distinguer les deux aspects du spectacle. Comme pour l’analyse d’une captation théâtrale, nous observerons les choix esthétiques liés au support vidéo. La question du point de vue des réalisateurs s’avère alors essentielle et nous examinerons les choix qui ont conduit à leurs partis pris esthétique. Dans un second temps, ce sont les questions proprement littéraires et poétiques qu’il s’agit d’aborder puisque ce documentaire donne à voir et à entendre une suite de poèmes et donc de textes qui existent pour la plupart dans une version écrite et publiée.

135 Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse, réalisateurs à l’Office National du Film s’inscrivent de fait dans la tradition spécifiquement québécoise du documentaire.

1. Le film et la Nuit : genèse d’un événement de poésie

Bien qu’il s’agisse dans un premier temps d’établir de nécessaires distinctions entre le film et le spectacle tel qu’il s’est effectivement déroulé, il convient de dépasser l’idée facilement défendable d’une supériorité du spectacle sur sa captation. Dans cette optique en effet, le film ne serait qu’un point de vue incomplet et imparfait sur l’événement de poésie, dont il ne serait que le reflet partiel et partial, une façon commode mais limitée d’inscrire le spectacle sur un support exploitable et diffusable.

a) À l’origine de la Nuit : le documentaire

Considérer ainsi une relation de dépendance du film par rapport au spectacle serait profondément méconnaître les conditions qui ont conduit à la réalisation du documentaire. D’une certaine façon, on peut considérer qu’à l’inverse, c’est le film qui a permis à la Nuit d’exister et que la réalisation du reportage fut un prétexte qui a conduit à la décision d’organiser le spectacle.

En 1968, à la Bibliothèque nationale du Québec, alors située rue Saint-Denis, se déroulent plusieurs spectacles de poésie organisés par Gaston Miron et Claude Haeffely en soutien aux prisonniers politiques québécois : « Poèmes et chants de la résistance ». Cette tournée de spectacles réunit de nombreux poètes, dont Gaston Miron et Michèle Lalonde pour ne citer que les plus en vue. Parmi les spectateurs se trouve Jean-Claude Labrecque, jeune réalisateur membre de l’Office National du Film (ONF). Impressionné par la vivacité du spectacle et par la force de cette poésie militante, Labrecque décide de filmer ce qui ne devait être au départ qu’une série d’entrevues avec différents poètes. Le désir du cinéaste est de filmer ces poètes dans une perspective archivistique. Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse organisent alors, en collaboration avec Gaston Miron, Claude Haeffeley et Joël Cormier, la Nuit de la poésie. Dans le reportage consacré à la Nuit de la poésie 1970, Joël Cormier explique la surprise des organisateurs face à l’évolution de l’événement : « On va faire un film et on va créer l’événement pour faire le film. Par contre, personne ne pouvait prévoir ce que ça allait être ». Comme le rappelle également Jean-Claude Labrecque : « ce ne devait être qu’un plateau de tournage136 ».

Le réalisateur, accompagné de Jean-Pierre Masse et de son équipe technique disposent alors trois caméras dans la salle du Gésù à Montréal, une ancienne église transformée en salle de spectacle à l’angle de la rue Sainte Catherine et de la rue Fleury. Ayant fait une timide publicité dans quelques CEGEP137 et universités, les organisateurs n’attendaient pas un public aussi nombreux.

Dès la fin de l’après-midi, une foule immense se presse aux portes du théâtre. La file d’attente est si importante qu’elle déborde sur la rue suivante et entoure la salle de spectacle.

Ce qui ne devait donc être au départ qu’un plateau de tournage ouvert à un public limité est alors devenu, bien au-delà de la volonté de ses organisateurs, l’un des événements populaires les plus importants de l’histoire du pays. La dimension mythique de l’événement tient donc également, dans une certaine mesure, à cette formidable réaction populaire, à cet engouement spontané et à cet incontrôlable débordement de l’organisation. Le service de sécurité est dépassé et il est difficile de savoir aujourd’hui combien de personnes se sont présentées aux portes du spectacle. Ceux qui ont eu la chance de pouvoir entrer dans la salle n’ont pas quitté leurs places de peur de les perdre et de nombreuses personnes sont restées à attendre dehors sans pouvoir entrer dans la salle. Le spectacle est retransmis sur des écrans qui permettent alors à un plus grand nombre d’entendre les poètes.

Le film parvient à rendre compte de cette ambiance et de cette forte affluence du public assis un peu partout qui tente de se faire une place face aux écrans retransmettant le spectacle. Le film débute en présentant la foule qui attend aux portes. Montée sur un toit, la caméra filme des organisateurs qui s’adressent à la foule. « Vous cherchez la poésie là où elle n’est pas. Vous l’avez en vous, à l’intérieur tout est arrangé. Qui va réciter un poème là ?… Ils annoncent qu’ils auront des places dans une heure…138 » D’ores et déjà, le ton est donné. Les jeunes organisateurs de la Nuit laissent entendre la portée dissidente de leur entreprise et invectivent le public en le « chauffant » avant son entrée dans la salle.

Le film montre les coulisses avant le spectacle. On y voit les poètes s’affairer en tous sens, se saluer et donner quelques entrevues. En fait, ces entrevues n’ont pas été réalisées avant le spectacle, mais au moment de la sortie de scène des poètes. Le film les présente au début dans un souci de cohérence. Cependant, il convient de les replacer dans leur contexte et de signaler cette différence entre les événements tels qu’ils se sont réellement déroulés et la

137 CEGEP : Collège d’enseignement général et professionnel. Au Québec, ce « collège » correspond à la dernière année du lycée et la première année de l’université en France.

façon dont le montage les restitue. De fait, parmi les entrevues se trouve celle de Claude Gauvreau (1925-1971). Il paraît très sûr de lui et confiant et s’amuse même à se prétendre l’un des plus grands poètes de l’univers. Cette assurance du poète que l’on constate dans la courte entrevue trahit la réalité de sa personnalité faite de confiance et de doutes (il s’est suicidé peu après). Le poète était présent dans la salle depuis le début de l’après-midi et répétait ses textes en coulisses en les lisant à voix haute. L’entrevue réalisée après sa performance montre un homme fier et sûr de lui. Si cette entrevue avait été réalisée avant sa performance, il est fort probable qu’il n’aurait pas affiché une telle assurance.

b) L’ONF : une tradition du documentaire spécifiquement québécoise

L’Office National du Film a été créé en 1939. Pendant la période de la guerre, l’Office s’est considérablement enrichi d’un point de vue matériel bénéficiant de l’envoi de films, de matériel cinématographique provenant de tous les pays souffrant du conflit. Bien qu’il s’agisse d’un organisme fédéral, il a particulièrement favorisé la naissance d’une tradition filmique propre au Québec, plus particulièrement dans le domaine du documentaire139. Les jeunes réalisateurs de la Province ont ainsi bénéficié de nombreux apports techniques et ont pu développer de nouvelles techniques, assurer et définir ainsi leur pratique de réalisation. Depuis cette date, les réalisateurs ont livré de nombreux reportages visant à archiver la parole du peuple. Les quelques documentaires déjà réalisés s’attachent à donner la parole aux Québécois et à inscrire cette voix dans une histoire patrimoniale. Que l’on observe des films comme Pour la suite du monde140 réalisé en 1962 ou encore la même année, À Saint-Henri le 5 septembre141, on y constate cette esthétique propre aux réalisateurs de l’ONF qui consiste à laisser la parole aux gens observés en évitant autant que faire se peut d’y ajouter un point de vue extérieur. Cette recherche d’objectivité, qui peut paraître suspecte au regard de la tradition du film, correspond à une préoccupation singulière dans l’histoire québécoise. Il s’agit de proposer un témoignage et de faire en sorte que ce dernier soit le plus neutre possible. Cette tradition du documentaire est encore d’actualité et reste l’un des traits caractéristiques du cinéma québécois.

C’est donc ce même souci d’objectivité et de neutralité qui anime les réalisateurs lors du tournage de la Nuit de la poésie. Ils disposent alors dans la salle trois caméras à des postes

139 Voir Yves Lever, Histoire générale du cinéma au Québec, éd. augm. et mise à jour, Montréal : Boréal, 1995. 140 Michel Brault, Marcel Carrière et Pierre Perreault, Pour la suite du monde, Montréal : ONF, 1962.

fixes. Il s’agit pour les réalisateurs de limiter au maximum les mouvements de caméra et de n’agir que de façon épisodique sur les cadres en ne faisant que des rapprochements de focales afin de proposer des plans plus rapprochés. La Nuit de la poésie révèle cette esthétique si particulière et il faut pour comprendre les choix de Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse, replacer leur entreprise dans ce contexte si particulier du documentaire de l’ONF. Dominique Noguez dira à ce propos que la grande force de ce documentaire réside précisément dans son désir de neutralité, de « sobriété » :

Labrecque, et c’est remarquable, s’est refusé plus encore que dans son De Gaulle au Québec, aux facilités du cinéma direct. La Nuit de la poésie est un film d'une sobriété exemplaire : pas de zooms, pas de montage à un rythme haletant — au contraire, de longs plans fixes. Le cinéaste est ici au service des poètes, qu'il laisse parler, qu'il écoute avec discrétion et ferveur, sans chercher à capter le tic ou le détail pittoresque, bref avec humilité. Avec l'humilité du talent142.

Cette recherche d’objectivité ne doit pas pour autant occulter le travail de montage et les choix opérés par les réalisateurs. Faire la distinction entre le spectacle tel qu’il s’est effectivement déroulé et le point de vue que propose le film sur ce dernier n’est pas chose aisée dans la mesure où il est très difficile de tenir compte de tous les critères qui ont prévalu aux choix et à la sélection de certains poètes au détriment des autres. Le spectacle en lui-même a en effet duré une nuit entière (environ onze heures) alors que le film quant à lui ne dépasse pas deux heures.

Pour mieux approcher la réalité du spectacle, indépendamment de la vision que nous en donne le document filmique, il convient de citer deux documentaires essentiels à la pleine compréhension et à la juste réception du film de la Nuit : Les archives de l’âme143 de Luc Cyr et Carl Leblanc (2001) et Les Nuits de la poésie144de Jean-Nicolas Orhon (2011). Les archives de l’âme est un documentaire sur La Nuit de la poésie de 1970 et apporte un grand nombre d’informations nouvelles sur les conditions du déroulement de l’événement. Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse reviennent alors sur leur expérience et confrontent leurs points de vue sur le déroulement de cette fameuse Nuit de la poésie. On y voit donc les réalisateurs et les membres de l’équipe technique, les poètes ayant participé au spectacle et certains spectateurs livrer leur témoignage et expliquer plus en détail les conditions réelles du déroulement de la Nuit. On notera au passage que ce documentaire, malgré son indéniable valeur historique et littéraire jouit d’une visibilité très réduite, voire inexistante. Non réédité,

142 Dominique Noguez, « La poésie québécoise en gloire », Vie des Arts, n° 62, 1971, p. 53. 143 Luc Cyr et Carl Leblanc, Les archives de l’âme, op. cit.

non distribué et très difficile d’accès, il reste largement inconnu du grand public comme des chercheurs et traduit le difficile rapport qu’entretient le Québec à son patrimoine littéraire et cinématographique.

Quant aux rushs du film de La nuit de la poésie 1970, ils ont été jetés, ce qui paraît impensable aujourd’hui et nous prive d’une partie importante du document initial que constituait la captation du spectacle. Le fait que l’on se soit débarrassé de ces bobines dont la valeur littéraire et patrimoniale est indiscutable, est caractéristique de ce rapport complexe à la mémoire et au patrimoine évoqué plus haut.

À ce documentaire sur La nuit de la poésie 1970 s’ajoute un autre plus récent qui traite des différentes éditions de la Nuit de la poésie. Réalisé par Jean-Nicolas Orhon en 2011, Les Nuits de la poésie se propose comme une rétrospective des différentes éditions tout en faisant la part belle à la dernière édition de 2010 qui n’a pas encore fait l’objet d’un film à part comme ce fut le cas pour les éditions 1970,1980 et 1990 (il n’y en a pas eu en 2000).

Il est intéressant de constater que les seuls documents qui offrent un point de vue sur les films et qui nous informent sur les réelles conditions du déroulement des différentes éditions, soient eux-mêmes des documents filmiques. Le fait qu’il n’y ait eu aucune édition des textes ni aucun travail de recherche exclusivement consacré à cette question révèle que ce spectacle tient une place particulière dans le patrimoine québécois et l’évolution de la littérature québécoise dans les années 1960 et 1970. Le film de la Nuit de la poésie 1970 est aujourd’hui disponible en ligne sur le site de l’ONF qui propose large catalogue de films en libre accès. Néanmoins, les autres éditions ne sont pas accessibles en ligne. Celle de 1980 peut être commandée à l’ONF sur support DVD, mais celle de 1990 reste seulement consultable à la médiathèque145. On comprend alors en quoi la diffusion de ce patrimoine reste problématique et l’on peut être surpris de constater que ces documents pourtant essentiels de l’histoire littéraire québécoise soient aussi peu accessibles. La question de la diffusion et de la distribution de ces films renvoie au rapport que l’on entretient avec les œuvres et leurs variantes ainsi qu’au statut de ces films qui restent marqués par une certaine marginalité, bien que tous soient d’une grande qualité et très riches sur le plan historique et littéraire.

Si le film a donc été le prétexte à l’organisation de l’événement, il faut alors tenir compte d’un critère important, celui de la commande. Celle-ci relève avant tout des attentes

des réalisateurs qui voulaient que l’événement soit l’occasion de donner à entendre des voix poétiques diverses et de proposer une sorte de panorama de la poésie québécoise des années 1970. C’est ainsi que Jean-Claude Labrecque et Jean-Pierre Masse ont accordé plus ou moins d’importance à certains poètes ou à certaines thématiques, privilégiant un certain regard sur cette poésie des années 1970 et agissant dans une certaine mesure comme des auteurs d’une anthologie poétique visuelle et sonore qui sélectionnent un ou deux textes par poète retenu.

c) Des choix artistiques

Le statut du documentaire influence donc des choix artistiques et esthétiques au-delà de la recherche d’objectivité. Ce 24 mars 1970, au théâtre du Gésù, il n’y avait pas moins de soixante poètes qui se sont succédés sur scène depuis le début de la soirée jusqu’au petit matin. Car, on l’a vu, cette Nuit de la poésie 1970 a bien duré une nuit entière, contrairement aux éditions qui lui ont succédé, qui furent plus courtes. Le documentaire durant deux heures seulement, les réalisateurs ont dû opérer des choix et se résoudre à faire une sélection parmi les poètes en en retenant vingt-deux seulement, soit le tiers des poètes ayant effectivement participé à l’événement. Parce qu’il est lui-même condensation des temps forts et « lecture » de l’événement, le film pose donc à l’observateur la question des critères qui ont présidé à ce choix.

Au-delà de la question de la sélection et de la condensation qui assurent la possibilité de la mémoire et de la transmission et de l’événement lui-même, il convient également de poser celle de la post-production qui a conduit à proposer une re-construction de la Nuit et qui livre donc les performances de chacun des poètes dans un ordre différent de celui du spectacle. Ainsi, le spectacle offrait une alternance de lectures, de chansons et intermèdes musicaux. Ces passages ont été réunis et recomposés dans le film ou du moins, il y a chez les réalisateurs la volonté de proposer un ordre donnant une certaine cohérence à ces interventions musicales. À la suite des entrevues et des passages filmés en coulisse, le film présente en ouverture la performance musicale du collectif de l’Infonie, dirigé par Walter Boudreau.

Dans Les archives de l’âme, Lucien Francoeur, poète et musicien qui participera aux éditions suivantes et qui n’était à l’époque qu’un simple spectateur, révèle que cette intervention musicale lui a permis de sortir d’une certaine torpeur et de réveiller un peu le public. Le passage musical qui ouvre la Nuit dans le film s’est donc déroulé en réalité à la fin

du spectacle. Les réalisateurs ont d’ailleurs choisi d’en placer un autre extrait à la fin du film, révélant le véritable ordre qui fut celui du spectacle. Dans le film, les performances ayant une dimension musicale ou les poèmes dits par des chansonniers ont tendance à se suivre, ce qui révèle le souci des réalisateurs pour la recherche d’une certaine cohérence, d’une relative unité dans l’enchaînement des performances.

La Nuit de la poésie, dans la conscience collective, reste donc largement tributaire de la version filmée par Jean-Pierre Masse et Jean-Claude-Labrecque. Il est difficile d’évoquer l’événement en dehors de cette version filmée qui, bien que livrant un témoignage direct et « objectif » de l’événement, a conduit à figer, filtrer et interpréter la représentation.

Premier élément important qui donne une autre perspective sur l’événement : le fait

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