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La Révolution tranquille voit l’émergence de cette pensée nationaliste progressiste en rupture avec les valeurs traditionnelles et passéistes naguère en vogue dans la société canadienne française. Désormais québécoise, cette société ressent le besoin de se représenter d’une manière nouvelle. La problématique coloniale s’étend progressivement à l’ensemble de la production littéraire. La majeure partie des œuvres publiées durant la période de la Révolution tranquille fait état de cette préoccupation identitaire et de la dénonciation du fait colonial. Dans une certaine mesure, le Québec s’assimile aux autres espaces francophones pour lesquels le colonialisme a été un fait historique marquant.

Si la Révolution tranquille donne à la Province les moyens de son autonomie, il n’en reste pas moins que la culture anglophone reste dominante dans la majeure partie des secteurs clés de l’activité économique et sociale. Les Québécois sont ainsi contraints d’avoir recours à l’anglais pour pouvoir travailler et les droits des francophones restent encore à défendre. Jusque dans les années 1970, la situation « inférieure » de la population francophone correspond à une réalité perceptible.

Ainsi la dimension nationale, voire nationaliste, de la littérature apparaît comme omniprésente et correspond à la fois aux préoccupations des auteurs et du lectorat québécois à partir de la fin des années 1950 et de manière plus marquée au cours de la décennie 1960. De cette façon, le besoin de se représenter de manière plus conforme à la nouvelle réalité vécue par les Québécois se fait sentir de manière accrue lors de cette émancipation culturelle et de ce formidable revirement identitaire. Parmi les grandes questions qui animent la production littéraire de l’époque, parallèlement au foisonnant débat d’idées sur l’identité québécoise, celle de la langue apparaît comme primordiale. Le recours à une dimension québécoise de la langue française apparaît à la fois comme une revendication nécessaire en même temps qu’elle révèle les problématiques complexes liées à l’infériorité vécue et dénoncée par le peuple et les intellectuels qui entendent lui donner la parole.

La Nuit de la poésie est en ce sens une parfaite illustration de ces principes de revendication culturelle et nationale. L’affirmation identitaire qui prend des formes multiples

se fait plus aisément sentir dans ces spectacles de performance poétique qui ont cours depuis la fin des années 1960. La tournée « Poèmes et chants de la résistance » organisée en 1968 au profit des prisonniers politiques québécois s’inscrit pleinement dans cette dynamique, associant à la fois le genre poétique et les formes nouvelles de sa diffusion : la performance.

Comme nous l’avons noté à plusieurs reprises, l’une des manifestations les plus marquantes de la spécificité de la littérature recherchée par les écrivains québécois est sans aucun doute la revendication militante de la variante québécoise de la langue française. Tentant de convoquer une langue typiquement québécoise, porteuse de tous ces éléments singuliers, différents des usages ayant cours en France, ces auteurs se lancent dans une entreprise littéraire et linguistique audacieuse et novatrice, celle de l’écriture en joual. Initiée par les auteurs de la revue Parti Pris, cette aventure linguistique a marqué la production littéraire de la fin des années 1960 et reste l’une des problématiques vives de la littérature d’aujourd’hui72. Le but premier de cette émancipation linguistique était de donner au Québec des modes d’expression qui lui soient propres et de proposer dans les modèles culturels, une alternative à la conception traditionaliste de la littérature nationale. Cette recherche de la québécité de la langue correspond avant tout au besoin de se représenter de manière plus conforme à la réalité. Mais le recours revendiqué à cet état déprécié de la langue (puisque la langue québécoise est porteuse des signes de l’aliénation culturelle et du pervertissement de la langue française au contact de la langue dominante et hégémonique qu’est l’anglais) n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes tant sur le plan identitaire que littéraire. Cette revendication linguistique est donc liée à une forme de dénonciation, ce qui explique que l’utilisation du joual en littérature soit à la fois l’expression paradoxale de la fierté identitaire, de la honte culturelle et de la pauvreté linguistique.

72 La question de cette écriture en joual ne perdure pas dans les mêmes termes aujourd’hui que pendant la Révolution tranquille comme nous le verrons à travers l’étude de ce phénomène.

1. Le joual entre la honte et la fierté

Dans le mouvement de revendication identitaire et dans la recherche d’une autonomie de la littérature, les écrivains de la Révolution tranquille ont été conduits presque naturellement à poser la question de la langue et à chercher dans la langue française les éléments linguistiques permettant de mettre en avant la spécificité québécoise de cette langue. Le mythe d’une « langue à soi » pour reprendre l’expression de Lise Gauvin73 reste tenace à toutes les étapes de la constitution progressive de la littérature nationale. On peut comprendre que lors de cet éveil culturel, littéraire et institutionnel qui a animé la Province dans les années 1960, la question de la langue se soit avérée centrale.

C’est ainsi que de nombreux auteurs ont fait le choix de réinvestir la langue afin de lui donner les signes de la québécité nouvellement ressentie et proclamée. Le joual est alors devenu, si l’on ose dire, le « cheval » de bataille de nombreux auteurs et ces derniers ont opté pour cet état aliéné de la langue dans une logique de revendication identitaire. Réunis autour de la revue Parti Pris, nombre d’écrivains ont donc livré une littérature marquée plus que jamais auparavant par les particularités linguistiques de la société parlante. Le joual, à la fois revendiqué et décrié par les auteurs comme par les linguistes a été à l’origine de nombreux débats, encore visibles et vivaces aujourd’hui. Il résume bien la difficile et délicate articulation du choix d’une langue « québécoise » et de sa conséquence en littérature.

a) Le joual : tentatives de définition d’une notion problématique

Le mot « joual » vient du mot « cheval » prononcé à la québécoise. Ce terme, utilisé de longue date dans le Canada francophone, désigne au départ le langage des locuteurs peu instruits qui disent « joual » pour « cheval ». Par extension, et notamment à la suite d’un article d’André Laurendeau paru dans Le Devoir le 21 octobre 1959, auquel s’ajoute un essai de Jean-Paul Desbiens Les insolences du frère Untel74, il prend un sens plus large pour désigner l’ensemble des particularités du parler québécois, de la variante québécoise de la langue française, et, au moins pour André Laurendeau, pour évoquer la trop grande influence

73 Expression qu’elle emprunte elle-même à Octave Crémazie dans sa lettre à l’abbé Casgrain (déjà cité plus haut).

de l’anglais sur cette dernière75, « le joual est un langage qui se décompose à cause d’un contact trop étroit et trop massif avec une autre langue »76. Langue « qui se décompose » ou langue qui s’émancipe en s’éloignant des standards d’outre-Atlantique ? On voit d’emblée que le terme de « joual » et les variétés de langage, de pratique et de représentations qu’il recouvre et embrasse, posent problème à bien des égards.

Le premier écueil est, sans aucun doute, le manque de cohérence linguistique du joual lui-même. En effet, le joual ne saurait constituer une langue à part entière. Cette « variété » du français ne connaît pas d’autonomie par rapport au français « standard » (ou français international) et ne constitue en aucun cas un créole ni un état de langue en voie de créolisation. De plus, cette variété ne dispose pas d’une unité linguistique, ni même d’un début de normalisation : de nombreux termes varient d’un locuteur à l’autre, tout comme leur fixation orthographique. La retranscription des mots propres à cette variété de la langue n’est pas la même chez tous les écrivains, elle peut même varier chez un même auteur (André Major ou Michel Tremblay par exemple). Cette absence de grammatisation, son exclusion de la sphère scolaire et institutionnelle suggèrent bien qu’elle ne saurait constituer une langue à part, reconnue par tous et susceptible de représenter l’expression de tout un peuple.

L’expression « joual », en vogue dans les années soixante-dix, mais déjà très contestée à l’époque, n’est que très rarement utilisée aujourd’hui, ce qui suggère clairement que ce « concept » n’est guère satisfaisant dans la perspective de la description de la variété québécoise de la langue française. Le joual représente, de manière maladroite, une variété de langue que l’on n’a pas encore cernée. L’impossibilité d’ériger cette variété en langue nationale apparaît à l’évidence, et ce dès les années 1970. En témoigne la dimension sociale que recouvre cette notion. Le joual tel qu’il est envisagé dans les années soixante-dix est une sorte de sociolecte (certains réduisent ce terme au parler populaire francophone de la région de Montréal dans les années soixante) une forme de « géolecte » ou encore de « topolecte ». Tout au plus, on s’accorde à le considérer comme un dialecte et non comme une langue à part entière. Autre dimension de cette « langue » qui rend hasardeuse sa proposition et sa définition en tant que langue nationale, c’est que le « joual » reste associé à une forme pervertie de la langue, il représente un parler populaire, d’autant plus mouvant qu’il échappe à la normalisation. On pourrait donc le considérer comme un « basilecte ». Il est vrai que la revendication linguistique qui anime les auteurs des années soixante-dix se double d’une

75 Denis Monières, André Laurendeau et le destin d’un peuple, Montréal : Québec/Amérique, 1983, p. 198. 76 André Laurendeau [Candide], Le Devoir, 23 janvier 1961.

revendication sociale. Le joual devient l’instrument ambigu d’une dénonciation de la situation colonisée et dominée du peuple francophone du Canada.

Il ne s’agit donc pas pour nous de définir la dimension nationale ou sociale de cette variété de langage, mais bien plutôt de comprendre la manière dont les écrivains et créateurs évoqués plus haut ont eu recours au joual pour dénoncer un fait social, une aliénation culturelle et une dérive perverse de la culture et de la langue. Cette définition du Petit Robert (dans l’édition de 1991) reprise par Christine Portelance dans Emblématiques de l’«époque du joual77 permet donc de préciser la raison d’être et l’ambivalence du joual :

Mot utilisé au Québec pour désigner globalement les écarts (phonétiques, lexicaux syntaxiques ; anglicismes) du français populaire canadien, soit pour les stigmatiser, soit pour en faire un symbole d’identité.78

Ainsi, cette brève mais suggestive définition révèle la dimension délicate et imparfaite de la notion de « joual » : elle réunit tous les écarts de langage sans les définir ou les préciser, ni même les hiérarchiser (anglicismes et archaïsmes sont ainsi mis sur le même plan). De surcroît, le joual est à la fois l’instrument d’une revendication (« symbole d’identité ») et d’une dénonciation (« stigmatiser »). Or, c’est précisément cette double dimension d’une mise en valeur et d’une dénonciation qui anime les œuvres que nous proposons d’étudier.

b) Joual et écriture

Dans le contexte particulièrement mouvant de la « Révolution tranquille », le terme de « joual » consacre donc l’ensemble des modes de présence de la « langue québécoise » dans le discours public et privé. Ainsi le joual n’est-il pas limité aux pratiques langagières des sujets parlants, mais associé à l’écriture du parler québécois et se présente également comme la forme d’une retranscription et d’une inscription du parler populaire dans la littérature. Le manque de normalisation de la langue déjà relevé lors de la définition du joual comme pratique du parler quotidien, se retrouve naturellement dans la littérature. Ainsi l’orthographe des termes spécifiquement québécois varie d’un auteur à l’autre. La retranscription de la langue parlée à l’écrit s’effectue de manière anarchique et diversifiée en fonction des auteurs, elle relève donc d’une invention personnelle et non de décisions concertées. Si le joual, tel qu’il apparaît dans les œuvres littéraires de cette période ne saurait constituer une langue à

77 Christine Portelance, dans André Gervais (dir.), Emblématiques de l’« époque du joual », Jacques Renaud, Gérald Godin, Yvon Deschamps, Outremont : Lanctôt, 2000.

part entière en voie de constitution, c’est probablement parce que tel n’était pas là l’objectif poursuivi par les écrivains qui y recouraient.

La raison première de ce recours au joual relève d’une dimension mimétique du langage et de la volonté de reproduire la réalité des pratiques populaires. La littérature d’avant les années soixante restait, comme on l’a vu, en grande partie une littérature d’imitation des modèles français « de France ». Il s’est donc agi dans un premier temps de proposer une nouvelle représentation de la société québécoise et d’en faire parler les membres de manière plus conforme à la réalité. Dans une société récemment et rapidement urbanisée, et face aux pratiques langagières d’une certaine classe populaire, la littérature se devait de donner de nouveaux modes de représentation pour être plus conforme à cette nouvelle société.

Au-delà de la question de la langue, c’est donc la question sociale et celle de la représentation de la communauté francophone dans la littérature qui anime la plupart des écrivains de la « Révolution tranquille ». L’avènement du joual en littérature répond donc largement à une volonté de rompre avec des pratiques littéraires jugées stéréotypées et conventionnelles et imposées de l’extérieur. Par la suite, les critiques pourront dire que le joual en littérature s’est imposé comme un vaste mouvement qui a permis aux écrivains et aux lecteurs de s’émanciper d’une certaine norme métropolitaine. C’est ainsi que Lise Gauvin résume cette entreprise littéraire et linguistique :

La langue devient pour eux symptôme et cicatrice. Poètes et romanciers s’engagent dans une pratique volontariste d’une « langue humiliée », appelée « joual » et parlée par les classes laborieuses. [...] Il ne s’agit plus d’attirer l’attention du « vieux monde », mais de créer les conditions nécessaires à l’établissement d’une littérature qui ne soit pas pure convention79.

Si pour un grand nombre d’écrivains de l’époque, il va de soi que le joual est la marque de la situation subalterne de la communauté francophone au sein de la société canadienne, la période de la Révolution tranquille offre dans une large mesure la possibilité d’une redécouverte de la force populaire de la langue parlée au Québec. C’est ainsi que des auteurs comme Michel Tremblay, Gérald Godin, Jacques Godbout, Yves Beauchemin ou André Major choisissent, selon un processus bien connu de réaction face à la domination, de mettre en avant ce parler québécois, ce « joual » à la fois signe de la spécificité québécoise et marque d’une honte, d’un asservissement parallèle de la langue et de ceux qui la parlent. Une conception contradictoire, presque schizophrénique, qui se retrouve chez tous les auteurs qui usent de cette variété de la langue.

Il faut toutefois constamment garder à l’esprit la complexité de cette revendication, qui fonctionne à la fois comme affirmation et dénégation. Le joual est en effet une forme de dénonciation de la situation colonisée du peuple québécois illustrée à travers les défauts de sa langue. Il est ainsi la manifestation d’une certaine pauvreté culturelle et d’une domination par la culture anglophone qui conduit à une perversion du système linguistique (anglicismes, traductions littérales d’expressions anglaises, tours syntaxiques directement calqués sur l’anglais, etc.).

Ainsi, la revendication de (et à travers) cette « langue québécoise » est-elle fondamentalement ambiguë et ambivalente : elle traduit dans un même mouvement la conscience de l’état d’infériorité de la langue « nationale », sa contamination par l’anglais, et sa dépendance vis-à-vis de ce dernier. Et d’ores et déjà se pose le problème de la représentation de la société québécoise à travers une langue qui porte en elle les signes de l’aliénation, de la colonisation, de la sous-éducation voire de l’analphabétisme, et de l’infériorité sociale de la communauté francophone prise dans son ensemble. Pour les écrivains de la Révolution tranquille comme pour leurs lecteurs, revendication sociale et revendication linguistique sont donc indissociables.

Qu’elles acceptent, illustrent, critiquent ou rejettent cette variété de la langue, la plupart des œuvres de l’époque traduisent l’enjeu linguistique qui provoque le débat dans la société québécoise. Complexe identitaire, social, linguistique, revendication d’une singularité identitaire et dénonciation d’un état inférieur de la langue, sont autant de questions qu’illustre le québécois en littérature à travers le recours au joual.

c) Langue et société : l’engagement linguistique

On a pu voir précédemment que l’un des enjeux principaux de l’inscription du joual dans la littérature réside dans le besoin de représenter autrement la société québécoise. La nouveauté des thèmes littéraires doit, aux yeux de cette génération nouvelle, s'accompagner d’une innovation langagière susceptible de dire de manière inédite la réalité québécoise. Le recours au joual joue donc dans un premier temps le rôle d’un « effet de réel », pour reprendre la formule de Roland Barthes. La « langue québécoise » est rendue nécessaire par le besoin de

mimétisme. Les auteurs et lecteurs de l’époque ressentent donc le besoin de trouver « une langue à soi »80.

C’est ce souci que traduit en 1968, la pièce de Michel Tremblay (né en 1942), Les Belles-Sœurs 81, pièce reconnue comme étant la première œuvre marquante représentée, « écrite » et transcrite en « joual » de toute l’histoire littéraire du Québec. La pièce de Tremblay met en scène des personnages typiques des quartiers populaires de Montréal. On y découvre un groupe de voisines qui livrent au spectateur leurs petites querelles, leurs jalousies et leurs colères. Ces personnages qui vivent dans une relative pauvreté offrent ainsi une vision de la société particulièrement acerbe, loin des clichés d’une littérature « à la française » ou des romans du terroir à la mode durant toute la première moitié du XXe siècle.

La nouveauté la plus visible du théâtre de Tremblay repose avant tout sur le choix de la langue qui tranche de manière définitive avec celle que l’on peut trouver dans des œuvres précédentes. Mais c’est aussi par le choix des thèmes et dans la manière de représenter la société que Tremblay innove en profondeur. Le fait de représenter une société populaire, urbaine, à travers des personnages pour la plupart féminins n’a évidemment pas laissé les esprits indifférents et cette pièce a provoqué un scandale sans précédent, scandale qui est à l’origine de ce qu’on a appelé par la suite, la « querelle du joual ». On comprend avec l’exemple de Michel Tremblay, à quel point le choix de la représentation de la société et le recours à la langue du peuple ont marqué définitivement un tournant dans l’histoire littéraire. La langue chez Tremblay, reproduction du parler et des comportements des couches populaires et dans le même temps dénonciation de leur infériorité culturelle, est ainsi utilisée pour traduire, mettre en scène et donner à entendre et à voir une réalité sociale jusqu’ici pratiquement exclue du champ littéraire. De l’effet de réel associé à une forme de mimétisme langagier à la dénonciation de la situation inférieure de la société québécoise, on comprend en quoi le recours à cette langue dominée et malmenée conduit à un double effet de revendication et de contestation.

L’œuvre en prose de Gaston Miron (1928-1996) et notamment la série d’articles polémiques et théoriques publiés dans diverses revues et réunis dans l’édition TYPO de

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