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Des plantations au blues

Lřabolition de lřesclavage et le contexte économique de lřépoque plongent les esclaves affranchis dans une grande misère : le chômage est très élevé et lřerrance devient le mode de vie de beaucoup. Bergerot écrit alors que le blues est une « expression individuelle et intime à leur déprime collective55 ». Le mot blues est directement issu de lřexpression anglaise « the bluedevils 56

» qui signifie avoir le cafard. Le blues est alors certes un genre musical, mais cřest aussi et surtout un état dřesprit caractéristique dřune époque et dřune population spécifique57: celle des Noirs américains récemment affranchis, qui traversent le continent américain en quête de travail avec quelques affaires et leur guitare (instrument caractéristique), en chantant tristement la rudesse de la vie. En ce sens, le blues nřest pas tellement éloigné des field hollers qui chantaient la peine et lřisolement. Le rapport aux work songs, bien que moins direct que celui aux field hollers, existe bel et bien lorsque lřon considère la forme appel-réponse : le musicien chante et instaure un duo avec son instrument. Nous nous attarderons plus tard sur la forme musicale du blues. Ce quřil faut comprendre ici, cřest lřidée dřune évolution des chants des plantations au blues : il nřy a pas de saut entre les deux. Il est alors impossible de considérer le blues comme un descendant des field hollers sans le considérer aussi comme le descendant des work songs : le blues est issu de la musique des plantations (qui comprend à la fois field hollers et work

55Ibid., p.25.

56 En français, « les diables bleus ». 57

Gilles DELEUZE parle de la beauté de la complainte qui est directement liée à lřabsence de statut social : « Cřest quoi lřélégie ? Moi je crois que cřest lřexpression de celui qui nřa plus, temporairement ou pas, qui nřa plus de statut social. […] Cřest sublime la plainte ! La plainte populaire, la complainte, la complainte de lřassassin, la complainte qui est chantée par le peuple. Je dis, cřest des exclus sociaux qui sont en situation de plainte […] Un esclave tout court, il a encore un statut si malheureux qui soit. Il peut être très malheureux, il peut être battu, tout ce quřon veut, il a quand même un statut social. Quand il est affranchi, yřa des périodes où il nřy a pas de statut social pour lřesclave affranchi. Il est hors de tout. Ça a dû être un peu comme ça la libération des Noirs en Amérique, avec lřabolition de lřesclavage. Quand il y a abolition de lřesclavage, […] on nřa pas encore prévu de statut : ils se trouvent exclus. Ce quřon interprète bêtement en disant ŖVous voyez ils reviennent ! Ils reviennent comme esclavesŗ mais ils nřont aucun statut, ils sont exclus de toute communauté. Alors à ce moment-là naît la grande plainte. Mais ce nřest pas la douleur quřils ont, cřest une espèce de chant, cřest pour ça que cřest une source poétique […] » Abécédaire, réalisé par Pierre-André Boutang, Editions Montparnasse, 1988, Lettre J.

songs). Il est important de le noter dans la mesure où les rapports de lřindividu à la

communauté paraissent intrinsèquement liés à cette musique : les work songs ne sont pas des chants lyriques ; il sřagit bien de partager la rudesse de la vie pour se donner de la force. Les field hollers ne sont pas plus lyriques que les work songs : le chant dřun travailleur isolé dit une présence (le travailleur isolé dans le champ signifie sa présence aux autres). Dans les deux cas, les chants des plantations ont pour but de rassembler. Héritière dřune telle tradition, la musique blues contient en elle ce rapport à lřensemble de la population noire qui nřest plus en esclavage mais dont les conditions de vie sont toujours aussi rudes. Ce sont les modalités de ce rapport qui ont désormais changé.

Le caractère individualiste est peu à peu intégré dans la musique et donne la particularité au blues. Le bluesman est un solitaire ; la solidarité qui pouvait encore exister dans les plantations a disparu. Certes, le bluesman chante la misère de la population noire américaine considérée comme une communauté (« Les déboires et le chagrin de lřindividu sont perçus comme représentant le lot commun du genre humain et du Noir américain en particulier58 »), mais cette misère, en plus dřêtre économique, est désormais sociale. Musicalement, derrière le son de sa guitare, ce sont les voix de la misère noire que lřon entend, de la même manière que dans les plantations, le groupe répondait au meneur et pourtant, le groupe nřest plus là et le musicien sřindividualise. Dans lřerrance, lřinstrument se substitue au groupe de travailleurs, mais il ne sřagit là que dřune substitution qui permet dřoublier un temps que la communauté nřest plus là et que lřidentité du bluesman ne peut se définir quřindividuellement. Si le blues chante lřisolement, au même titre que les field

hollers, et si lřisolement ne se définit jamais autrement que dans un rapport à la

communauté, dans le passage des field hollers au blues, le Noir américain passe dřune conception de lřidentité comme membre dřun collectif à une identité comme individu. Ainsi dans le blues, la communauté nřest pas absente Ŕ cřest même un point de référence Ŕ mais le positionnement du musicien par rapport à elle est profondément transformé.

Quřen est-il de lřévolution de la forme musicale, des chants dans les plantations jusquřau blues ? Les disparités régionales qui existaient à lřépoque de lřesclavage et peu après son abolition se nivelèrent peu à peu quand les mouvements migratoires prirent de lřampleur. Les bluesmen sont des voyageurs, ils se rencontrent, sřécoutent, et la forme musicale propre à la musique blues finit par se fixer. Elle fonctionne sur douze mesures de

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quatre temps : les quatre premières mesures relèvent de lřaccord de tonique, cřest-à-dire du premier degré de la gamme (en tonalité de Do majeur, les quatre premiers accords sont des accords de do, ou plus librementdes accords équivalents comme les accords du troisième et sixième degré) ; les mesures cinq et six amènent un déséquilibre avec lřaccord de sous- dominante, lřaccord du quatrième degré ; un déséquilibre qui est résolu par le retour à la tonique dans les mesures six et sept ; la conclusion du cycle sřopère par les quatre dernières mesures dans lesquelles lřenchainement des degrés cinq, quatre, et premier est devenu caractéristique du blues. Cette forme sřappuie sur la gamme blues, une gamme construite sur la gamme pentatonique mineure (de type : la Ŕ do Ŕ ré Ŕ mi Ŕ sol) dans laquelle la septième mineure (dans notre exemple le sol) acquiert un nouveau statut et donne naissance à lřutilisation fréquente des accords de septième. Lřutilisation de ces accords fait peu à peu entrer les bluenotes dans la gamme qui intègre désormais des dissonances. Pour donner un exemple, la gamme blues de do est la suivante : do Ŕ mi b Ŕ mi Ŕ fa Ŕ sol b Ŕ sol Ŕ si b Ŕ si. Le triton (ou quinte diminuée) qui fut longtemps interdit par lřEglise, entre ici dans une gamme (mi Ŕ si b). On entend particulièrement bien la forme

blues dans Ramblin’ on mymindde Robert Johnson (1911- 1938). Si lřon se reporte à

lřanalyse de Franck Bergerot59

, la structure de ce blues est la suivante60 : Introduction (0 :00 Ŕ 0 :17)

A (0 :18 Ŕ 0 :31): mesures 1 à 4 Ař (0 :32 Ŕ 0 :43) : mesures 5 à 8 B (0 :44 Ŕ 0 :54) : mesures 9 à 12

On parle de Ař et non de A pour des raisons harmoniques : A procède dřun enchainement harmonique des degrés I, IV, I, I, chaque degré correspondant à une mesure quant Ař procède dřun enchainement des degrés IV, IV, I, I. Le bluestourne alors sur douze mesure : Rambling on mymind nřest pas constitué de douze mesures, il est structuré par un cycle de douze mesures.

2. Des Spirituals au Gospel.

59 F.B

ERGEROT, Le Jazz dans tous ses états, op.cit. p.30.

60 Les minutes sont données selon la version suivante : http://www.youtube.com/watch?v=CRnzBm1wNFo,

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