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La musique des plantations

Sur les débris dřune tradition africaine malmenée, une nouvelle culture noire, hybride, voit le jour : celle des plantations. Dans les champs, les travailleurs chantent pour rythmer leurs gestes répétitifs et se donner du courage. Il semble de prime abord que rien ne différencie ces work songs des chants de travail que lřon pouvait entendre en Afrique à lřépoque du commerce triangulaire. Pourtant, il serait tout à fait biaisé de faire de ces chants de travail un univers musical homogène et indifférencié. Si lřon peut parler dřune conception africaine de la musique, cřest-à-dire dřune approche du phénomène musical que lřon retrouve dans toute lřAfrique noire du xviie

siècle, on ne peut cependant pas nier les différentes manières de mettre en musique cette conception selon les cultures et les communautés étudiées. Le génocide culturel dont parle Bergerot consiste alors, nous lřavons vu, à mélanger les communautés et par là-même à mettre en rapport des cultures africaines diverses. Christian Béthune écrit très justement :

[…] du fait de lřappartenance des individus transbordés à des ensembles culturels extrêmement divers Ŕ eux-mêmes subdivisés en vastes sous-ensembles Ŕ toute référence à une culture

joue de la musique, quřon ne la pense pas, quřon la pratique à des fins religieuses, sociales ou tout

simplement pour rythmer le quotidien. L’art africain antérieur à la période contemporaine nřexiste pas. Sur cette question, cf. Viviane HUYS et Denis VERNANT, L’Indisciplinaire de l’art, Paris, PUF, 2012.

africaine originelle doit davantage se penser en termes dřéclatements, de télescopages et de ruptures quřen termes dřunité, dřhomogénéité ou de patrimoine.13

Ce qui résiste à la destruction de la culture, ce sont les lieux communs à toutes les populations africaines (« De plus, bien que parlant des langues africaines différentes, les esclaves pouvaient en général communiquer entre eux, comme le souligne Equiano dans son ouvrage : ŖJe les comprenais, bien quřils fussent originaires dřune région éloignée de lřAfrique.ŗ 14

»), et la conception de la musique caractérisée par sa fonctionnalité, sa communication et sa finalité15, en fait partie. Par conséquent, même si « les différences au sein de la population noire [en esclavage] étaient aussi importantes sur le plan de la nationalité et de la culture que celles existant entre un Anglais et un Espagnol16 » tous les esclaves considèrent la musique Ŕ et plus particulièrement le chant Ŕ comme faisant aussi partie du travail. Les work songs ne ressemblent donc à aucun chant de travail africain, en même temps quřils ressemblent à tous : ils sont la synthèse de toutes les façons africaines de chanter pendant le travail.

Si lřon en croit lřétude de Bergerot, la forme de ces work songs est du type question-réponses : lřensemble des travailleurs répond au chant dřun seul. Cette forme est en fait directement issue de la forme traditionnelle des chants africains. Eileen Southern décrit :

Les spécialistes modernes appellent souvent « appel et réponse » cette forme responsoriale, antiphonique, des chants africains Ŕ cřest-à-dire lřalternance des passages du soliste et des refrains du chœur […] On ne saurait trop souligner lřimportance du soliste : cřest lui qui choisissait le chant, qui enrichissait la mélodie de base et improvisait des vers de circonstance et qui mettait fin à la séance. 17

La particularité des work songs est quřils sont collectifs, quřils concernent lřensemble des esclaves travaillant sur une même parcelle. La précision est importante dans la mesure où il existe un autre type de chant dans les plantations : les field hollers qui sont, eux, le fait dřun seul et unique travailleur, en général isolé, qui chante sa peine. La

13 ChristianB

ETHUNE, Le Jazz et l’Occident, Langres, Klincksieck, 2008, p.28.

14

E.SOUTHERN, Histoire de la musique noire américaine (1970), op.cit., p.46.

15 Pour reprendre la terminologie de R. Springer. 16 Joachim-ErnstB

ERENDT, Le Grand livre du jazz (1981), trad.fr. Paul Couturiau, Monaco, Editions du Rocher, 1994, p.17.

17

différence qui existe entre les work songs et les field hollers est alors le rapport de lřindividu à la collectivité. En chantant des work songs, le travailleur sřaffirme comme un membre du groupe. La musique a ici une fonction intégratrice : même si les travailleurs ne se voient pas, ils sont ensemble et mêler sa voix à toutes les autres permet à lřesclave déraciné de reconstruire son identité via le groupe. Les work songs remplissent alors une fonction sociale en fondant la cohésion du groupe et la solidarité au sein de celui-ci. Et cřest aussi bien dans la forme responsoriale que dans les paroles des chants que lřon remarque le rôle de la musique dans la culture des esclaves. Southern nous donne un exemple de paroles typiques des work songs, paroles dřun chant dřesclaves bûcherons :

A cold frosty morning, The nigger feeling good,

Take your axe upon your shoulder, Nigger, talk to the wood.

Un matin froid et givré, Les Nègres se sentent bien, Prends ta hache sur ton épaule, Nègre, et va parler au bois18.

Certes, lřesclave a été déraciné culturellement, mais, à travers le chant, on voit que cřest une nouvelle communauté qui éclot : celle des Noirs dřAmérique, des Afro- Américains. On passe ici dřune différenciation basée sur les cultures, cřest-à-dire sur les pratiques, à une différenciation basée sur la couleur de peau. Niveler les différences culturelles qui peuvent exister entre les « tribus fon, yotouba, ibo, fanti, peul, achanti, ouolofs, mandingues [ou encore] baoulé 19» promeut la notion de race au statut dřun critère de délimitation sociale. Le génocide culturel est alors le moyen de faire intégrer aux esclaves quřils ne sont dorénavant plus achanti ou peul, mais seulement Noirs. Lřesclavagiste les a dépouillés de tous leurs anciens critères de différenciation pour nřen garder quřun : la couleur de leur peau. Or, on voit remarquablement bien dans la chanson ci-dessus que lřesclave ne se considère plus que par sa couleur de peau : on aurait pu imaginer que la communauté des esclaves se définisse dřaprès leur origine comme le peuple venu dřAfrique, mais il nřen est rien. Le critère de différenciation social est désormais celui de la couleur de peau et dans les work songs, le rapport de lřindividu au

18Ibid.,p.144. 19

collectif se fait par un processus dřidentification sur les bases de lřactivité (tous les participants coupent du bois ou cueillent du coton etc.) et de la race.

Or on ne retrouve pas ce rapport spécifique à la race dans les field hollers, qui sont des chants à la limite du cri20. Southern écrit : « Un appel ou un cri dřesclave pouvait avoir bien des significations : besoin dřeau, de nourriture, dřaide, faire savoir aux autres où lřon travaillait, ou simple expression de la solitude, de la douleur ou de la joie21. ». Le field

holler nřest donc pas un acte collectif auquel lřindividu prête sa voix, cřest bien plutôt la

revendication dřune singularité. Le cri ne cherche pas à se fondre dans la voix du collectif, il cherche au contraire à sřindividualiser. Christian Béthune compare la population noire réduite en esclavage et la population juive déportée dans les camps de concentration : ce qui ressort de son analyse, cřest la différence cruciale quřil existe entre les deux populations quant à la reconnaissance de leur humanité. En effet, si « tout dans la solution finale est agencé pour nier lřhumanité de ceux sur qui elle sřacharne […] il nřy a pour le planteur [blanc américain] rien dřhumain à nier chez lřesclave 22

». La musique, et en particulier les field hollers, est alors le moyen de revendiquer son humanité, un moyen qui sera repris dans le jazz au sein duquel, « à chaque note jouée, le musicien de jazz pose son humanité toute entière pour la première fois 23».

Ce qui fait lřunité de la musique des plantations, quřil sřagisse de work songs ou de

field hollers, ce sont des habitudes mélodiques et rythmiques opposées aux canons

occidentaux, un grain de voix tout à fait particulier et un engagement corporel jamais vu dans la pratique musicale. Dřailleurs, il semble bien que ce soit dans les plantations que les chanteurs firent les toutes premières expériences de blue note. Que les rapports entre individu et collectivité soient définis différemment dans les work songs et dans les field

hollers nřempêche absolument pas de penser ensemble ces deux façons de chanter. En

effet, il sřagit à chaque fois pour lřesclave de se situer dans la société, de se situer collectivement24 par le biais de la race ou individuellement par le biais dřune revendication

20

Holler veut dire crier/brailler en anglais.

21E.S

OUTHERN, Histoire de la musique noire américaine (1970), op.cit., p.150.

22 C.B

ETHUNE, Le Jazz et l’Occident, op.cit. p.15. Béthune continue : « Contrairement donc à ce quřaffirme Hegel dans sa célèbre dialectique « maître et serviteur », lřesclave américain ne renvoie pas à une humanité niée, mais simplement à une humanité diaphane au point de ne pas même pouvoir retenir la négation. Une humanité absente, dans la mesure où celle-ci nřa jamais été en mesure dřapparaître, et donc dřêtre initialement posée » p.16.

23Ibid., p.17. 24 David S

MADJA, « Variations sur le jazz et la politique » in Raisons politiques, 2004/2, no 14, p. 179 Ŕ 193, p.182: « Indissociable du rituel, la musique africaine a une fonction sociale qui consiste à affirmer son lien

de son humanité. Dans les deux cas, la musique des plantations reste fonctionnelle et en ce sens, profondément sociale.

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