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La musique religieuse

La vie des esclaves était aussi rythmée par les offices religieux. Les pasteurs blancs sont les premiers à se soucier de lřéducation des esclaves. Convertir les populations transbordées au christianisme suppose alors de dégager du temps pour lřinstruction religieuse dřune part, et pour les offices dřautre part. Lřinstruction passe alors par lřapprentissage des psaumes que lřon chante suivant un principe qui nřest pas étranger aux populations issues dřAfrique noire : le lining out. Il sřagit dřun principe de répétition qui permet aux paroissiens dřapprendre les versets de la bible tout en priant en chanson. Le chef de chœur chante un ou deux versets qui seront répétés par lřensemble des paroissiens. Ici, la technique dřenseignement mise en place par les pasteurs blancs correspond aux habitudes musicales des esclaves qui, déjà sur leur continent dřorigine, utilisaient le principe de questions-réponses. Dans leurs structures, les chants religieux sont donc très proches des chants que lřon peut entendre dans les plantations.

Christian Béthune remarque dřailleurs très justement la perméabilité du sacré et du profane dans la vie des esclaves noirs : il parle de « lřétonnante perméabilité des formes symboliques où sřexpriment la volonté dřélévation spirituelle dřune âme tournée vers le sacré, et des modes profanes dřexpression, liés à des préoccupations souvent triviales, ancrées dans un univers terrestre. 25». Béthune montre que, dans la mesure où la religion fait de lřesclave noir un homme capable dřaccéder à la dimension sacrée de son existence en même temps que sa condition dřesclave nie absolument toutes les valeurs du christianisme, la différence entre le sacré et le profane relève plus dřun artifice que de lřinstauration dřun sens. Autrement dit, si dřordinaire lřopposition sacré et profane est constitutive dřun sens et permet à lřindividu dřorienter sa conduite, pour la population réduite en esclavage, cette opposition ne fait que révéler les contradictions internes du comportement des maîtres : « Permettre à lřesclave lřaccès à des pratiques religieuses revenait à reconnaître implicitement une humanité que son statut juridique de bien mobilier

avec le groupe. En ce sens, elle prend un caractère à la fois collectif et permanent et constitue une préoccupation profonde et constante chez lřAfricain et témoigne de lřexistence dřune forme de holisme primitif, sorte de composante musicale de la solidarité mécanique évoquée par Emile Durkheim. ».

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lui déniait a priori.26 ». Dissimuler la frontière franche quřil existe entre la vie religieuse et la vie quotidienne revient alors à intégrer dans le profane les valeurs chrétiennes dřégalité, de liberté et de générosité et ainsi, à « interpeller la morale [des] maîtres27 » sans, à proprement parler, se révolter. Or, comment se manifeste cette confusion de la vie religieuse et de la vie quotidienne ? Pour ce qui nous intéresse plus particulièrement, dans les chants des esclaves. Nous avons vu que la forme des work songs et des psaumes sont étrangement similaires. Cette ressemblance de forme ajoutée à la perméabilité du sacré et du profane rend la distinction des chants profanes et des chants religieux très compliquée : Eileen Southern rapporte les paroles dřune chanson dřesclaves qui montre bien lřentrelacement des textes sacrés et du franc-parler des chants satiriques28

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Les chants des esclaves noirs, à lřimage de celui-ci, constituent un nouveau répertoire qui lie vie quotidienne et vie religieuse : les paroles peuvent relater la vie quotidienne de lřesclave tout en intégrant des images ou des personnages bibliques ; ces chants mixtes peuvent aussi être chantés indifféremment durant les offices religieux réservés aux Noirs ou dans nřimporte quel autre moment de la vie quotidienne.

Ce qui fait la particularité de ces chants Ŕ qui sont en fait ce que les spécialistes appellent des Spirituals Ŕ cřest un assouplissement du chant religieux traditionnel protestant qui se fait progressivement par lřapplication des « habitudes musicales des Noirs : altérations du timbre de la voix, implication du corps, claquements de mains, initiatives spontanées des participants au chant choral, pulsation rythmique vigoureuse,

26Ibid.,p.65. 27Ibid., p.67. 28

E.SOUTHERN, Histoire de la musique noire américaine (1970), op.cit., p.155.

Vous pouvez frapper mon corps, Mais vous nřatteindrez pas mon âme, Je finirai par rejoindre les quarante mille. Vous pouvez vendre mes enfants en Géorgie, Mais vous ne blesserez pas leurs âme ; Ils finiront par rejoindre les quarante mille. Et toi, trafiquant dřesclaves, entre aussi ; Le Seigneur te pardonnera aussi à toi ; Tu finiras par rejoindre les quarante mille.

You may beat upon my body, But you cannot harm my soul;

I shall join the forty thousand by and by You may sell my children to Georg But you cannot harm their souls;

They will join the forty thousand by and by. Come, slave trader, come in too;

The Lord’s got a pardon here for you; You shall join the forty thousand by and by.

ambiguïtés des syncopes, intonations mineures des blue notes. 29». Cet assouplissement Ŕ qui correspond à lřintroduction dřune complexité rythmique et dřintonations inédites pour lřoreille occidentale Ŕ est ainsi valable dans le domaine de la technique musicale à proprement parlé comme dans la façon de concevoir les rapports du sacré et du profane. Nous retrouvons là encore la thèse de Béthune. Les Spirituals infléchissent la rigidité du chant choral protestant en intégrant des composantes rythmiques et spontanées en même temps quřils brouillent la limite stricte qui existait entre la vie spirituelle et la vie quotidienne. Lřidée dřassouplissement comprend bien ici ces deux aspects, ces deux dimensions.

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