CHAPITRE I : LES CONFLITS ET LA TENSION NARRATIVE
1. Le plan-acte
1.1 La notion de plan-acte
D’après Bertrand Gervais, le plan-acte est « composé d’un but qui
assure sa dimension cognitive, sa participation à une planification, et d’un
moyen qui permet la représentation de sa réalisation »
34. Puisque l’intrigue se
définit habituellement comme le plan de la narration, le plan-acte est donc une
unité de l’intrigue. Gervais explique également la relation entre l’identification
du plan-acte et la compréhension du récit :
C’est par la connaissance du plan-acte en jeu que le lecteur parvient à recomposer à partir de des faits et gestes des personnages un récit. La 34Bertrand Gervais.Récits et actions : pour une théorie de la lecture. Longueuil (Québec), Le Préambule, 1990, p.263.
compréhension d’un récit, parce que celui-ci prend la forme d’un déroulement d’actions ancré dans une situation narrative, passe par l’identification du plan-acte et son insertion dans un déroulement. Cela requiert du lecteur un savoir à la fois sur ce qui peut servir de but et de moyen dans un plan-acte et sur les modes de développement des déroulements d’actions.35
Par conséquent, le but, le moyen et le déroulement des actions sont les
trois éléments importants de la compréhension du récit. Quant à l’action, elle
est considérée comme le moyen de réaliser un but planifié et elle se trouve au
cœur de la dynamique narrative, parce que « sa nature projective permet de
structurer séquentiellement l’intrigue : < La catégorie du but est ce qui permet à
l’action de s’inscrire dans une mise en intrigue, dans une structure
téléonomique > (Bertrand Gervais 1990 : 96) »
36.
En ce qui concerne le but du plan-acte, sa désignation, sa dissimulation
ou sa non-accessibilité participe à la stratégie narrative importante, parce
qu’elle est un des moyens utilisés pour créer un suspense, une tension au
niveau de la lecture. « Si l’action d’un personnage est à un moment ou un autre
inexpliquée, si ses intentions ou ses buts sont voilés, cela ne dure que le temps
de créer une tension, un suspense. »
37Afin de trouver les buts du personnage,
le lecteur continue à lire et se lance dans la quête d’une information qui
résoudra l’incertitude. La connaissance des buts est ainsi essentielle à la
poursuite de la lecture et les plans, par le biais des buts poursuivis, servent à
faire progresser le récit et à enchaîner les situations (Bertrand Gervais 1990 :
265-266).
Les buts des personnages peuvent être définis sous forme de trois
sphères : désirer, lutter et communiquer. Gervais précise que « tous les buts
35Ibid., p. 264.
poursuivis par des agents dans un récit s’intègrent dans les catégories de la
quête, de l’épreuve et de la communication »
38. Plus précisément, Gervais
nous propose trois catégories de buts : des buts instrumentaux, qui participent
à la planification des modes d’accomplissement d’actions ponctuelles, des
raisons d’agir, qui sont ancrées dans des déterminations pratiques et qui
respectent une logique des comportements, et finalement des buts généraux
qui représentent les grands axes de l’activité humaines pris en charge par le
narratif (Bertrand Gervais 1990 : 269). De plus, les buts peuvent être mis en
suspense ou abandoné, voire redéfinis dans le déroulement de l’intrigue.
Le moyen du plan-acte est tout ce qui peut servir pour parvenir à un but.
Une action est définie comme l’ensemble des moyens mis en oeuvre pour
l’obtention d’un but, et en fonction de cette définition, la lecture se présente
donc comme une double activité : « c’est, d’une part, l’identification à partir des
opérations représentées des moyens mis en oeuvre et, d’autre part, la
reconnaissance des buts poursuivis par ces moyens, leur fonction dans
l’économie du récit. »
39C’est ainsi qu’identifier les moyens et les intégrer à des
déroulements et à des actions, permettent au lecteur d’assister au
développement des situations narratives et de suivre leur enchaînement. De
plus, les moyens utilisés peuvent définir la compétence du personnage à
réaliser ses buts.
Si l’intrigue peut être considérée comme un schéma de l’action planifiée,
le plan-acte est l’élément dynamique de ce processus actionnel. Inspiré par la
séquence narrative formalisée par Claude Bremond, Gervais construit son
schéma qui comprend le plan-acte :
Bremond l’a montré de façon décisive, le déroulement d’une action est un processus qui comporte trois étapes : une virtualité, un passage à l’acte et un 38Ibid., p.266.
résultat. La virtualité est la possibilité de l’action, c’est la situation narrative en tant qu’elle met en scène un agent qui s’apprête à agir et lui offre la possibilité de le faire. Le passage à l’acte est l’actualisation du projet de l’agent, il correspond au plan-acte en tant que l’ensemble des moyens mis en oeuvre afin d’obtenir un but qui se présente comme un résultat escompté. Le résultat est ce qui est atteint à la suite de l’accomplissement du plan-acte, et qui ne correspond pas toujours à ce qui était escompté.40
En conséquence, le schéma de Gervais se compose de trois éléments :
situation narrative, plan-acte et résultat atteint. Ce schéma correspond
également aux trois étapes principales du schéma quinaire de Paul Larivaille
mentionné plus haut : Déclencheur, Action et Conséquence. Selon Gervais,
l’élément dynamique du récit repose sur les actions « qui peuvent être
attribuées à un agent et qui, d’autre part, sont le résultat d’une certaine volonté,
d’une planification »
41. Le plan-acte se trouve ainsi au cœur de la dynamique
narrative. La situation narrative, le plan-acte et le résultat sont reliés les uns
aux autres et le plan-acte est l’élément dynamique de cet ensemble. « Il est le
lien entre développement de la situation narrative, sa planification et son
enchaînement aux autres situations d’un récit. Si lire un récit c’est passer à
travers des situations narratives, cette opération passe par le plan-acte qui
s’impose, par la conjonction des moyens et des buts qu’il actualise, comme
unité de la médiation entre événement et intrigue. »
42Tout en reconstituant les plan-actes des personnages principaux, le
lecteur a tendance à s’interroger sur les relations entre les plan-actes différents
et il peut cerner plus efficacement le processus des conflits entre les
personnages, vu qu’il y a l’opposition entre les buts dans les plan-actes des
40Ibid., p. 286. 41Ibid., p.92. 42Ibid., p.294.
personnages qui entrent en conflit. Dans une telle perspective, l’opposition
entre les buts des personnages amorce les conflits entre eux. Le personnage
passe d’un but à l’autre et le récit de sa quête est une redéfinition constante de
ces buts.
En effet, il existe un modèle schématique du plan d’action qui montre de
façon détaillée le schéma de Gervais (situation narrative, plan-acte et résultat
atteint). Ce modèle se compose de trois étapes (six éléments) :
Début du processus 1. Choix d’un but à réaliser Processus d’action
2. Définition des stratégies possibles 3. Analyse des problèmes éventuels 4. Choix d’un plan d’action jugé le meilleur 5. Mise en œuvre du plan d’action
Fin du processus
6. Évaluation des résultats obtenus43
Ce modèle permet de rendre compte des stratégies qui construisent
l’intrigue romanesque. Nous nous servirons de ce modèle pour établir les
plan-actes principaux mis en œuvre par les personnages qui sont dans les
situations de conflit. Cette démarche nous permet de trouver l’amorce des
conflits et bien comprendre les conflits entre les personnages. Les plan-actes
43Nous nous référons au modèle schématique du plan d’action utilisé dans la communication de Claude Filteau « Les ressorts psychologiques du roman historique dans Les Engagés du Grand Portage de Léo-Paul Desrosiers », colloque international « De la fondation de Québec au Canada d’aujourd’hui (1608-2008), rétrospectives, parcours et défis » organisé par la Chaire d’Etudes Canadiennes et de Traduction Littéraire de l’Université de Silésie à Ustron (Pologne), 8, 9, 10 et 11 octobre 2008.
de quatre personnages (Blanche, Charlotte, Émilie, et Anne) font l’objet de nos
analyses, car ils sont les principaux éléments du déroulement de l’intrigue de
cette saga.
1.2 Les plan-actes des personnages
1.2.1 Les plan-actes du personnage de Blanche
Les plan-actes de Blanche, personnage-clé des conflits mères-filles
dansLes Sœurs Deblois, prennent une place très importante dans les conflits
mères-filles, et les résultats obtenus font progresser le récit. En appliquant le
modèle schématique du plan d’action mentionné ci-dessus, nous dégagions
les plan-actes de Blanche dans les séquences des conflits mères-filles. Tout
d’abord, nous établissons le plan-acte de Blanche exécuté dans les conflits
entre Blanche et Charlotte :
1)Le choix d’un but: Le but de Blanche est explicité au début du roman
et nous pouvons l’inférer : Autoritaire et possessive, Blanche cherche à
contrôler la vie de ses deux filles (Charlotte et Émilie). Les indices est donnés
dans le roman pour nous aider à identifier ce but : « C’était sans compter avec
les objections que Blanche ne manquait jamais d’opposer quand venait le
temps d’une décision concernant les filles. À leur sujet, elle aimait bien prendre
les initiatives et avoir le dernier mot. »
44Blanche veut particulièrement surveiller
et protéger Émilie, sa fille cadette de faible constitution. Cela est clairement
indiqué quand Blanche parle d’Émilie : « Elle est fragile. C’est pour cela que
tant qu’elle sera en âge d’être protégée, je le ferai. »
452) La définition d’une stratégie: Blanche essaie de décider de tout pour
ses filles. Elle décide d’être très présente auprès d’Émilie pour veiller sur sa
santé. Blanche décide d’écarter Charlotte, fille en bonne santé, pour consacrer
plus de temps à Émilie. Blanche ne cache pas les faiblesses de sa constitutions
et elle cherche à persuader son mari, Raymond, d’accepter ses décisions en
usant libéralement de ses problèmes de santé : la vie est difficile pour une
femme d’une santé fragile et elle fait de son mieux pour s’occuper de sa famille,
surtout de ses filles.
3) L’analyse des problèmes à envisager : Blanche pense toujours que
les gens en santé ne comprennent jamais que d’autres puissent être malades
régulièrement. Par conséquent, aux yeux de Blanche, Raymond n’arrive
toujours pas à la comprendre et à accepter sa fragilité. Raymond ne comprend
pas tout ce qu’elle fait pour leurs filles, et il s’oppose à ses décisions
concernant les filles.
4) Le choix d’un plan d’action : D’une part, Blanche décide d’envoyer
Charlotte qui n’a que quatre ans à l’école ; d’autre part, voulant garder Émilie
près d’elle le plus longtemps possible, Blanche décide de repousser l’entrée à
l’école d’Émilie jusqu’à l’extrême limite. Pour l’équilibre d’Émilie, Blanche veille
à la nourriture de sa fille : « Blanche décida de donner un coup de pouce à la
nature qui s’était montrée si peu généreuse envers sa fille. »
46Elle s’efforce de
camoufler les gouttes de l’huile de ricin dans la nourriture d’Émilie.
5) La mise en œuvre du plan d’action : Blanche réussit à envoyer
Charlotte à l’école après avoir persuadée son mari. Elle défend sa décision :
45Ibid., p.215. 46Ibid., p.170.
« Ainsi j’aurai plus de temps à consacrer à Émilie, qui me semble de bien faible
constitution. De toute façon, Charlotte est mature pour son âge. Elle est prête à
faire le grand saut. »
47Blanche exige que Charlotte reste sage et qu’elle joue
toute seule sans déranger Émilie. Sous prétexte d’éviter les problèmes de
santé d’Émilie et d’elle-même, Blanche refuse ou annule souvent les activités
familiales, par exemple, les sorties et les pique-niques. Blanche viole sa
promesse de voyage qu’elle a fait à Charlotte pour ne pas décevoir Émilie.
Pour assurer que Charlotte ne transmette pas la maladie à Émilie, Blanche
n’hésite pas à faire mal à Charlotte : elle force Charlotte à prendre un bain de
moutarde dégoûtant et douloureux en raison de prévenir une possible
contagion. Blanche ne se préoccupe pas beaucoup de Charlotte, mais elle
interdit à Charlotte de faire ce qu’elle n’aime pas et elle la force à lui obéir avec
l’autorité maternelle.
Blanche ajoute en cachette du médicament dans la nourriture d’Émilie :
« Prévoyant l’inévitable constipation suivant l’indigestion, Blanche n’aurait
d’autre alternative que de donner quelques gouttes d’huile de ricin à Émilie
pour éviter les lourdeurs abdominales. »
48« Et pour parer à toute éventualité,
Blanche ajoutait double dose d’huile ou d’extrait, selon les tendances
intestinales de la journée, à la portion d’Émilie. »
49Face à la divergence d’opinions de Raymond au sujet des filles, Blanche
utilise ses maladies ou son obstination pour obliger Raymond à accepter ses
décisions : « Mais comme dans le vocabulaire de Blanche, le termediscussion
englobait une notion de jeûne absolu quand elle n’obtenait pas ce qu’elle
47Ibid., p.27. 48Ibid., p.171.
voulait. »
50Afin de s’épargner les reproches de Raymond, Blanche ne lui dit
qu’une partie de la vérité.
6) L’évaluation des résultats obtenus: Blanche réussit à contrôler la vie
de sa famille. Pourtant, personne n’est pas heureux. Blanche rend Émilie
malade. Émilie est dépendante de Blanche. Charlotte se doute qu’Émilie est
souvent malade à cause de Blanche. Charlotte ne peut pas faire confiance à sa
mère et elle se détache de plus en plus de Blanche, de cette famille gouvernée
par elle. La distance entre Charlotte et Émilie s’élargit à cause de Blanche.
Raymond se sent malheureux et impuissant dans la vie familiale. Il est de plus
en plus absent et il trouve enfin son bonheur auprès de sa maîtresse,
Antoinette. À la fin, Charlotte choisit de quitter cette famille étouffante et se
rend en Europe pour poursuivre son propre chemin.
Au fur et à mesure du développement de l’histoire, la situation de la
famille Deblois change : Charlotte part en Angleterre et Émilie est mariée. Anne
est la seule enfant qui habite avec Blanche et Raymond. Les conflits entre
Blanche et Anne deviennent de plus en plus évidents. Un nouveau plan-acte
est établi par Blanche dans les séquences des conflits entre Blanche et Anne.
1) Le choix d’un but : Bien que Blanche traite Anne d’indésirable et
d’insignifiante, elle veut contrôler la vie de sa fille. Blanche cherche à faire obéir
Anne, fille farouche et indépendante. Après la séparation avec Raymond,
Blanche cherche à garder Anne auprès d’elle pour défendre la dignité de mère :
Blanche n’accepte pas le fait qu’Anne vit aux côtés de son père et de sa
maîtresse, Antoinette. Pour faire son devoir de mère, Blanche est déterminée à
faire revenir Anne malgré la relation difficile entre elles : « Même si Blanche ne
se sentait aucune affinité avec Anne, même si celle-ci l’agaçait souvent et
qu’elle n’était pas aussi brillante que Charlotte ni aussi belle qu’Emilie, Blanche
allait assumer son devoir de mère jusqu’au bout. »
512)La définition d’une stratégie: Blanche cherche à décider de tout pour
Anne avec l’autorité maternelle, en proclamant que tout ce qu’elle fait, c’est par
amour pour sa fille. Blanche essaie d’empêcher Raymond d’emmener Anne.
Après la séparation avec Raymond, pour faire revenir Anne à Montréal,
Blanche décide d’utiliser les lois pour faire valoir ses droits de la mère, à l’aide
de l’avocat.
3)L’analyse des problèmes à envisager: Anne, têtue et sauvage, ne lui
obéit pas facilement. Raymond insiste pour garder Anne avec lui et il s’efforce
de trouver le moyen d’emmener sa fille.
4)Le choix d’un plan d’action: Blanche va intervenir dans la vie d’Anne.
Elle surveillera ce qu’Anne fait, voire sa façon de s’habiller. Elle limitera les
activités d’Anne à la maison. Blanche décide de laisser entière liberté à
Monsieur Labonté, ami de son père, pour utiliser les lois pour obliger Anne à
retourner vivre avec elle. Après le retour d’Anne à Montréal, Blanche continue
de surveiller sa fille, puisque « Blanche n’a voyait pas d’un très bon œil que sa
fille abandonne le logement n’importe quand, pour aller n’importe où, avec
n’importe qui. »
525)La mise en œuvre du plan d’action: Blanche force Anne à porter des
vêtements désignés par elle, sans considération de confort d’Anne. Blanche
interdit Anne de jouer au piano à la maison, parce qu’elle trouve sa musique est
agaçante. Elle interdit ainsi l’accès au salon où se trouve le piano d’Anne.
Blanche ordonne Anne de se présenter chez elle pour y habiter par une lettre
51Louise Tremblay d’Essiambre.Les Sœurs Deblois Tome 3, Anne. Paris, Pocket, 2010, p.512. 52 Louise Tremblay d’Essiambre. Les Sœurs Deblois Tome 4, Le Demi-frère. Paris, Pocket, 2010, p.219.