1. Les réflexions sur la coïncidence
Dans Les Sœurs Deblois, il existe une multitude de rencontres fortuites
et de découvertes inattendues des personnages. Ces événements imprévus
relèvent de la coïncidence. Avant d’entreprendre des études sur la coïncidence,
il nous faut avoir une définition claire de ce mot. Nous faisons référence à la
définition courante de la coïncidence donnée par le Petit Robert : « Fait de
coïncider; événements qui arrivent ensemble (par hasard ou comme par
hasard) ». Dans cette définition, nous voyons l’importance de l’implication du
hasard. Dans Le Jeu des coïncidences : une vraisemblance à construire,
Christine Otis souligne qu’une coïncidence n’est pas une simple cooccurrence.
Même si les deux objets coïncident dans le temps et dans l’espace, ce n’est
pas une véritable coïncidence sans l’implication du hasard, soit sans le facteur
d’imprévisibilité. C’est pourquoi Christine Otis fait la remarque suivante : « si le
nombre d’éléments coïncidents est grand et que leur occurrence est
imprévisible, alors une cooccurrence peut obtenir le statut de coïncidence »
246.
En résumé, une coïncidence implique « une idée de temps et de lieux donnés
où des objets ou des événements se produisent ensemble du fait du
hasard»
248.
246Christine Otis.Le Jeu des coïncidences: une vraisemblance à construire. Les exemples de Nikolski de Nicolas Dickner et de La kermesse de Daniel Poliquin, danstemps zéro, nº2, 2009 [en ligne]. Disponible sur : < http://tempszero.contemporain.info/document398 > (consulté le 30 janvier 2014).
Selon les études théoriques à propos du hasard, le hasard signifie
«l’interprétation subjective d’un fait objectif par une sensibilité déterminée »
248.
De plus, « à côté de l’histoire de l’individu interprétant, à côté et au-dessus de
sa subjectivité il y a, déterminant celle-ci, l’histoire de l’humanité »
249. Le hasard
fait partie intégrante de la vie réelle, par contre, le hasard littéraire n’est pas
identique à celui du quotidien. En tant que le résultat de l’activité d’écriture, le
hasard littéraire n’est pas gratuit. Les apparitions du hasard dans le roman
correspondent aux besoins de l’intrigue et sont désignées pour remplir des
fonctions.
Dans la vie réelle, quand nous faisons face à une coïncidence, nous
cherchons toujours une signification particulière à travers le hasard, comme
l’exprime Bronner :
En réalité, face à une vraie coïncidence, nous devrions nous en remettre à une explication fondée sur le hasard et ne pas lui accorder un sens particulier. Mais, précisément, nous n’avons de cesse de chercher un sens à ce genre d’événement; nous sommes tentés de croire en l’existence de la chance ou de la malchance […]. Parce qu’elle a quelque chose de stupéfiant, il est très tentant de chercher à comprendre ce que le destin a voulu nous dire en nous confrontant à la coïncidence250.
Dans la littérature comme dans la vie, le hasard est considéré comme le
porteur de significations particulières. Le «hasard objectif» chez les
Surréalistes est défini comme « le propre d’une rencontre réelle, faite dans le
monde objectif, mais qui paraît porteuse d’un sens inexplicable par des raisons
248Erich Köhler. Le Hasard en littérature: le possible et la nécessité, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz, Paris : Klincksieck, 1986, p.11.
naturelles. Il semble s’agir d’un signal »
251. Les coïncidences reproduites dans
la fiction réaliste de Louise Tremblay d’Essiambre portent ainsi des
significations particulières et produit des conséquences significatives pour les
personnages concernés. Une coïncidence qui a peu de probabilités de se
produire ou qui semble davantage porteuse de signification frappera plus
intensément le lecteur.
À première vue, les coïncidences dans cette saga paraissent
accidentelles, mais en fait, elles jouent un rôle important sur le plan de l’intrigue
en servant les objectifs de l’auteure ou de l’ « intrigant ». En un mot, en tant que
le fruit du hasard, ces coïncidences participent à la stratégie narrative au
niveau de la mise en intrigue.
En premier lieu, l’auteure fait l’usage de la coïncidence afin d’intensifier
l’intrigue, sous forme de péripétie ou de coup de théâtre. Au moyen du hasard,
une nouvelle situation imprévue est créée et une nouvelle action est
susceptible de se présenter. D’une manière générale, la coïncidence sert de
signal de la nouvelle tournure des événements qui peut intervenir
stratégiquement en matière de vitesse du roman « en opérant des conjonctions
ou en provoquant des ruptures »
252, qui peuvent accélérer ou retarder le
dénouement.
Puisque la coïncidence ne fait pas partie des intentions des
personnages, la surprise des personnages est l’issue de la coïncidence. La
surprise du personnage est différente de celle du lecteur liée aux effets
dramatiques qui dépendent du mode d’exposition des événements. Par contre,
251 Ferdinand Alquié. « Surréalisme », dans Dictionnaire des genres et notions littéraires, Paris : Encyclopaedia Universalis et Albin Michel, 2001, p.787.
252 Isabelle Tournier. Notes sur le hasard romanesque : à propos d’Ernst Kölher, dans
la coïncidence provoque parfois la surprise du personnage en même temps
que celle du lecteur, à l’aide du surgissement des événements imprévus.
Baroni précise les desseins de l’auteur de créer l’effet de surprise dans
son œuvre: créer un effet de surprise, c’est pousser l’interprète à émettre des
hypothèses, c’est anticiper ses attentes concernant la suite du texte et ensuite
les décevoir
253. Grâce à la péripétie et au coup de théâtre par suite de la mise
en jeu de hasard, au cours du déroulement de l’intrigue, le lecteur est poussé à
construire des hypothèses et à faire des conjectures sur le développement des
événements en se focalisant sur les questions suivantes : Quelles
conséquences la coïncidence entraîne-t-elle? Influera-t-elle sur les destins des
personnages? Si oui, dans quelle mesure? Ou ne sert-elle qu’à des jeux de
piste fabriqués par le narrateur? Afin de confirmer ses hypothèses et
anticipations, le lecteur est motivé pour suivre la suite de l’histoire. Dans cette
perspective, l’attente orientée vers un dénouement chez le lecteur manifeste la
tension et cette tension est maintenue jusqu’à la fin du dénouement où se
trouvent les réponses à ces questions, c’est-à-dire que l’adhésion du lecteur à
l’univers narratif est ainsi maintenue.
Par ailleurs, la présence de la coïncidence est motivée par la logique de
l’intrigue dans laquelle les apparitions de la coïncidence sont à la fois naturelles
et rentables. Diderot dit que le hasard combine tous les cas possibles, Köhler
explicite la relation dialectique entre le hasard et la nécessité ci-dessous:
La notion de hasard implique que les choses auraient aussi pu arriver autrement, que la nécessité qui l’entoure laisse le choix entre une abondance de possibilités. […] Le hasard n’est enraciné que dans le domaine du possible. Mais le possible est une partie du réel et une modalité du nécessaire.254
La coïncidence du roman est soumise à cette relation dialectique.
Chaque effet a sa cause, mais chaque cause n’a pas son effet. Toute cause
peut avoir un effet autre que celui prévu, projeté ou attendu
255. De toute façon,
les possibilités des conséquences des causes expriment la nécessité et n’y
échappent pas. « Créateur souverain et manipulateur prodigue de
possibles »
256, le hasard offre un éventail des possibilités qui posent sur la
nécessité, comme il est intégré par la causalité comme « un maillon opaque
dans une chaîne de causalités »
257.
Du côté du lecteur, le hasard qui contient des possibilités l’encourage à
clarifier la logique de l’intrigue en établissant de nouveaux liens et à chercher
des solutions possibles, comme l’a indiqué Baroni :
Face à un large éventail de possibilités, le lecteur est amené progressivement à établir lui-même les liens entre les parties disjointes du récit. Si une information est temporairement retenue, l’effet suggestif de certains détails va s’accroître et l’imagination du lecteur sera mobilisée en vue de la recherche de solutions possible.258
D’autre part, comme l’exécution d’une nécessité qui impose aux
possibilités, le hasard favorise la cohésion de l’intrigue en fonction de sa
pertinence dans le déroulement de l’intrigue et sa façon de lier différents
éléments textuels qui paraissent disparates. Les coïncidences bien présentées
et organisées qu’élabore Louise Tremblay d’Essiambre impliquent le hasard
qui obéit à la nécessité ancrée dans tout ce qui détermine les personnages et la
logique de l’intrigue. Ces coïncidences s’insèrent dans la causalité établie par
la logique de l’intrigue.
255Erich Köhler.Le Hasard en littérature: le possible et la nécessité,op.cit., p.14.
256Isabelle Tournier.Notes sur le hasard romanesque : à propos d’Ernst Kölher,op.cit., p.109. 257Ibid., p.39.
Les coïncidences non seulement donnent la possibilité de la nouvelle
action des protagonistes, mais aussi mettent en valeur des personnages de
second plan. Grâce au hasard, des personnages de second plan sont valorisés
et jouent les rôles importants dans les relations entre les personnages
principaux. Ces personnages ne sont pas passagers et la nécessité de leur
présence sert à enflammer l’imagination du lecteur et à créer un univers
romanesque logique.
Dans l’univers desSœurs Deblois, la coïncidence a ses lieux habituels,
entre autre, la rue, la maison et le salon, et ses moments privilégiés, par
excellence, les rencontres amoureuses telles que celle de Raymond et
Antoinette, celle de Charlotte et Marc et celle de Charlotte et Gabriel. Les
découvertes inattendues des personnages participent également au jeu de la
coïncidence, entre autres, la découverte de la carte postale envoyé par Gabriel
et celles des tableaux typiques de Gabriel.
Toutes ces coïncidences se produisent dans la fiction parce qu’il est
possible qu’elles se produisent dans le monde réel. La coïncidence provoque
ces apparitions conformément au respect de la vraisemblance du roman.
Christine Otis indique qu’une coïncidence « favoriserait la vraisemblance d’un
roman en fonction de sa pertinence dans le déroulement de l’intrigue et dans la
façon qu’elle a de lier ensemble différents éléments textuels qui, sinon,
paraîtraient disparates »
259. Nous pouvons dire que la coïncidence contribue à
la cohésion de l’intrigue, puisque cette dernière est considérée comme un
facteur de vraisemblance.
259Christine Otis.Le Jeu des coïncidences: une vraisemblance à construire. Les exemples de Nikolski de Nicolas Dickner et de La kermesse de Daniel Poliquin,danstemps zéro, nº2,2009 [en ligne]. Disponible sur: < http://tempszero.contemporain.info/document398 > (consulté le 30
2. Les rencontres fortuites entre les personnages
2.1 La rencontre fortuite entre Raymond et Antoinette
Nous choisissons la rencontre fortuite de Raymond et Antoinette pour
point de départ de nos recherches. Tout au début du premier tome, le narrateur
insère un récit court qui rappelle l’histoire d’amour de Raymond et Blanche.
C’est dans ce récit que le personnage d’Antoinette apparaît pour la première
fois. Antoinette et Blanche sont les deux femmes qui ont plu à Raymond dans
sa jeunesse. Il hésite entre les deux et choisit finalement d’épouser Blanche en
raison de la fragilité de cette femme qui touche son cœur. Antoinette est
blessée et Raymond perd le contact avec elle après son mariage avec Blanche.
Le personnage d’Antoinette disparaît et s’efface derrière l’histoire de la famille
Deblois.
Cependant, plus de deux cents pages plus tard, ce personnage rentre
en scène grâce à une rencontre inopinée avec Raymond. Après cette
rencontre, les deux personnages reprennent le contact et entretiennent une
relation amoureuse en cachette qui sème le trouble et complexifie les relations
des personnages. Le personnage d’Antoinette devient un personnage
secondaire important parce que la fréquence de sa présence est élevée en
raison de sa relation intime avec Raymond, le personnage masculin le plus
important de ce roman. Cette coïncidence valorise non seulement ce
personnage mais aussi le récit antérieur qui ne semble pas être important. En
effet, ce récit sert effectivement de condition préalable à la rencontre fortuite
entre Raymond et Antoinette.
La coïncidence n’arrive pas à n’importe quel moment. De manière à
susciter l’intérêt du lecteur, il faut choisir le moment fort qui peut impliquer les
possibilités significatives ou décisives, surtout celles qui ont le potentiel pour
changer la vie du personnage principal. C’est ainsi que Raymond rencontre
Antoinette de manière fortuite juste après qu’il ait été choqué par les propos du
Docteur Germain concernant sa femme, Blanche. Le docteur Germain
suppose que Blanche qui souffre d’hypocondrie est responsable des maladies
de leur fille, Émilie. Raymond n’arrive pas à croire que sa femme est un
monstre et se refuse à l’admettre. Fatigué avec un cœur lourd, il se balade sans
but dans la rue en réfléchissant sur les propos du docteur en sortant de son
cabinet. Il éprouve un urgent besoin de se confier. C’est le bon moment pour
faire apparaître Antoinette, puisqu’elle est susceptible de consoler cet homme
troublé par les problèmes de sa femme. C’est le besoin du personnage
principal qui met en valeur en grande partie la nécessité de la coïncidence et
crée des possibilités pour le déroulement de l’histoire.
L’élément le plus important de la coïncidence est la reconnaissance
mutuelle des personnages lors de leur rencontre. Afin de mettre en évidence la
reconnaissance mutuelle entre Raymond et Antoinette, dans cette rencontre
fortuite, l’auteure fait le choix de la proximité et adopte la focalisation interne sur
le plan narratif. L’accès du lecteur à cette reconnaissance mutuelle passe par
les points de vue de ces deux personnages au travers de leurs pensées. Nous
supposons que par cette sorte de hasard à la fois incroyable et significative, le
lecteur est frappé plus intensément, si le narrateur privilège le point de vue des
personnages.
Du côté de Raymond, quand il voit Antoinette, une unique pensée
traverse son esprit: « une Antoinette toujours un peu ronde, respirant la bonne
santé et elle était toujours aussi jolie et ses rondeurs étaient attirantes »
260.
Raymond apprécie toujours la beauté et le charme d’Antoinette et le parfum
d’Antoinette réveille une foule de souvenirs dans l’esprit de Raymond.
Du côté d’Antoinette, encore célibataire, à la vue de Raymond, des
souvenirs qu’elle croyait disparus reviennent et la flamme d’amour de son cœur
se rallume, en même temps, elle perçoit de la tristesse dans le regard de
Raymond :
Elle n’avait jamais pu totalement effacer l’attachement qu’un jour elle avait éprouvé pour Raymond Deblois. […]Avec toute l’intuition que lui donnait l’affection sincère qu’elle avait toujours eue pour Raymond, Antoinette ne voyait qu’un homme triste.261
Ce choix narratif signale l’importance des personnages et amorce un
processus d’identification des personnages. En outre, la combinaison de la
proximité de la narration et la focalisation interne conforte la reconnaissance
mutuelle dans cette rencontre et ce renforcement est favorable à la constitution
du nœud secondaire du roman. « Le hasard n’a de chance de créer des destins
que dans la mesure où le possible est la manière d’être d’une nécessité »
262.
Grâce à cette reconnaissance mutuelle, le hasard de cette rencontre devient
une des manifestations de la nécessité déterminée par le besoin et le désir de
ces deux personnages: Raymond, homme malheureux qui a besoin de faire
des confidences trouve toujours Antoinette attirante et Antoinette, qui ressent
toujours de l’amour pour cet homme, remarque dans les yeux de Raymond la
tristesse qui éveille sa curiosité envers la vie familiale de Raymond.
La nécessité ne doit pas forcément déterminer le destin de l’individu,
mais elle peut le faire. L’existence d’Antoinette se présente comme une
possibilité qui a besoin d’un hasard pour se réaliser. A travers cette rencontre,
la présence du personnage d’Antoinette est évoquée et ceci offre à Raymond
une possibilité qui pourrait changer de sa vie. Ce changement sera significatif
261Ibid., p.281.
puisqu’il est susceptible d’influencer considérablement le destin du
personnage.
De la part du lecteur, la reconnaissance mutuelle favorise son
interaction avec le monde fictif. En tant que témoin de ce hasard, le lecteur est
poussé à espérer que quelque chose se produise à la suite de cette rencontre.
Attiré par le besoin de savoir ce qui se passera plus tard, le lecteur a hâte de
suivre le développement de cet événement. Par contre, l’auteure abandonne
temporairement la piste de cette coïncidence et reprend le fil conducteur de
l’histoire dans le but d’activer l’imagination du lecteur sur la suite possible de la
rencontre. Cette coïncidence se trouve à la fin de la deuxième partie du premier
tome, et ce lieu privilégié pour retenir les informations dont le lecteur a besoin
donne l’espace d’imagination au lecteur et encourage son anticipation. C’est
pour cette raison que ce hasard souligne la tension gérée par l’incertitude du
développement de l’intrigue et l’attente du lecteur.
De manière générale, la coïncidence complexifie l’intrigue. La rencontre
fortuite avec Antoinette, surtout après la vie familiale désagréable avec
Blanche, donne l’occasion à Raymond de revivre. Les deux personnages sont
naturellement reliés par l’irruption irrationnelle de la passion de Raymond à
cause d’Antoinette et l’amour qu’Antoinette éprouve envers Raymond. Même si
la coïncidence ne fait partie des intentions des personnages, les conséquences
motivées par le besoin et le désir des personnages sont naturelles et logiques.
La relation entre Raymond et Antoinette est une des lignes secondaires
importantes qui conduisent l’intrigue à son dénouement. L’évolution de cette
relation rythme, dans une certaine mesure, le développement des événements.
« Le réseau de rapports a un rôle fondamental pour la structure de l’œuvre »
263.
263Roland Bourneuf et Réal Ouellet.L’Univers du roman, Paris, Presse Universitaire de France, 1995, p. 45.