CHAPITRE II : LA MISE EN PLACE DE LA TENSION
3. La mise en place de la surprise
Étant une émotion éphémère, la surprise « se définit essentiellement par
le moment de son surgissement et non par sa durée »
234. Elle a pour fonction
de connoter les moments forts de l’intrigue au lieu de la configurer et ces
moments forts, selon Baroni, correspondent souvent au surgissement du
« nœud » ou du « dénouement ». La surprise n’occupe pas une position
déterminée dans l’intrigue, par conséquent, elle peut être dans le nœud, le
développement ou le dénouement de l’intrigue. En fonction de sa position,
Baroni divise la surprise en trois catégories : surprise dans le nœud, surprise
dans l’attente du dénouement et surprise dans le dénouement.
En ce qui concerne la surprise dans le nœud ou la surprise initiale, on
considère que « le nœud d’une intrigue, quelle que soit la stratégie
communicationnelle dont il dépend, est toujours lié à une surprise plus ou
moins marquée »
235. La surprise dans l’attente du dénouement est la surprise
intermédiaire, considéré comme le rebondissement, le retournement imprévu
de situation, le « faux dénouement » ou le « coup du théâtre ». Elle permet d’«
augmenter la tension narrative en repoussant le dénouement, en intercalant de
nouvelles péripéties, de nouvelles séquences enchâssées, de nouveaux
« nœuds secondaires »
236. Quand à la surprise dans le dénouement ou la
surprise finale, elle peut « amener une réévaluation complète de la
séquence »
237, mais on suggère aussi qu’elle n’est pas obligatoire
(Baroni 2007 : 298).
Baroni a indiqué de façon claire que créer un effet de surprise, c’est
pousser l’interprète à émettre des hypothèses, c’est anticiper ses attentes
concernant la suite du texte et ensuite les décevoir : d’une manière générale, le
surgissement de n’importe quel événement imprévu est susceptible de créer
un effet de surprise, mais l’effet est renforcé quand cet événement contredit
234Ibid., p.296. 235Ibid., p.298. 236Ibid., p.297.
des hypothèses fortes du lecteur. Il faut en outre préciser que la surprise
fondée sur une dissimulation d’une partie de l’intrigue a pour conséquence de
conduire à une réévaluation (ou une relecture) du texte déjà lu, ce qui donne à
cet effet littéraire un statut particulier (Baroni 2007 : 109). C’est la raison pour
laquelle se fait la conclusion suivante : l’activité cognitive qui caractérise la
surprise « n’est ni un pronostic ni un diagnostic anticipé, mais plutôt une remise
en question de ce qui a déjà été pensé, remise en question qui peut déboucher
sur une récognition »
238. Ce travail de récognition se fonde plus sur la « fausse
anticipation de l’état présent du texte que sur une éventuelle lacune de ce
dernier »
239. La surprise qui repose sur une véritable récognition appartient à la
surprise complète qui succède à une attente marquée et qui est suivie d’un
étonnement.
De l’autre côté, Baroni définit un autre cas de surprise qui ne débouche
pas nécessairement sur une véritable récognition : la surprise simple ou
partielle. Ce type de surprise « n’a qu’une fonction d’embrayage ou de relance
de la dynamique narrative et encourage plutôt les activités de pronostic ou de
diagnostic au détriment de la récognition »
240. En conséquence, nous pouvons
ainsi dire que la surprise simple ne fait que briser une routine (pour amener un
rebondissement ou nouer une séquence) et débouche sur la production de
suspense ou de curiosité quand elle est exploitée dans le cadre d’une mise en
intrigue (Baroni 2007 : 306).
Dans Les Sœurs Deblois, l’auteure donne la priorité à la surprise dans
l’attente du dénouement afin d’attirer et de retenir l’attention du lecteur, parce
que ce type de surprise peut complexifier l’intrigue et augmenter la tension
narrative. La surprise intermédiaire créée dans cette saga prend généralement
la forme d’un événement imprévu qui marque un changement soudain dans
238Ibid., p.299. 239Ibid.
l’action et dans la situation des personnages. Ce changement brutal de
situation produit de grands mouvements dans l’âme des personnages et des
lecteurs et il est apte à modifier le cours de l’action des personnages et relance
l’intérêt des lecteurs. La surprise survenant avec une révélation ou un incident
extérieur grave et inattendu est le signal brusque et éclatant d’une péripétie. La
surprise qui conduit à la révélation est le « démenti »
241proposé par Charles
Grivel, et la surprise causée par l’incident extérieur imprévu est le « coup de
théâtre ». Nous constatons que dans cette saga, la surprise partielle est plus
utilisée que la surprise complète, et que l’auteure préfère la surprise qui
débouche sur la production du suspense à la surprise qui repose sur la
récognition. Pourquoi cette préférence ? Parce que le suspense est le moyen
le plus puissant de soutenir l’attention du lecteur et de renforcer sa participation.
Si la surprise, cette émotion instantanée, débouche sur la production du
suspense, elle a pour fonction de préserver les émotions du lecteur, vu que les
émotions (l’angoisse, l’espoir et la pitié) sont un ingrédient nécessaire au
suspense. Nous citerons certains exemples précis qui illustrent bien la
production de ce type de surprise.
Au début du deuxième chapitre, afin de résoudre les problèmes en
suspense mis en place à la fin du premier tome, le narrateur découvre la vie de
Charlotte qui sert comme infirmière dans l’Armée canadienne en Angleterre
pendant la Seconde Guerre Mondiale, de manière à maintenir l’intérêt du
lecteur dès le début du tome. Charlotte n’a pu cacher sa grossesse à son
entourage et elle a fabriqué un mensonge à sa supérieure dans le but de rester
dans l’armée. Sa supérieure a accepté ses raisons avec compassion et lui a
permis de garder son poste dans l’armée à condition qu’elle ait pu trouver une
famille d’adoption pour son enfant. Après la naissance de sa fille nommée Alicia,
Charlotte a trouvé une bonne famille pour adopter son bébé : Mary-Jane
Winslow a traité ce bébé comme sa propre fille. Quand la fin de la guerre
commençait à poindre, Madame Winslow s’est inquiétée du retour de Charlotte
au Québec en craignant qu’elle emporte Alicia avec elle. Afin de trouver une
solution aux inquiétudes de sa mère, Andrew Winslow a demandé à Charlotte
de l’épouser puisque ils se sont bien entendus. Charlotte a accepté sa
demande en mariage en considération de l’avenir de sa fille, parce qu’Andrew
a pu adopter légalement Alicia. En effet, il n’existait qu’une belle amitié dans ce
couple.
Dans le chapitre 21 de ce tome, après son retour à Montréal, afin de
soustraire sa petite fille à l’omniprésence de Blanche, Charlotte décide de
rentrer en Angleterre pour vivre auprès des Winslow et se donner une seconde
chance pour avoir une nouvelle vie avec son mari Andrew. Mais contre toute
attente, une surprise survient au moment où elle accepte de mettre toute sa
confiance en la vie. Quand Charlotte se prépare à accueillir son mari qui rentre
d’une mission militaire, une mauvaise nouvelle survient sans prévenir : à la
place de son mari, le supérieur d’Andrew se tient à la porte d’entrée pour lui
annoncer la mort d’Andrew qui a perdu la vie dans un crash d’avion
imprévisible et banal lors de son vol de démonstration d’un nouvel appareil.
Charlotte est frappée par la mort subite de son mari et sa vie est perturbée par
cet incident. Elle est obligée de travailler parce qu’elle n’a pas assez de la
pension allouée par l’armée pour subsister, mais malheureusement, ses
brevets de la Croix-Rouge obtenus au Canada et son expérience dans l’armée
canadienne ne lui permettent pas de trouver un emploi décent en Angleterre.
Dans le but de faire connaître la réaction du personnage, le narrateur dévoile la
vie intérieure de Charlotte face à cette situation désespérée :
Charlotte bouillait de rage. Non seulement détestait-elle la maladie et tout ce qui s’y approchait mais en plus, elle ne pourrait en vivre. La gifle était douloureuse. Elle eut cependant l’avantage de la sortir de sa torpeur. Elle
n’était pas seule, il y avait Alicia. Il lui fallait trouver quelque chose. Si ses manuscrits avaient trouvé preneur, aussi, elle n’en serait pas là... [...] Et si elle rentrait au pays ? Peut-être que là-bas, elle trouverait un éditeur et peut-être aussi que les hôpitaux reconnaîtraient ses brevets ?242
La mort brutale de son mari amène Charlotte à modifier son mode de vie
et les interrogations explicites du personnage manifestent que le cours de la vie
de Charlotte est susceptible de se modifier. Cette tendance attire l’attention du
lecteur sur l’avenir de Charlotte et encourage la mise en place d’un pronostic :
Charlotte rentrera-t-elle finalement au Québec afin d’avoir une vie plus facile ?
Mary-Jane Winslow laissera-t-elle Charlotte partir avec Alicia ? Ou bien
resteront-elles en Angleterre ? S’appuyant sur l’incertitude du développement
de l’action du personnage et l’anticipation incertaine du lecteur, un effet de
suspense se produit ainsi suite à la surprise.
Un autre exemple de la surprise simple que nous allons donner réside
également dans le deuxième tome. Il s’agit de la visite à l’improviste d’Émilie au
moment de la dispute entre Charlotte et Blanche. Un jour après le retour de
Charlotte et de sa fille d’Angleterre à Montréal, Charlotte découvre que sa mère
donne une pilule à Alicia sous prétexte qu’Alicia s’est plainte d’avoir mal à la
gorge. Charlotte interdit à sa mère de donner une pilule à sa fille et déclenche
une dispute concernant les maladies et les pilules, parce qu’elle déteste les
tablettes aux pilules et les bouteilles de sirops de Blanche et qu’elle, dès son
enfance, a constaté que ce sont les sirops que Blanche avait donné à Émilie
tous les jours qui a rendu Émilie malade. Dans le but de protéger sa fille des
« maudites pilules de Blanche », Charlotte dénonce le fait que Blanche a rendu
Émilie malade quand Blanche se défend d’avoir inventé les maladies. Après
que Blanche ait expliqué que les maladies d’Émilie sont héréditaires, Charlotte
argumente contre sa mère en utilisant Alicia comme un exemple : Alicia est
aussi menue et délicate qu’Émilie, mais elle n’est jamais malade. Lorsque
Charlotte présente ses arguments de manière convaincante, un cri étouffé
l’interrompt.
Ce cri provient d’Émilie qui rend visite à ses parents à l’improviste pour
rencontrer Charlotte et Alicia qu’elle évite de voir depuis leur retour à Montréal.
Le narrateur nous focalise sur la réaction d’Émilie surprise d’entendre la
dispute entre sa sœur et sa mère :
Debout dans l’embrasure de la porte, Émilie la regardait les yeux écarquillés, une main sur la bouche. [...]Sans que personne n’ait le temps de réagir, le regard d’Émilie glissa vers Blanche, revint sur Charlotte puis elle se retourna vivement. Le bruit de sa course résonna étrangement, claquement précipité des talons, soutenu par le claquement de la pluie sur les vitres. Le son de la porte d’entrée heurta les oreilles de Charlotte comme un coup de feu qui la sortit de sa torpeur. [...]Blanche était pétrifiée. Que s’était-il passé pour que Charlotte se transforme en furie ? Elle n’avait rien fait de dramatique.243
Pendant la dispute, les personnages ainsi que le lecteur sont surpris de
la présence d’Émilie. D’autre part, Émilie est choquée par ce qu’elle a
découvert dans la dispute entre sa sœur et sa mère. À travers la réaction du
corps d’Émilie (les yeux écarquillés, une main sur la bouche, se retourne
vivement et sa façon de courir), se manifeste son étonnement causé par cette
horreur. Quant au lecteur qui est déjà au courant du fait que les sirops de
Blanche sont la cause des maladies d’Émilie, la surprise laisse naturellement
place aux interrogations suivantes : Comment Émilie agira-t-elle après cette
révélation ? Pardonnera-t-elle à sa mère ? Cette révélation influencera-t-elle la
relation entre Charlotte et Émilie ? Ces questions autour du développement de
la relation entre les personnages générées par cet incident imprévu incarnent
les désirs et souhaits du lecteur de suivre le développement de l’intrigue. Dans
une telle circonstance, la surprise conduit à la production du suspense.
Pour illustrer la création de la surprise complète dans cette saga, nous
avons eu recours à un exemple dans le troisième tome. Il est nécessaire
d’évoquer des événements importants qui vont permettre de bien comprendre
cette mise en place de la surprise. Dans le tome précédent, après le mariage
d’Émilie et de Marc, Émilie a eu des difficultés à avoir un enfant à cause de sa
santé fragile. Elle était triste et déçue parce qu’elle avait rêvé d’avoir un enfant
avec Marc, et en même temps, elle vivait avec la culpabilité indéfinie de ne pas
pouvoir rendre heureux son mari qui aime bien les enfants.
Au début du troisième tome, Émilie est finalement enceinte avec l’aide
médicale. Elle est tellement heureuse et elle a hâte de voir son bébé. Ce bébé
est une formidable nouvelle pour toute la famille et Émilie est contente de voir
que son bébé amène enfin la paix chez elle. Grâce à sa familiarité avec le
personnage d’Émilie, le lecteur est susceptible d’espérer qu’Émilie peut mettre
ce bébé au monde sans problème en raison de la pitié qu’il ressent envers ce
personnage. Le lecteur poursuit ainsi cette intrigue avec l’attente d’un résultat
positif.
Par contre, dans les pages plus loin, un événement inattendu brise
l’attente du lecteur : après des saignements et de violentes contractions, Émilie
perd son bébé. Sachant qu’Émilie est fragile et délicate, dans un premier temps,
le lecteur tend à faire l’hypothèse qu’Émilie perd son bébé à cause de ses
problèmes de santé. Pourtant, dans la chronologie du récit, le monologue du
personnage de Blanche contredit cette hypothèse. Blanche apprend cette
mauvaise nouvelle au téléphone et après avoir raccroché le téléphone, ses
activités mentales complexes sont mises en lumière :
Marc appelait des contractions ne devait être que des coliques et ils s’étaient mis à paniquer tous les deux sans raison valable. [...]Les contractions d’Émilie n’étaient que des crampes provoquées par l’huile de ricin. Dans quelques heures, tout serait rentré dans l’ordre. [...]Mais elle avait beau tenter de s’en convaincre, elle n’arrivait pas à faire taire cette peur immense qui lui creusait un grand trou à la place du cœur. [...]Ce n’était plus une supposition. Dans l’esprit de Blanche, c’était une certitude. Elle avait tué le bébé de sa petite Émilie. Qui donc pourrait lui pardonner ce geste ?244
Blanche admet avoir tué le bébé d’Émilie. Cette confession dément
l’hypothèse antérieure du lecteur et le conduit à se poser la question suivante :
Comment Blanche a-t-elle tué ce bébé ? L’huile de ricin qu’a mentionné
Blanche attire l’attention du lecteur : c’est probablement cette huile qui a causé
des contractions d’Émilie. Cette lacune décelée ici amène le lecteur à réévaluer
le récit qu’il a déjà lu et son travail de récognition basé sur les détails
susceptibles d’être ignorés. Avant l’avortement d’Émilie, elle a rendu visite à sa
mère. Lors de leur rencontre, Blanche a remarqué les jambes enflées de sa fille
et elle s’est beaucoup inquiétée. Lorsqu’elle préparait le goûter, elle a ajouté
quelque chose dans le jus d’orange : « Blanche attrapa la grosse bouteille
brune qui était derrière les autres, car elle ne l’utilisait plus que sporadiquement,
elle l’ouvrit et en versa une bonne rasade dans le pot de jus d’orange »
245. La
chose dans cette grosse bouteille brune est exactement l’huile de ricin.
Blanche a eu l’intention de soulager les symptômes des jambes d’Émilie avec
l’utilisation de ce médicament, mais contrairement à ses attentes, ce
médicament a causé l’avortement de sa fille. Une fois ce travail de récognition
terminé, la surprise complète a rempli sa fonction.
244Louise Tremblay d’Essiambre.Les Sœurs Deblois Tome 3, Anne.op.cit., p.203-204. 245Ibid., p.201.