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2. Aspects et mise en œuvre de la recherche

2.3. Plan d’étude

L’élucidation de l’ensemble de ces problèmes exige, dans une première partie, une étude approfondie de l’orature dakotapi, qui a migré de la forme ancestrale du compte d’hiver à « une image mouvante », pour reprendre le terme d’Ella Cara Deloria. Cette dernière explique comment la vie dans les réserves n’a jamais été « une image figée », mais celle « en mouvement

54 HUANG Hsinya, « Towards Transpacific Ecopoetics: Three Indigenous Texts », Comparative Literature

Studies 50-1, 2013, p. 120‑147.

55 Voir plus précisément : HUANG Hsinya, « Towards Transnational Native American Literary studies »,

CLCWeb: Comparative Literature and Culture 13-2, 2011, p. 1‑9 https://doi.org/10.7771/1481-4374.1744

[Consulté le 5 mars 2012].

56 CHENG Sheng Yao et JACOB W. James, « American Indian and Taiwan Aboriginal Education: Indigenous

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d’un changement constant », dans laquelle figurent les « luttes des hommes contre d’intenses difficultés »57.

Cette notion « d’image mouvante » traduisait à la fois le changement perpétuel qu’ont connu les Dakotapi depuis les tentatives d’assimilation des colonisateurs, et dans une littérature engagée, le souhait de l’auteur de sensibiliser ses lecteurs à la cause des Dakotapi qui luttaient en vue de leur survie physique, culturelle et littéraire. Cette disparition du mode de vie traditionnel impliquait un ethnocide identitaire du peuple, notamment par la scolarisation forcée des enfants, dont une première génération d’auteurs issue des écoles et missions gouvernementales porta les stigmates.

Par la suite, une seconde génération utilisa les techniques littéraires de la société dominante de façon à sauvegarder les récits ancestraux. Ce passage de la forme orale à la forme écrite ne s’est pas fait sans la disparition de l’interprétation orale qui accompagnait la narration, une perte qu’il faut nécessairement décrire. Auteure incontournable, et pourtant encore très méconnue du grand public, Ella Cara Deloria déjà évoquée dans cette introduction, a consacré sa vie à cette démarche de conservation et de transmission de la littérature et de la culture dakotapi. Aussi, cette étude se concentrera sur l’œuvre de cette auteure, et utilisera ses récits dakotapi.

Une analyse formelle et littéraire de ces récits dakotapi est donc indispensable pour comprendre leur importance et les raisons de leur réutilisation dans les ouvrages des auteurs dakotapi contemporains. À cette fin, reviendrons sur les origines des récits, et sur la définition des genres des récits dakotapi, qui, par respect à l’égard de la culture dont ils procèdent, se basera sur la classification traditionnelle dakotapi.

Cependant La morphologie du conte de Vladimir Propp est un outil permettant une exploration des récits des origines et des thèmes récurrents, aidant à comprendre la manière dont les récits servaient à éduquer le peuple en faisant ressortir les valeurs et les principes situés au cœur des oratures autochtones. Ce sont ces enseignements basés sur ces valeurs tribales qui aidaient les peuples dakotapi et paiwan à faire face aux problèmes qu’ils pouvaient rencontrer : conflits tribaux et familiaux, tribulations, guerres, aléas climatiques, entre autres.

Par exemple, chez les Dakotapi, le principe de la parenté était particulièrement présent dans tous les récits, et les personnages, en tenant lieu d’exemples à suivre ou à éviter, consolidaient l’harmonie organique sociale58. La sauvegarde de ces récits permit par ailleurs de

57 DELORIA Ella Cara, Speaking of Indians, Éd. originale 1944, Lincoln ; London, University of Nebraska Press,

coll. « Bison Books », 1998, p. 85‑86, Tdl.

58 Le terme « organique » est employé ici en complément du terme « social » car il comprend l’idée de structure

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transmettre un héritage culturel aux jeunes générations, qui se transforma en une arme puissante de lutte contre les politiques assimilationnistes, et sans lequel la transition adaptative vers une littérature autochtone contemporaine eut été impossible.

Il sera essentiel dans un second temps d’aborder l’orature paiwan parallèlement aux jalons établis pour la littérature dakotapi. Premièrement, dès leurs premiers contacts avec les colonisateurs, les Paiwan, descendants de la vipère des cent pas, se battent « dos à la montagne » 59. Cette image, extraite d’un poème de l’auteur paiwan Monaneng 莫那能 (1956-),

est emblématique à la fois de la position dans laquelle le peuple s’est retrouvé, lors des campagnes de colonisations et d’assimilations lancées par les Japonais et les Chinois, acculé et semblait-il dans une voie sans issue, mais jamais entièrement démuni.

En effet, la montagne, lieu sacré des récits ancestraux dont le peuple a émergé, forte d’une dimension spirituelle, culturelle et littéraire, lui sert non seulement à résister aux attaques des étrangers, mais également à faire perdurer sa culture, ses valeurs et les symboles de son orature. Les idéaux de cette colonisation ressemblaient à ceux de la « Destinée Manifeste » et de terra nullius des États-Unis, selon laquelle l’île revenait de droit quasi divin aux colonisateurs « civilisés » (en opposition avec les « sauvages » ne faisant que l’occuper). Le processus était le même qu’aux États-Unis, des guerres, des campagnes punitives, et des tentatives d’assimilation qui passaient par une scolarisation forcée des enfants paiwan.

Concernant les conséquences de ces colonisations, elles furent les mêmes que chez les Dakotapi, en occasionnant parmi le peuple une réelle crise identitaire, tout en poussant les Paiwan à s’impliquer dans un long processus destiné à se rendre visible sur la scène politique, culturelle et littéraire. Et cela, pareillement aux Dakotapi, par le biais des auteurs paiwan issus des écoles du Kuomintang, qui ont dénoncé dès la fin des années 1980, peu avant la levée de la loi martiale, la « colonisation mentale » de leur peuple.

Deuxièmement, une analyse formelle et littéraire des récits paiwan, de leurs origines, aux conteurs traditionnels et à leurs genres particuliers permettra d’établir un rapport d’analogie avec les récits dakotapi, tout en décryptant les spécificités et l’originalité de ces récits. Le passage de l’orature à une transposition à l’écrit de ces récits à l’époque japonaise, par des linguistes et ethnologues japonais, ne s’est pas fait sans une perte de la mise en scène coutumière qui accompagnait le récit.

vision stéréotypée des colonisateurs, et il était ardemment défendu par Deloria, dans son manuscrit “The Dakota Way of Life”, et dans son livre publié en 1944, Speaking of Indians.

59 MONANENG 莫那能, Měilì de dàosuì 《美麗的稻穗》 [Les beaux épis de riz], Éd. originale 1989 (2010 1ère

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Ces récits, qui se divisent en deux catégories, milimilingan et tjautsikel, renferment de nombreuses explications sur les origines du monde et de tout ce qui en fait partie, dont le peuple paiwan. Entrer dans les structures tribales du peuple paiwan nécessite d’en comprendre les récits, dans ce qu’ils ont d’universel (quant à la fonction des personnages et des thèmes qu’ils abordent), et dans ce qui leur est spécifique : leurs tabous, les noms de leurs personnages, leurs « monstres » emblématiques. Et comme lors de l’étude des récits dakotapi, La Morphologie des Contes de Propp servira de base d’analyse morphologique, permettant de mettre en lumière la structure d’un récit paiwan typique, et par là d’en comprendre les fonctions sociales fondamentales au sein du peuple paiwan.

Enfin, cet examen des récits paiwan, dont le point crucial est le respect de vulung, la vipère des cent pas, et celui de la parenté, permettra de mettre en exergue la fonction sociale des récits. Comme les personnages dakotapi, les personnages paiwan, qu’ils soient des agents du chaos, des gardiens de l’harmonie sociale, ou des « monstres » hors normes, servent d’exemples au peuple, leur permettant d’affronter et de résoudre les problèmes et les conflits tribaux. Et si ces leçons étaient salutaires par le passé, leur utilité est toujours d’actualité. Elles permettent notamment de rétablir la vérité sur le système de valeurs des Paiwan, et de transmettre l’héritage culturel et littéraire du peuple aux nouvelles générations, assurant ainsi sa survie et son renouveau identitaire.

Puis, la troisième et dernière partie de cette étude, dans laquelle la littérature moderne des Dakotapi et des Paiwan sera abordée dans une perspective d’études trans-autochtones, montrera comment les écrivains de ces deux peuples ont recours à des mots anciens pour soigner les maux modernes. Pour ce faire, ces écrivains font entrer leurs peuples respectifs dans une démarche de décolonisation au moyen d’éléments de leur littérature traditionnelle, qu’ils sauvegardent et renouvellent au sein d’œuvres qui s’inscrivent dans le prolongement de la tradition orale en reprenant le rôle d’historiens tribaux, comme l’ont fait les auteurs dakotapi Ella Cara Deloria, au moyen de son roman Waterlily, et Dallas Chief Eagle dans Winter Count, ou encore Kowan Talall dans ses nouvelles.

Ces auteurs utilisent également différents genres littéraires pour dénoncer les maux de la colonisation. Le roman de Chief Eagle est ainsi devenu un véritable manifeste autochtone, et les récits de Talall un exposé des agissements des colonisateurs japonais, que la poésie de Monaneng a complété en y ajoutant les violences subies aux mains de la « Chine ». Des violences qui étaient souvent psychologiques, qui donnèrent lieu à des récits décrivant les sentiments d’aliénation, comme c’est le cas dans les nouvelles de l’auteure dakotapi Susan Power, et de quête identitaire chez Liglav Awu. Toutes deux ont eu des pères allochtones, et

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elles décrivent les expériences de leurs mères autochtones, qui ont quitté très jeunes leurs tribus respectives pour vivre avec leurs époux parmi de membres souvent cruels et plein de préjugés de la société dominante.

Toutefois, pour Power et Awu, cette appartenance à une double culture signifiait aussi une position unique au sein de leur peuple (toutes deux revendiquant la primauté de leur identité autochtone sur leurs origines allochtones) et de la société dominante. En servant de « pont entre deux cultures », elles participent activement, avec les autres auteurs de cette étude, à la revitalisation des identités tribales stigmatisées et fracturées dakotapi et paiwan.

Cette revitalisation passe notamment par une lutte en faveur des valeurs autochtones, contre les stéréotypes dégradants véhiculés par la société dominante. Les auteurs littéraires et les activistes politiques furent, durant les mouvements autochtones des États-Unis et de Taïwan, les porte-paroles de leurs peuples, et plus particulièrement des membres les plus vulnérables. C’est ainsi que la voix de ceux à qui on ne donne pas la parole se fait entendre dans les poèmes de Monaneng, ou que les mots d’Elizabeth Cook-Lynn s’élèvent contre l’oppresseur.

De plus, les auteurs dakotapi et paiwan participent à la revivification de l’identité tribale de leurs peuples en ouvrant la voie à une réappropriation d’un mode de vie traditionnel, et en transmettant dans leurs écrits les valeurs ancestrales autochtones. C’est ainsi que Deloria s’est servie de son roman comme d’un support des croyances et des cérémonies dakotapi, et que Sakinu a relancé la culture du chasseur dans son village et parmi les jeunes générations de Paiwan.

Enfin, cette étude tracera les contours de l’émergence d’une alliance d’auteurs trans- autochtones aux démarches et valeurs partagées, qui constituent une force commune dans un espace littéraire mondial. Chaque peuple, de son côté, a entamé le processus d’un retour à des expressions artistiques traditionnelles, comme cela a été le cas avec le poète et activiste John Trudell, qui a participé activement au renouveau artistique dakotapi. De même, les nouvelles générations d’auteurs paiwan suivent dans les traces de leurs aînés et les rejoignent sur une scène universelle autochtone de luttes communes et de valeurs partagées.

Awu, une des premières autochtones de Taïwan à avoir fait cette démarche d’échange avec des peuples autochtones d’Amérique du Nord, a raconté dans un de ses récits sa rencontre avec des Peuples des Premières Nations. Elle put alors se rendre compte des similarités entre l’histoire coloniale des autochtones d’Amérique du Nord et de Taïwan. Des similarités qui sont également évidentes dans les revendications de souveraineté tribale de Monaneng et de Cook- Lynn, et dans les œuvres des auteurs paiwan et dakotapi de cette étude, qui œuvrent sans relâche à la promotion de leur culture, dépassant les frontières arbitraires nationales et langagières.

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Aussi, cette étude se clôturera sur les réponses apportées par ces peuples, aux préoccupations globales actuelles, et sur la façon dont ils deviennent des « citoyens du monde » en établissant des liens de parenté, non pas basés uniquement sur leurs origines autochtones, mais sur leur promulgation de vertus humaines héritées de leurs sociétés anciennes.

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Chapitre I. L’orature dakotapi :

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