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Chapitre III : L’expérience des participants

3.4 Points de convergences et de divergences : synthèse

4.1.2 Le plaisir – une articulation entre les dimensions éthiques et techniques

Dans le cas des participants des deux groupes, la sensibilité morale a été compromise à divers degrés. Au cours du premier concert, les participants ont remis en question le caractère moral des images de moustaches et de langues de la pièce 8-bit Urbex. En effet, Charlie a affirmé que le contenu était « plus ou moins approprié » puisque l’intérêt du concert reposait sur la prééminence de la musique :

Charlie : j’ai trouvé ça trop un peu là, ouais. Parce qu’on vient là pour la musique là tsé (rires). C’était plus ou moins approprié là je dirais... mais si ça avait été juste les jeux vidéos, j’aurais

192 Dobson, Melissa, Between Stalls, Stage and Score: An Investigation of Audience Experience and Enjoyment in Classical Music Performance, thèse de doctorat, 2010a, University of Sheffield, 2010a.

fait comme « ok, c’est un support » pis y’a des gens qui peuvent s’identifier à ces jeux-là, comme « ah oui, je jouais à ces jeux-là quand j’étais petite ou quelque chose là »... juste les jeux j’aurais trouvé ça correct, comme l’ensemble c’était peut-être un peu trop... ou juste les musiciens ça aurait été correct aussi.

Pour Fanny, l’image d’une langue est d’emblée « dégueu ». Dans le groupe de discussion, elle a tenté de se renseigner à savoir si ce contenu était « artistique », en ce que l’intention artistique (dimension technique) servirait d’alibi pour justifier le caractère inapproprié des images (dimension éthique). Bien qu’elle s’est dit que l’intention était justement de choquer, les images l’ont agressée :

Fanny : Ben les images aussi étaient agressantes. En fait c’est dégoûtant un peu pis, ouais agressant. [J] e pense que c’était là pour choquer, je pense que c’était ça le but, donc, ouais, ben... je trouvais ça un peu étrange, je pense que c’est ça le but de la dernière pièce (rires) de choquer, de rendre ça étrange pis de, ouais.

Le fait qu’elle ait établi, à partir de sa compréhension des notes de programme, un lien entre le futur et le passé lui a permis de s’accrocher davantage à la thématique « retour vers le futur » et de dépasser le fait qu’elle se sentait agressée par les sons et les images, lesquels compromettaient sa sensibilité morale. En comprenant la dimension technique en regard du concept de l’œuvre, le caractère amoral des images était à ses yeux davantage justifiable, puisqu’elle « savait c’était dans quel but » :

Fanny : J’ai trouvé ça un peu comme je te l’avais dit, agressant. Hum... tous les bruits stéréo dans mes oreilles qui grichaient… c’était un peu pour montrer, comme moi je te l’avais dit j’avais lu un peu le programme pis je savais c’était dans quel but.

[…] [Q] uand tsé tu m’as envoyé le lien, y’avait une description du programme, et j’avais lu un peu ça en était quoi, et j’avais vu que c’était pour faire un genre de lien entre présent, futur, passé, donc quand ils sont arrivés avec la dernière pièce je pense que c’était vraiment pour montrer un peu la technologie désuète, en tout cas je ne sais pas comment l’expliquer, mais oui c’est ça je trouvais ça agressant d’entendre la technologie qui grichait, on n’est pas habitué à ça, on est habitués à tout ce qui fonctionne super bien, donc c’est ça.

Bien que Gaël ait trouvé au départ que les images des langues et des moustaches étaient « de trop » et que le support visuel distrayait les spectateurs du centre d’intérêt que représentait la musique, il a noté que ces dernières sont disparues graduellement, laissant place à des images de constructions urbaines. L’absence d’un lien évident entre ces constructions et la langue ne lui permettait pas de comprendre l’intention. Tout comme Fanny, bien qu’il se sente agressé par la pièce, Gaël a toutefois poursuivi son écoute afin de tenter d’abord de comprendre l’intention derrière ces images :

Fanny : La langue… c’est quoi ça ? Charlie : Oui ! oui oui ! j’étais comme…

Fanny : Quelqu’un peut me l’expliquer ou ça n’a pas rapport pis c’était artistique ? Charlie : C’était peut-être un peu trop ouais.

Gaël : Ben au début je trouvais que c’était trop, mais un moment donné ça a comme… ça diminuait tranquillement pis ça avait tout disparu…

Fanny : Mais c’est dégueu une langue tsé. Charlie : rires.

J.H : Ça suscitait du dégoût, un malaise ?

Fanny : Ouais. Mais je pense que c’était le but de ce morceau-là.

Gaël : Ouais. Mais moi j’essayais trop de comprendre à cause des images là. Fanny : rires.

Gaël : ils construisaient une petite ville pis j’étais là « ah ah, on essaie de construire quelque chose peut-être… » (rires) pis là j’essayais de suivre les idées pis là un moment donné c’était comme… ben là y’avait la langue qui apparaissait…

Fanny, Gaël et Charlie ont déprécié la quatrième pièce, alors que Loulie se considère indifférente à l’égard de celle-ci. En effet, les participants ont questionné la pertinence du support visuel en ce sens où l’intérêt du concert reposait sur la musique. Cela dit, ils ont tenté de comprendre davantage l’intention de l’œuvre avant de s’y opposer et fuir la source des sensations agressantes. Dans le cas de Fanny, puisqu’elle a établi un lien par rapport à la technologie, soit au fait que notre société n’est plus habituée d’entendre les sons issus d’une technologie désuète (les sons 8 bits), cette compréhension de l’œuvre en regard de la thématique lui a permis de justifier pour elle-même l’effet artistique voulu, soit de « choquer », et donc de tolérer les sensations agressantes qu’elle ressentait.

Dans le cas du deuxième concert, les participants ont utilisé les mots tels que « ténèbres », « messe noire », « secte », « sombre », « monastère », « enfer », « machiavélique », afin de décrire l’œuvre de Bhagwati. Ces caractéristiques étaient réifiées à travers la mise en scène, le rôle des musiciens, leurs costumes, l’éclairage, et l’absence de mélodie. La sensibilité morale des participants a été éprouvée à divers degrés, certains jugeant que le concert était « spécial », « satanique », voire « effrayant » :

Jocelyne : ça ressemble à de la chorégraphie contemporaine où y’a de la musique un peu comme ça pis des mouvements, pis tout ça là. Moi j’trouve ça théâtral, musical.... C’est un peu spécial, j’trouvais que c’était beaucoup de lamentations, pis j’trouvais que c’était beaucoup comme des messes noires tsé, avec des cagoules pis qu’ils font des « ââmm »

Jessica : satanique ?

Audrey : oui ! ça faisait peur. Jocelyne : oui... c’est très spécial.

Si Jocelyne et Jessica n’ont pas été effrayées ou malaisées par ce caractère « satanique », bien qu’elles aient tenté de comprendre la raison derrière cette analogie avec les ténèbres, il en fut autrement pour Audrey et Patrick. Audrey a dû faire un effort pour ne pas que sa peur ne prenne le contrôle de ses émotions, ce qui l’aurait contrainte à quitter l’endroit. Elle avoue être sensible à tout ce qui fait « satanique ». La participante avait également de la méfiance à l’égard d’un interprète qui semblait agressif, ce qui accentuait sa peur. Elle a donc tenté de se calmer, afin d’éviter de perturber le bon déroulement du concert, et pour ne pas se freiner son expérience réceptive de manière précipitée en laissant une chance au concert :

Audrey : tsé on est enfermé, tsé quand tu laisses partir ton imagination... t’es comme « c’est quand même spécial ». Mais là, ça peut être de même tout le long, mais là j’me parlais j’me parlais... tsé quand tu commences à fixer sur quelque chose…

Elle se sentait en danger dans un contexte « clos » et en présence d’un homme qui semblait « agressif ». Bien que le cadre du concert puisse justifier le « rôle » de l’interprète, Audrey avait de la difficulté à savoir s’il s’agissait bel et bien d’un concert ou d’une situation réellement menaçante.

Pour Patrick, sa sensibilité a été compromise à un point tel qu’il préféra sortir de la salle. Bien qu’il ait apprécié le dispositif du concert, le savoir-faire technique des interprètes (dimensions techniques), l’analogie aux ténèbres (dimension éthique) rendait le concert intolérable.

On constate donc qu’à des degrés divers, la sensibilité des participants a été atteinte, variant de la reconnaissance du caractère « spécial », à la maîtrise d’un sentiment de peur jusqu’à une intolérance totale du concert. Ainsi, les dimensions éthiques et techniques s’articulent de manière interreliée et influencent le plaisir ressenti en situation de concert ; dans certains cas les participants vont omettre d’accorder trop d’importance au déplaisir physique ressenti pour comprendre d’abord l’intention artistique de l’œuvre, alors que pour d’autres participants, les limites éthiques ont été compromises à un point tel qu’il ne leur est impossible de rester physiquement dans la salle.