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La conversion est l'acte qui ouvre le passage d'une communauté à l'autre. Hormis être un changement spirituel, elle implique certaines mutations sociale et économique. La question est de savoir si ces transformations s'opèrent instantanément ou progressivement. Étudier les stratégies d'intégration des judeoconversos renvoie à examiner l'implantation de ces derniers au sein de la société chrétienne afin d'en extraire les mécanismes ayant permis leurs insertions sociales. C'est pour cela que cette partie est consacrée à la présentation générale des

judeoconversos de Tolède : où se trouvent-il ?

Bien que ma recherche se rattache – dans son ensemble – à l'étude des stratégies d'intégration des judeoconversos dans la société chrétienne, les sources dont je dispose m'amènent à étudier les stratégies d'intégration entreprises par l'élite judeoconversa. Cependant, il ne faut pas les imaginer comme un ensemble homogène, composé principalement de riches personnages. Ils représentent, à l'instar de leur nouveaux coreligionnaires, toutes les catégories sociales de la société médiévale. Il n'y a donc aucun archétype de judeoconverso mais plutôt une multitude de profils. Selon les profils, les stratégies sont différentes.

Ainsi, il est difficile de parler de groupe social car cette notion renvoie à un ensemble d'individus aillant des caractéristiques ou des buts communs. Les judeoconversos peuvent être perçus comme un groupe social, dans la mesure où la principale caractéristique commune est ce qui les a fait naître socialement, c'est-à-dire la conversion et dont le but commun serait celui de s'intégrer. Cependant, dès lors, que l'on étudie en profondeur les stratégies et les caractéristiques de leur intégration, l'historien n'a plus à faire à un ensemble uniforme.

Dis-moi où tu habites et je te dirai qui tu es

La conversion s'accompagne d'un changement intérieur et extérieur, spirituel et physique. Le caractère spirituel de celle-ci n'est pas l'objet d'étude, ainsi il s'agit de s'intéresser aux indices visibles des changements qui succèdent au baptême.

L'un des marqueurs sociaux propre à la ville médiévale est le lieu d'habitat, qui selon la situation sociale et économique varie. Les juifs de Tolède résident depuis la période islamique dans une juiverie : la madīnat al-Yahūd1. Ce quartier uniquement habité par des juifs connaît

une période glorieuse entre le XIIe et le XIVe. Cependant, il tend à perdre de son influence à la

fin du XIVe siècle, et ce, notamment dû aux conversions massives à partir de 13912. La

conversion ouvre donc littéralement des portes, les nouveaux chrétiens peuvent désormais habiter dans des quartiers qui leur sont jusqu'alors proscrits.

Le feu est un des indices permettant d'examiner la présence ainsi que la répartition des

conversos au sein d'une ville. Par « feu », il faut entendre le foyer qui brûle, caractérisant le

lieu de vie d'une famille toutes tranches d'âge confondues3. D'après les études de Vincent

Parello, Tolède compte entre 1495 et 1497, 821 feux nouveaux-chrétiens c'est-à-dire 37,7 % de la population tolédane : ce qui fait de Tolède la ville où l'on retrouve le plus grand nombre de foyers judeoconversos4.

La connaissance de leurs répartitions au sein de Tolède à la fin du XVe siècle, est

notamment possible grâce à la liste des judaïsants « habilités » produite par la ville et son archevêché5. Les « habilités » sont ceux qui après leur procès peuvent exercer certains métiers

voire certaines charges, ils ne sont condamnés qu'à des peines mineurs.

1 MOLÉNAT Jean-Pierre, «Quartiers et communautés à Tolède (XIIe-XVe siècles) », En la España Medieval, 1989, p. 169.

2 Id., p. 170.

3 RIGAUDIÈRE Albert, « Feu », Dictionnaire du Moyen Âge, (dir.) GAUVARD Claude, LIBERA Alain de, ZINK Michel, Quadrige/Puf, Paris, 2002, pp. 526-527.

4 PARELLO Vincent, Les judéo-convers, Tolède XVème-XVIème siècles. De l'exclusion à l'intégration, L'Harmattan, Paris, 1999, Coll. Recherches et documentes Espagne, p. 39.

5 CANTERA BURGOS Francisco, TELLO LEÓN Pilar, Judaizantes del arzobispo de Toledo habilitados por la inquisición en 1495 y

1497, Universidad de Mardid, Madrid, 1969, Coll. Publicaciones de las Cátedras de Lengua Hebrea e Historia de los Judíos de la

Le départ des judeoconversos de la Juiverie pour habiter dans des quartiers qui leur sont jusqu'alors interdits est notamment perceptible en étudiant leur rattachement aux paroisses1.

La paroisse en tant qu'espace d'organisation religieuse de masse, devient un nouveau référent pour les nouveaux chrétiens. Ils dépendent de nombreuses paroisses telles que celles de Santo Tomé qui compte trois cent dix noms judeoconverses et de San Róman avec deux cent trente- cinq noms2. La partie la plus commerçante de la ville est notamment prisée : cent soixante-

huit noms sont rattachés à la paroisse de San Pedro. Les quartiers résidentiels du Nord comptent cent quatre-vingt-onze noms dans la paroisse de San Vicente et cent trente-deux pour celle de Santa Leocadia. J.-P. Molénat relève néanmoins l'abandon des quartiers populaires et artisanaux avec seulement dix-neuf noms pour la paroisse San Miguel, deux pour San Lorence, vingt-trois pour celle de San Justo et quatre pour la paroisse de Santiago3.

Ainsi, la conversion devient une opportunité pour les judeoconversos de changer de lieux de résidences, de s'insérer dans la vie citadine chrétienne, et ce, notamment dans les quartiers commerçants et résidentiels4.

Ce phénomène de migration intra-urbaine des judeoconversos est un indice pour comprendre les changements qu'apportent la conversion. Bien souvent, les paroisses et lieux d'habitations reflètent la condition sociale des individus. Ainsi, pour comprendre ces choix, il est nécessaire d'étudier leur profil économique.

1 MOLÉNAT Jean-Pierre, op. cit., « Quartiers et communautés à Tolède (XIIe-XVe siècles ) », p. 177.

2 Id., p. 176

3 Ibid., p. 176.

Une forte présence le commerce, la finance et l'appareil politique

Les archives des procès et condamnations de l'Inquisition entre 1483 et 1495 pour crypto-judaïsme conservées à l'Archivo Histórico Nacional de Madrid permettent l'étude de la répartition « professionnelle » à une grande échelle des judeoconversos1. Il est notamment possible de voir la domination des secteurs secondaire et tertiaire, c'est-à-dire de l'artisanat ainsi que des services2. Sur un échantillon de soixante individus, par exemple vingt-huit

travaillent dans le secteur secondaire comme savetier, tanneur, orfèvre, chaudronnier, ou encore pourpointier. Le secteur tertiaire est aussi bien représenté avec de nombreux marchands principalement axés vers le textile et les épices3. La présence des judeoconversos

dans ce secteur représente 35 %4. D'autres pratiquent des professions libérales comme la

médecine ou le notariat. Dans ce même panel se retrouvent une petite élite rattachée au pouvoir local avec notamment un échevin et deux conseillers municipaux. Certains sont rattachés au monde la finance et du maniement de l'argent tels que Juan Toledo, ensayador de

la Casa de Moneda, Alonso González Recuero, rentier et Alfonso Díaz Alcalá, fermier de

rente5.

Cependant, la carrière laïque n'est pas la seule a être représentée : la carrière ecclésiastique est aussi convoitée. Dans ce même échantillon sont mentionnés trois moines, un prébendier et un bachelier. Ainsi, les judeoconversos ne se concentrent pas dans un même secteur, ni dans un même domaine, qu'il s'agisse de la sphère laïque comme de la sphère religieuse. Ils participent à la vie locale, manipulent l'or et l'argent pour les façonner ou les faire fructifier et gravitent parfois autour des Grands.

1 PARELLO Vincent, op. cit., Les judéo-convers, Tolède XVème-XVIème siècles. De l'exclusion à l'intégration, p. 47.

2 Id., p. 39.

3 Ibid., p. 39 ; l'échantillon se base sur les annexes de PARELLO Vincent se trouvant aux pages 213-221. 4 Ibid., p. 51.

Bien évidemment, ces exemples ne sont pas représentatifs de toute la communauté

judeoconversas de Tolède. En revanche, ils permettent de démontrer la multiplicité des profils

sociaux et économiques. C'est d'ailleurs cette présence dans tous les domaines d'activités qui amènent l'amertume de certains contemporains. Alfonso de Palencia, alors chroniqueur d'Henri IV évoque l'influence de ces derniers :

« Les judéo-convers, ce sont ces individus arrogants, fiers et insolents, qui ruinent les couches populaires par la pratique du prêt et de l'usure, qui s'adonnent au commerce en toute impunité, et qui ont réussi de surcroît à s'infiltrer dans les milieux ecclésiastiques, les sphères de l'administration royale, municipale et seigneuriale »1.

Cette critique rappelle celles faites par Pedro Sarmiento et Marcos García de Mora en 1449. Elles sont la base d'un dispositif argumentaire mis en place pour nuire à leur trop bonne intégration. L'infiltration mentionnée dans l'extrait est un témoignage direct de cette intégration, elle peut en être le synonyme. Elle se fait aussi bien par le changement de lieu d'habitat que par le métier exercé. Le poids social et économique des judeoconversos tend à jouer en leur défaveur et devient un argument pour les anti-conversos.