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S.:3,1 : La piste du bois de chauffage

Dans le document Objets trouvés, matière retrouvée (Page 38-43)

Section I : La cueillette

Section 3 : Les séries

S.- S.:3,1 : La piste du bois de chauffage

Mon travail durant ces deux dernières années porte principalement sur l’approfondissement de pistes de recherche découvertes au baccalauréat. L’utilisation de pièces de bois de chauffage remonte à mes premières expériences où j’ai eu à produire des

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propositions à l’intérieur d’un processus d’apprentissage académique . Chaque année, je cueille des troncs d’arbres laissés par les marées sur les battures du fleuve pour en faire du bois de chauffage. Le tronçonnage et le débitage de ces pièces m’ont fait découvrir la richesse des textures des différentes essences de bois que je transforme pour satisfaire l’appétit insatiable d’appareils de chauffage. Ces débris de toute provenance sont arrachés aux rives et rejetés pêle-mêle sur les grèves. En faire du bois de chauffage cela veut dire ramener tout ce matériel a une dimension absorbable par la gueule des poêles ou du foyer : dix huit à vingt deux pouces de long, six pouces à douze pouces de diamètre. Toutes les origines, les textures, les essences sont confondues. Leur gabarit les rend inutilisables pour d’autres usages plus nobles tel que la construction ou l’ébénisterie. Dans la corde, le chêne ne vaut guère plus que la vulgaire épinette. On y retrouve des essences qui sont peu connues vu que leur bois est trop tortueux ou noueux pour être utilisé par l’industrie. En effectuant ce travail, j’ai souvent éprouvé une certaine impuissance face à la fatalité que des matériaux aussi intéressants finissent comme combustible. Des bûches à fendre, c’est tout. Ils sont ramenés à leur seule valeur calorifique. La hache ou la fendeuse n’épargne rien. Hormis les patines du temps et les formations particulières sur les surfaces extérieures, les qualités spécifiques de chacune des pièces n’apparaissent souvent que lors de la fente, une étape décisive et irréversible. Une grande majorité de bûches présente peu ou pas d’intérêt en raison de leur faible différenciation. Quelle est donc cette étincelle qui fait surgir l’intérêt, qui séduit mon œil? Pour que l’étincelle mette le feu, il faut qu’elle soit en contact avec un comburant. Quels sont donc le ou les éléments qui vont provoquer la réaction? J’ai dit plus tôt que la cueillette était intuitive sans planification préalable, c’est vrai, mais elle est évidemment précédée d’une intention. L’intention de faire une œuvre d’art change tout. Elle modifie le regard que je porte sur le matériau et les gestes que je pose. Une activité banale que je répète annuellement est transformée par une autre sous-entendue ou parallèle. Ma sensibilité est mobilisée pour détecter une pièce qui a un potentiel intéressant.

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Le travail routinier se double d’une recherche esthétique.

Figure 14: Rondins (2010)

Un exercice thématique à l’intérieur d'un cours universitaire va créer l’occasion. L’acuité est accentuée par les exigences académiques. Le concept de limite est donné comme thème d'un exercice pédagogique. C’est dans ces circonstances que j’ai créé

Rondins , la première œuvre de cette série. Il m’est apparu que les limites induites par

l’action de la tronçonneuse étaient une problématique pertinente pour illustrer ce thème. La frontière irréversible, induite par scie, pose la question de la réunification ou de l’assemblage. Les quatre pièces de bois de chauffage utilisées sont de dimensions similaires et ont une caractéristique commune : elles ont été coupées à une seule extrémité. Dans trois cas sur quatre, l’autre bout a été modelé par les aléas de leur errance sur le fleuve. La quatrième est plus sédentaire, c’est un segment d’une branche d’un tilleul qui borde le littoral. Deux des fragments sont grisâtres et usés par un long séjour en mer, les autres plus récents sont jaunâtres et l’un d’eux a encore son écorce. Je limite mon intervention au minimum, laissant aux matériaux toutes leurs caractéristiques originelles. Quelques manipulations révèlent que leurs surfaces planes, mises face à face, forment des paires très convaincantes malgré leurs circonférences et contours légèrement différents. L’écart laisse paraître la limite de chacune d’elles tout en montrant une certaine continuité. Cette juxtaposition sans complète coïncidence nous fait mieux accepter leurs différences. La frontière est visible et assumée. Les paires sont formées d’un tronçon plus jeune avec un

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plus vieux. Leur disposition dans l’espace tient compte des tons grisâtres des pièces plus rustiques par opposition aux tons plus jaunâtres plus récents. Suspendus à quelques pouces du mur à une attache noire rectangulaire, les deux ensembles flottent en parallèle dans l’espace. L’aventure bois de chauffage est commencé.

Les formes aléatoires des objets déjà façonnés par la nature ou par l’homme nous apportent des contraintes qui nous obligent à voir différemment, redonner un sens, mettre en relief dissemblances et ressemblances, conserver l’individualité, amoindrir les écarts. Créer une nouvelle sculpture, c’est aller à chaque fois à ses propres limites pour les dépasser. La peur de l’échec est toujours présente . Le succès engendre l’enthousiasme pour oser une nouvelle aventure et ainsi de suite.

Après avoir résisté aux assauts du climat pendant des années, une branche d’un érable négondo est arrachée a son tronc par le verglas ou le vent, puis ballottée par les crues printanières. Le sciage dévoile des traces rouges28 dans son aubier. C'est l'élément

séducteur. Je suis rapidement séduit par les énigmatiques tons rosés qui se révélaient au fur et à mesure des coupes exploratoires que je fais. Le contraste entre la texture brute de la zone de rupture et la paroi épidermique de la buche dégagée de son écorce s’impose comme un élément fort à être exploité. La surface est peu à peu arrondie et polie et fait disparaitre la trace de la tronçonneuse. Il reste à lui trouver une présentation spatiale qui va maximiser ses qualités plastiques. Après maints essais, la métamorphose se produit. Sa position en équilibre sur sa partie la plus menue change tout. La masse s’allège tout à coup. Les deux faces, la lisse et la rugueuse, sont mises en contraste sur un socle noir. Toute la charge significative bascule. Un nouvel espace d’évocation venait de s’imposer. La pièce de bois chauffage est devenue une sculpture qui questionne la force de gravité tout en évoquant une morphologie charnelle.

L’enthousiasme de la découverte soutient la recherche. Je suis maintenant convaincu que le matériau « bois de chauffage » et particulièrement l’érable négondo, peut tenir ses promesses. La piste est prometteuse et ouvre la voie à Buste (Fig.12 ci-haut): une fourche à demi couverte d'écorce qui se métamorphose en buste par une soustraction

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minimale de matière. Comme dans le cas précédent , les traces de coupe, caractéristiques du bois de chauffage, ont été arrondies faisant apparaître un sein, puis un ventre, puis un nombril. Encore là, la disparition des traces du passage de la tronçonneuse a effacé la destination de combustible. Le bois de chauffage est redevenu bois, bois d’œuvre, bois détourné vers un autre destin. Son sort sera lié à un cendrier, un autre objet déchu. Un morceau d’albâtre irrémédiablement façonné pour servir de cendrier va lui servir de socle. La surface brute de la pierre se marie avec l’écorce . Par un simple renversement, le cendrier a complètement disparu pour se fondre dans la sculpture.

Figure 15 : Parallèles (2014)

Pendant plusieurs mois, je continue de cueillir des pièces qui ont du potentiel. Je fais des essais moins concluants ou qui me laissent sur mon appétit. Je ne veux pas me répéter. Il faut que l’œuvre dépasse la précédente. Dépasser n’est peut-être pas le bon mot. Ajouter, améliorer, innover, différencier, varier sont des verbes qui qualifient mieux ma recherche. Parfois une simple intervention de quelques minutes ouvre une brèche dans une période d’accalmie. Parallèles (2014) (Fig.15) en est une. Elle est le résultat d’une seule coupe effectuée avec une scie à ruban dans un rondin. La simplicité de la proposition déconcerte. La mise à distance des deux tronçons sur une double base rectangulaire crée un espace de signification disproportionné avec le geste. J’imagine la sensation qu’a eue Picasso en juxtaposant le guidon sur la selle de la bicyclette. D’un seul coup, tout a été dit. C’est fini, il n’y plus rien à faire. Le réseau de sens se bâtit par lui-même. Je suis devenu spectateur, submergé par les possibles. Étrange sensation d’impuissance! L’œuvre questionne l'effort de l’artiste, comme si elle surgissait d’elle-même. Cette transfiguration,

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subite en apparence, est le fruit d' une suite de gestes qui sont restés sans résultats immédiats. Les critères qui guident nos choix ne sont pas toujours évidents. On ne trouve pas toujours ce que l'on anticipait. On dévie vers autre chose qu'on n' aurait pas imaginé. Laisser arriver les choses comme elles viennent pour vivre autre chose. Il faut souvent prendre le risque de s’éloigner, de se perdre momentanément, pour continuer l’aventure de la découverte.

Dans le document Objets trouvés, matière retrouvée (Page 38-43)

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