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Physiologie du succès 1

Dans le document La foule criminelle (Page 188-195)

Le mépris de la foule. - Est-il sincère ? - Différence entre une collectivité physiquement réunie (la foule) et une collectivité physiquement séparée (le public) ; moyens divers d'arriver au succès dans les deux cas. - Un mot de Balzac. - Physiologie du succès immédiat, instantané, et du succès qui se détermine lentement dans le temps. - Critique et conclusion

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On raconte qu'un grand avocat, se voyant un jour applaudi par la foule, s'interrompit pour s'écrier : Ils m'applaudissent. J'ai donc dit une bêtise ?

Ils sont assez nombreux les esprits qui, comme cet orgueilleux et spirituel orateur, dédaignent le jugement du public et s'approprient les vers aristocratiques du poète :

Rien ne me plaît, hors ce qui peut déplaire Au jugement du rude populaire.

Mais ce dédain est-il vraiment sincère ?

1 Ce chapitre a paru dans la Revue des Revues, vol. XI, 19, 1er octobre 1894.

Sauf quelques rares cas pathologiques de misanthropie, je ne le crois pas. C'est par pose ou par snobisme que quelque intelligence supérieure humiliera du nom de philistins (on disait autrefois en France : épiciers) toutes les individualités humaines inconnues qui constituent l'être collectif qu'on appelle la majorité ; mais au fond le philistin ou l'épicier est respecté et adulé, parce que lui seul donne la palme du triomphe et consacre la gloire. Aujourd'hui, ce que l'on cherche et veut à tout prix, c'est le succès, et il n'y a que la masse qui puisse l'accorder. Faire en sorte que le monde parle de vous, discute vos idées, n'est pas seulement le petit idéal vulgaire des médiocrités vaniteuses, c'est aussi la grande et légitime ambition des plus modestes et des plus forts parmi les penseurs. La différence consiste seulement dans les moyens qu'on emploie pour y parvenir.

André Sperelli, le héros de l'Enfant de volupté, de Gabriele d'Annunzio, qui rêve de faire imprimer un livre à un exemplaire unique pour le dédier à la femme unique, afin que le reste du monde ignore qu'il l'a écrit, est un type peut-être vrai, mais certainement invraisemblable. Concentrer en une seule personne toute son activité, morale et intellectuelle, est une chose qui se fait quelquefois lorsqu'on est entraîné par la passion ; mais comme la passion elle-même, c'est une chose éphémère et morbide. Le temps et les médecins se chargent de guérir ces exceptions.

Celui qui n'est pas fou, ou tout au moins passablement étrange, veut que son livre se lise, que sa pièce soit applaudie, que sa statue ou son tableau soient admirés ou se vendent. Et c'est dans l'espoir d'obtenir ce verdict favorable du philistin, qu'il travaille, pense et lutte.

Le public, au reste, qu'on le veuille ou non, est le Minos de notre enfer terrestre : c'est lui qui juge en première et dernière instance, mais sa manière de juger est diverse, et son jugement, partant, plus ou moins sûr, selon que la sentence se rend collectivement et simultanément ou isolément et en un espace de temps plus ou moins long. C'est-à-dire que le public appelé à se prononcer sur une oeuvre quelconque de génie, peut être séparé ou réuni, peut constituer cet organisme diffus qui s'appelle l'opinion publique ou cet organisme compact qui s'appelle la foule.

On ne juge jamais d'un livre comme d'un orateur : le livre est lu par des lecteurs isolés qui, dans la solitude tranquille de leur chambre, peuvent spontanément se faire une opinion sincère ; la pièce est

écoutée par des spectateurs réunis, qui se consultent et se conseillent réciproquement d'une manière inconsciente et forment ensemble un monstre à mille têtes qui semble vouloir poser au pauvre auteur ce dilemme terrible : amuse moi ou je te dévore !

Les conditions du jugement sont évidemment différentes. Quelle est la meilleure ?

Avant de répondre, faisons une autre question.

Avez-vous jamais soumis à l'analyse de la chimie psychologique, ces explosions irrépressibles d'enthousiasme qui, dans un théâtre ou dans une salle couvrent parfois d'un tonnerre d'applaudissements la fin d'une scène dramatique ou les dernières paroles d'un discours éloquent ? A ce moment, le public croit être juste et sincère parce qu'il éprouve vraiment l'émotion qu'il manifeste ; mais est-ce bien le mérite seul du drame ou de l'orateur qui fait que les spectateurs en sont arrivés à ce point d'approbation frénétique, ou n'est-ce pas, au contraire quelque autre ingrédient qui a contribué à faire mousser ce vin capiteux de l'enthousiasme ?

Personne n'ignore la loi psychologique d'indiscutable vérité qui établit que l'intensité d'une émotion croît en proportion directe du nombre des personnes qui ressentent cette émotion dans le même lieu et dans le même temps. Alfred Espinas dans son beau volume Des sociétés animales, a donné la preuve mathématique de ce phénomène.

« Je suppose que l'émotion ressentie par cet orateur puisse être représentée par le chiffre 10, et qu'aux premières paroles, au premier éclat de son éloquence, il en communique au moins la moitié à chacun de ses auditeurs, qui seront 300, si vous le voulez bien. Chacun réagira par des applaudissements ou par un redoublement d'attention ; et cela produira ce qu'on appelle dans les comptes rendus un mouvement(sensation). Mais ce mouvement sera ressenti par tous à la fois, car l'auditeur n'est pas moins préoccupé de l'auditoire que de l'orateur ; et son imagination est soudainement envahie par le spectacle de ces 300 personnes frappées d'émotion : spectacle qui ne peut manquer de produire en lui, d'après la loi énoncée tout à l'heure, une émotion réelle. Admettons qu'il ne ressente que la moitié de cette émotion, et voyons le résultat. La secousse ressentie par lui sera représentée, non plus par 5, mais par la moitié de 5, multipliée par 300, c'est-à-dire par 750. »

Donc, si je ne me trompe, ces paroles suffisent à démontrer que tous les jugements rendus par la foule sont fatalement exagérés, parce que l'opinion individuelle des auditeurs s'élève à la même puissance par le seul fait de la présence d'autres personnes.

Le nombre, dans ce cas, est le premier et le plus important coefficient du succès, qui n'est certainement pas créé par lui, mais est cependant développé par lui dans des proportions telles qu'elles touchent quelquefois à l'invraisemblance.

* * *

Vous connaissez la lettre que l'Esther de Balzac, cette enfant insensible et dépravée que l'amour purifie et élève, écrit à son amant avant de mourir. Elle se tue parce qu'elle s'est vendue à Nucingen pour Rubempré. Elle laisse à son poète sept cent cinquante mille francs, prix de ce marché, et plaisantant au bord de la tombe, afin qu'il soit moins triste, elle dit :

- Qui est-ce qui te fera comme moi ta raie dans les cheveux ?

On dit que Balzac, en lisant cette lettre à haute voix, s'interrompit pour s'écrier, les larmes aux yeux : - Comme c'est beau !

Que de fois n'est-il pas arrivé à chacun de nous de s'émouvoir -et cependant sans être auteur - à la lecture de telle page sublime ?

Mais ce flux d'admiration qui montait du cœur, et qui, si nous avions été dans un théâtre ou dans une salle où il y avait foule, nous eût conduit instantanément, par la seule vertu de la contagion, au délire de l'applaudissement, s'éteignait tout seul dans notre âme et entre les murs de notre chambre.

L'auteur d'un livre ne voit pas et ne connaît pas ces manifestations isolées d'enthousiasme ; il ne connaît pas ce public épars qui l'admire, et s'il n'entend pas les voix isolées, il n'entend pas non plus la grandiose voix collective. Il ne peut jamais être, comme un orateur ou comme l'auteur d'un drame ou d'une comédie, le foyer où convergent en un instant toutes les impressions ressenties par des centaines d'auditeurs, centuplées chacune par le seul fait de la présence d'autres

auditeurs ; et c'est pour cela que Balzac, qui est cependant une des plus grandes figures de notre siècle, n'a jamais goûté la volupté aiguë de voir tout un public ému et délirant, comme le vit, par exemple Edmond Rostand et comme l'ont vu, de même que lui, beaucoup d'autres qui ne le valaient pas.

*

* *

Autre chose est donc d'agir sur un public réuni ou d'agir sur un public dispersé. Quelle est, je le répète, la condition la meilleure ?

Subjectivement, je ne saurais le dire. La réponse dépend du tempérament individuel. Il y en a qui aiment à être bouleversés par les acclamations d'une foule, il y en a qui se contentent de savoir d'une manière indirecte l'admiration que le public a pour eux. Mascagni et Zola ont pu être également satisfaits dans leur vanité ou dans leur légitime orgueil ; l'un en assistant à cet immense accès d'enthousiasme qui saisit les Viennois à la représentation de Cavalleria Rusticana ou de l'Ami Fritz ; l'autre en apprenant de son éditeur qu'un de ses romans avait atteint en quelques mois son 150e mille de vente. Ce sont deux plébiscites, différents comme manifestation, semblables comme signification.

Objectivement, il n'y a pas de doute que le jugement du public épars ne soit le plus sûr et le plus vrai. J'ai déjà démontré que le jugement d'une foule est toujours exagéré par la seule influence du nombre, qui élève nécessairement le diapason des opinions individuelles prises séparément. Je crois pouvoir ajouter que ce jugement est aussi assez souvent erroné. La psychologie collective est rarement guidée par la logique et le bon sens. L'occasion, le hasard, l'inconscience, déterminent, dans le plus grand nombre des cas, ses manifestations. Un cri, un geste d'un seul contraignent tous les autres à répéter ce même cri et ce même geste. La contagion de l'applaudissement ou de la désapprobation est foudroyante, de même que, dans un vol d'oiseaux, le moindre battement d'ailes produit chez tous une panique irrésistible.

Et alors le jugement qui en résulte, et que nous croyons être la somme des jugements de tous, n'est que l'avis d'un seul, qui, par le phénomène ignoré de la suggestion, est de venu d'un seul coup le despote accidentel et instantané de toute la foule.

« J'ai l'horreur des foules, écrivait le pauvre Guy de Maupassant, je ne puis entrer dans un théâtre, ni assister à une fête publique. J'y éprouve aussitôt un malaise bizarre, insoutenable, un énervement affreux, comme si je luttais de toute ma force contre une influence irrésistible et mystérieuse. Et je lutte en effet contre l'âme de la foule, qui essaie de pénétrer en moi. »

Le phénomène le plus merveilleux qui se produise dans les foules est précisément cet anéantissement des personnalités distinctes en une personnalité unique, immense, différente de chacune de celles qui la composent. On dirait que chaque individu perd la faculté de sentir et de penser qu'il devient l'instrument aveugle d'une âme, d'un cerveau inconnus. Dans la foule , un homme applaudit, siffle, crie vivat ou à mort, pour ainsi dire sans le savoir. Enlevez cet homme à la foule, tirez-le de ce faisceau et il sera le premier à s'étonner de ce qu'il a fait.

Ajoutez que devant une foule, toute manifestation du génie court de très grands risques. La psychologie collective, en cela semblable à la psychologie féminine, est pleine de cruauté et de contradictions : elle passe ou plutôt elle saute rapidement d'un sentiment donné au sentiment opposé.

Un acteur ou un orateur, qui prononcent mal une parole, peuvent, en provoquant au moment le plus sérieux un cruel éclat de rire, compromettre l'issue d'une comédie ou d'un discours ; un drame qui commence par une phrase étrange ou qui se prête à un jeu de mots, peut être sûr de ne pas aller plus loin. On en a la preuve dans le fameux O Salamini de la tragédie d'Alfieri.

Le ridicule en ce cas tue tout, même la gloire, quoi qu'en dise Mme de Staël.

Quelle confiance peut-on donc avoir dans les verdicts d'une foule ?

* * *

Un critique sagace et subtil pourra m'objecter que cette distinction entre le jugement d'un public réuni et celui d'un public épars est plus illusoire que réelle, et que la différence est plutôt de degrés que de substance. Au fond, le livre comme le drame est jugé collectivement

et par suggestion. Ce n'est pas l'applaudissement ou le sifflet parti du paradis qui déterminera la chute ou le succès, mais ce sera l'article de tel ou tel journaliste qui influence dans l'un ou l'autre sens des centaines ou des milliers de lecteurs. La société où nous vivons est elle aussi, comme la foule, un organisme impulsif prompt à suivre celui qui donne le signal du mouvement et prête à se laisser hypnotiser par celui qui crie le plus fort ou par celui qui est le plus haut placé.

Croire que, dans l'opinion publique, nous ayons la résultante des avis de tous, plutôt que l'avis d'un seul ou de quelques-uns qui ont forcé les autres à les suivre, c'est un rêve, et la prétendue liberté spontanée des jugements du public épars n'est de notre part qu'une orgueilleuse illusion.

Cette objection est juste, mais ne modifie qu'en partie mes conclusions.

Il est certain que, pour le livre, le verdict collectif se forme peu à peu, en ce sens que tous les lecteurs épars se communiquent leurs impressions et que les opinions personnelles se fondent ensemble, comme des notes distinctes s'unissent en un même accord ; mais c'est là une unisson qui se produit graduellement en réunissant des opinions plus pondérées et par suite moins faciles à modifier ; elle n'est pas due à une explosion inconsciente de la psychologie collective.

Si la comparaison n'était triviale, je dirais que dans ce cas, l'opinion personnelle de chacun doit nécessairement se modifier un peu au contact avec celles des autres, comme les mouvements d'un individu doivent, dans une salle ou dans une rue où il y a beaucoup de monde, subir certaines limitations par suite de la présence d'autres personnes ; tandis qu'au contraire, dans le jugement rendu instantanément et simultanément par une assemblée, un public de théâtre ou toute autre réunion d'hommes, il y a une véritable constriction intellectuelle et psychologique qui empêche toute spontanéité de pensée et de sentiment, comme dans une foule il y a le contact immédiat des corps qui, non seulement limite, mais empêche absolument le libre mouvement des muscles.

Et c'est pour cela que, de même que l'on aime à se trouver avec les gens, mais non dans une foule, de même on doit aimer a être jugé par les gens et non par la foule.

Scipio Sighele, La foule criminelle.

Essai de psychologie collective (1901)

Deuxième partie : La foule du point de vue sociologique

Chapitre III

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