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L'opinion publique

Dans le document La foule criminelle (Page 195-200)

Qu'est-ce que c'est que l'opinion publique ? - Position du problème

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Qu'est-ce que l'opinion publique ? Tous, en la nommant, ont l'illusion de savoir ce qu'elle est : en réalité, personne ne pourrait la définir exactement.

C'est, selon Voltaire, un bruit qui est l'écho de mille autres bruits : c'est, selon Servan, le cri d'un fou sorti d'une caverne ; c'est, selon Jérémie Bentham, une parole suspecte.

Selon nous, l'opinion publique est presque toujours dans notre monde ce qu'est Dieu dans le ciel : un juge invisible, impersonnel, et qu'on craint : elle est, comme la religion, une puissance occulte au nom de laquelle on a accompli les héroïsmes les plus sublimes et les plus lâches iniquités ; elle est, comme la loi, invoquée ou interprétée à tort ou à raison, dans chaque moment de la vie ; elle est, comme la force, le soutien de la vérité et plus souvent, de l'erreur ; elle est, enfin, comme un drapeau qui se déploie du côté où souffle le vent. Et si l'on osait en donner une définition, on ne pourrait lui appliquer que la phrase ironique qu'une dame de qualité appliquait à la femme : « On

peut dire sur son compte tout ce qu'on voudra ; on trouvera toujours une raison. »

C'est peut être à cause de son caractère rebelle à toute définition que l'opinion publique a été jusqu'à présent si peu étudiée. Elle est, socialement, un phénomène indéfinissable, elle est psychologi-quement - permettez-moi la comparaison comme une anguille, parce que lors même que vous croyez la tenir, elle vous glisse entre les doigts.

Quelles sont les causes qui la produisent ? quelles sont les lois qui la gouvernent ? et, avant tout, de combien d'individus et de quels individus est-elle composée ?

Nous tâcherons de répondre à ces questions.

I

La définition de M. Bonghi. - Critique. - Exemples d'opinions publiques fausses et erronées, et qui pourtant ont entraîné peuples, assemblées, gouvernements : la guerre d'Afrique en Italie, l'affaire Dreyfus en France. - La définition de M. Pugliese. - Critique.

- Impossibilité ou, du moins, inutilité de donner une définition. - Pour savoir ce que c'est que l'opinion publique, il faut avant tout savoir ce que c'est que le public.

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Le député italien Ruggero Bonghi, dans un discours mémorable tenu à la chambre des députés en 1873, chercha à mettre dans cette étude un principe d'ordre, en écrivant : « Il ne faut pas croire ou faire semblant de croire que chaque manifestation d'âme exprime réellement une opinion publique. L'opinion publique, pour avoir de l'autorité, doit être vraie, certaine, et être fondée sur le consentement le plus général des intelligences les plus élevées d'un pays. »

Voilà des paroles d'or, mais qui sont aussi des paroles vaines.

Est-il toujours possible, en pratique, de distinguer la vraie opinion publique définie par Bonghi, de celle qui manque des caractères qu'il estime nécessaires pour la former ? Où trouver celui qui pourra être le juge infaillible de ce problème difficile ? Qui aura le droit d'établir

tour à tour qu'un courant donné de l'âme collective mérite ou ne mérite pas le nom d'opinion publique ? Par quels moyens de statistique pourra-t-on affirmer d'une manière absolue que la majorité pense d'une façon plutôt que d'une autre ? Par quel criterium sociologique pourra-t-on distinguer exactement les intelligences supérieures d'un pays des intelligences médiocres ou inférieures ? Et tout en admettant (par une hypothèse invraisemblable) que cette opération de mathématique psychologique fût possible, - quel en serait le fruit en pratique ?

Il y a bien des cas où l'on reconnaît notoirement que l'opinion publique qui prévaut n'est pas fondée sur le consentement le plus général des intelligences les plus élevées d'un pays ; et peut-on pour cela, ne pas se soucier de cette opinion ?

Individus ou collectivités, sujets ou gouvernants, - nous sommes tous bien souvent à la merci de la soi-disant opinion publique quelle qu'elle soit, et de quelle manière qu'elle se soit formée. Vouloir que l'on cherche si elle représente vraiment la majorité des personnes cultivées, c'est une ingénuité : on la craint et on la suit, tout en ayant l'assurance qu'elle n'offre pas les garanties dont Ruggero Bonghi voulait la fournir ; et les gouvernements doivent s'en préoccuper, qu'elle provienne de l'ignorance de milliers de paysans, ou de l'intelligence de quelques personnalités supérieures.

Prenons deux exemples récents, pour mieux expliquer notre pensée.

Après le désastre de Adua l'on vit se manifester en Italie une opinion publique sur la nouvelle direction que l'on devait donner à notre politique en Afrique ; et c'est cette même opinion publique qui porta au Ministère, avec l'appui des radicaux et des socialistes le marquis de Rudini. Était-ce l'opinion vraie et durable du public ? Nous n'oserions le dire : mais nous constatons le fait qu'après deux années, elle était complètement changée, puisque le Ministère Rudini dut donner sa démission.

Eh bien : que l'opinion publique de 1896 ou celle de 1898 ait été fausse - et l'une des deux doit l'avoir été certainement - une chose est hors de doute : que dans les deux cas l'on a cédé à l'opinion publique, sans trop se soucier de voir si elle était ou si elle n'était pas formée par

la majorité des personnes instruites du pays. C'était l'opinion publique ; et cela suffisait, pour que l'on y obéît comme à un despote.

Le deuxième exemple que je veux donner est encore plus frappant.

Il s'agit - les lecteurs, peut-être, l'ont deviné - de l'affaire Dreyfus.

Quel est le rôle joué, dans cette fameuse affaire, par l'opinion publique ? Unanime, d'abord, pour rejeter la révision du procès, presque unanime, après, pour la demander à hauts cris. L'opinion publique française de 1898 avait tort ; elle n'était ni vraie, ni sûre, comme Bonghi veut qu'elle soit ; elle était le résultat pathologique d'une suggestion imposée par la perfidie de quelques-uns et subie par l'ingénuité patriotique de presque tous : - et pourtant, aurait-il été possible de ne pas se soucier de cette opinion ? Vous l'avez vu : dans la mémorable séance du 7 juillet 1898 toute la Chambre française céda, comme un troupeau de moutons, devant cette opinion publique, et décréta l'affichage du discours de Cavaignac dans toutes les communes de la République. Ruggero Bonghi aurait dû admettre que la Chambre des députés représente les intelligences supérieures d'un pays, et que par cela même son plébiscite est un plébiscite consciencieux et sensé. Modestement, je juge d'une manière différente les Parlements ; mais ce n'est pas ici que j'en dirai la raison ; et du reste, elle n'importe pas à ma thèse actuelle.

La conclusion à laquelle je voulais aboutir et qu'il me semble avoir atteinte est celle-ci :

1• L'opinion publique s'impose, même lorsqu'elle n'est pas formée du consentement le plus général des intelligences supérieures d'un pays.

2• Il peut arriver que même la pensée des hommes supérieurs naisse d'une impression subite, erronée ou rectifiable (comme dans le cas de la Chambre des députés française) ; de sorte qu'il ne suffit pas - pour reconnaître une certaine autorité à l'opinion publique - de démontrer qu'elle est fondée sur la majorité des personnes instruites et supérieures. Celles-ci, comme les ignorants, peuvent se tromper.

L'avocat G.-A. Pugliese - dans un court, mais intéressant article 1 - s'aperçut que la définition de l'opinion publique tentée par Bonghi

1 G.-A. PUGLIESE. La pubblica opinione dans la Rivista di giurisprudenza de Trani, 1898.

n'était pas complète, et il proposa d'ajouter aux caractères que Bonghi lui attribuait un autre caractère : qu'elle repose sur un état d'âme constant. Ainsi, - pensait-il -l'on ne pourra pas donner le nom de vraie opinion publique, à celle qui en France refusait, il y a deux ans, la révision du procès Dreyfus, parce qu'elle ne fut pas constante.

Je suis tenté de répéter à ce propos : paroles d'or, mais paroles vaines.

Avant tout, on pourrait demander à M. Pugliese : quand pourra-t-on dire qu'une opinipourra-t-on publique dpourra-t-onnée est vraie et certaine ? Après dix, après vingt, après trente ans ?

En second lieu - tout en admettant que l'on puisse trouver cette limite de temps - ce qui ne me semble pas possible - ne serait-ce pas une satisfaction purement platonique ? Par exemple : s'il se manifestait aujourd'hui un courant de l'opinion publique, devrions-nous et pourrions-devrions-nous n'en pas tenir compte et attendre pour le définir que dix ou vingt ans soient passés ?

En troisième lieu n'est-il pas évident qu'une telle opinion publique ne serait plus une opinion publique mais quelque chose qui ressemblerait beaucoup à la tradition ? En effet qu'est-ce que la tradition, sinon une opinion publique qui s'est fixée et cristallisée dans le peuple ?

Donc, si je ne me trompe, les définitions tentées par M. Bongli et M. Pugliese ne sont pas complètes, et, même en l'étant, elles ne pourraient être pratiques.

Pour conclure : les deux auteurs cités se bornent à affirmer que la vraie opinion publique est celle qui a été consacrée par les personnes de jugement, par le temps et par les événements. Voilà une définition qui n'est qu'un truisme et qui, tout en étant évidente, ne donne lieu à aucune déduction, à aucune conséquence.

Je crois que dans le problème qui nous occupe, comme du reste en tout problème, l'on ne doit pas chercher a priori les définitions qui, comme le disait justement M. Lombroso, sauf les définitions géométriques, sont toutes inexactes ; mais l'on doit plutôt essayer d'étudier de quelle manière l'opinion publique se forme, et par quelles étranges et obscures lois psychologiques elle est gouvernée.

La définition n'est que la synthèse, l'abrégé, si je puis dire ainsi, de la description d'un phénomène ; et c'est manifestement une erreur que de vouloir donner la synthèse, avant d'avoir fait l'analyse.

Distinguer l'opinion publique vraie et sûre de celle qui est fausse et incertaine, me paraît bien difficile, avant d'avoir bien établi ce que c'est que l'opinion publique. Et pour savoir ce que c'est que l'opinion publique, il faut avant tout établir clairement ce que c'est que le public. Fidèles à ces idées, qui sont celles de la méthode positiviste, nous analyserons donc en premier lieu cet être collectif qui s'appelle public et nous tâcherons de l'isoler des autres collectivités avec lesquelles généralement et facilement il est confondu ; en second lieu nous étudierons de quelle manière se forment dans le public, petit à petit ou tout d'un coup, physiologiquement ou pathologiquement, les différentes opinions ; nous chercherons enfin à déterminer quels sont les caractères par lesquels on peut reconnaître si telle opinion du public est plus ou moins digne d'être acceptée et suivie.

Voilà, à notre humble avis, l'unique moyen qui nous permettra, non pas d'éclaircir entièrement (ce qui serait une affirmation orgueilleuse) mais du moins de rendre moins nébuleux ce mystère de psychologie collective qui s'appelle l'opinion publique et qui a dans le monde moderne une si grande et si dangereuse influence.

Dans le document La foule criminelle (Page 195-200)

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