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2. Walker Evans et la Littérature

2.3. Photographie et art conceptuel

2.3.2. Photographie et ready-made

Dans ses « Notes sur l’index » – d’abord parues en anglais en deux parties, en 1977, sous le titre « Notes on the Index : Seventies Art in America » et sous une forme légèrement différente de la version française140 – Rosalind Krauss établit les critères qui permettent de faire le parallèle entre photographie et ready-made et elle affirme que « Le parallèle entre la photographie et le ready-made est renforcé par le processus de production de celui-ci. Il s’agit chaque fois de transposer physiquement un objet hors du continuum de la réalité jusqu’à répondre aux conditions précises dont relève l’image artistique – et cela par isolation ou sélection. »141. Le déplacement d’un objet hors du continuum spatio-temporel de la réalité que Marcel Duchamp effectue, en plaçant ses objets usuels préexistants dans le contexte muséal, procède de la même logique, selon Rosalind Krauss, que la fixation d’une image issue de la réalité par la photographie.

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KRAUSS, Rosalind. “Notes on the Index : Seventies Art in America” (Part I), October, n° 3, printemps 1977, p. 68-81 ; id., “Notes on the Index : Seventies Art in America” (Part II), October, n° 4, automne 1977, p. 70-79. Ces deux articles ont été traduits en français par Priscille Michaud sous le titre “Notes sur l’index. L’art des années 1970 aux États-Unis”, Macula, n° 5/6, 1979, p. 165-175. “Notes on the Index : Part 1” et “Notes on the Index : Part 2” ont ensuite été republiés dans KRAUSS, R. The Originality of the Avant-garde and Other Modernist Myths, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1985, p. 196-209 et p. 210-220. Cet ouvrage a été traduit en français par Jean-Pierre Criqui : "Notes sur l’index", in Le Mythe de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 65-92.

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KRAUSS, Rosalind. « Notes sur l’index » (trad. de l’anglais par J.-P. Criqui) in L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 74.

64 Toutefois, si le rapprochement de Rosalind Krauss entre ready-made et photographie semble valable pour le « procédé de production » – la transposition par isolation ou sélection – il nous semble toutefois que là où le sens de l’œuvre, dans le cas du ready- made, naît du déplacement physique de l’objet, tel n’est pas le cas pour la photographie, qui ne déplace pas un objet physiquement mais matérialise la reproduction de son apparence, dans le cas où le référent est absolument reconnaissable.

De plus, ce processus d’isolation ou de sélection en photographie, dans le cadre de la première période de Walker Evans – celle qui concerne ses photographies depuis ses débuts en tant que photographe jusqu’à l’exposition « American Photographs » au Museum of Modern Art de New York en 1938 –, est essentiellement lié au sens esthétique du photographe. A l’inverse, dans une conférence donnée au MoMA en 1961, Marcel Duchamp insiste sur le caractère non-esthétique de ses choix : « Il est un point que je veux établir très clairement, c'est que le choix de ces ready-mades ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d'indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou de mauvais goût… en fait une anesthésie complète »142

.

L’anesthésie de Marcel Duchamp se retrouve pourtant chez Walker Evans, dans la série de portraits qu’il a pris dans le métro new-yorkais entre 1938 et 1941. La figure 35 montre la mise en page d’une sélection de seize de ces portraits – ici, tous représentent des femmes – réalisée en 1959. Cette série de photographies ne sera dévoilée au public qu’en partie, sous la forme du livre titré Many Are Called, paru seulement en 1966, vingt- cinq ans après la production des photographies qui en sont le contenu. Selon Jean- François Chevrier, « le projet du métro déplace l’idéal d’impersonnalité du côté du ready- made duchampien »143, ce qu’il justifie en citant Walker Evans s’exprimant à propos de cette série, à une date inconnue : « Je voudrais pouvoir dire tranquillement que soixante- deux personnes sont venues inconsciemment se placer l’une après l’autre, pendant une période déterminée, devant une machine d’enregistrement fixe, impersonnelle, et que tous, quand ils sont passés dans le cadre du viseur, ont été photographiés, et photographiés sans qu’aucune décision humaine n’ait déterminé le moment de la prise de

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Marcel Duchamp, Discours au Musée d’Art moderne de New York, 1961, dans le cadre de l'exposition « Art of assemblage ». Reproduit dans Duchamp du signe, Flammarion, 1994, « A propos des « Ready-mades », p. 191-192.

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65 vue. »144. On peut lire dans cette note de Walker Evans tous les points essentiels pour la compréhension de la série des portraits dans le métro.

Walker Evans a souhaité pour les « subway portraits » la neutralité la plus totale : ses prises de vue n’ont pas été déterminées par des choix esthétiques mais par un programme fixé avant le moment de la prise de vue, qui avait préétabli le point de vue, le cadrage et la durée du projet photographique. L’impersonnalité dont parle Walker Evans à propos de l’appareil photographique fait écho à l’absence totale de lyrisme de la part de l’opérateur et à l’anonymat des sujets photographiés. Walker Evans renforce le caractère processuel de l’opération en mentionnant le nombre exact de personnes venues se placer devant l’appareil : soixante-deux.

Comme le remarque très justement Jean-François Chevrier dans son commentaire, on peut reconnaître ici le radicalisme des procédures conceptuelles de la fin des années soixante. Peter Galassi reconnaît également cette filiation dans son introduction au catalogue de l’exposition « Walker Evans & Company » qui eut lieu au MoMA en 2000 : « Comme Evans l’avait fait avant eux, les leaders du mouvement Conceptuel des années 1960 étalèrent désintérêt philosophique et simplicité picturale comme des désinfectants sur le corps de l’art »145. Nous ajouterons qu’avant la fin des années soixante et l’Art conceptuel, la référence qui nous semble encore plus juste ici est la série de livres « proto- conceptuels » d’Ed Ruscha, pour l’idéal d’impersonnalité qui les anime, la préexistence d’un programme qui fixe les règles du jeu, son intérêt pour le déplacement et l’anonymat, mais enfin et surtout pour ce que Galassi appelle l’« esthétique conceptuelle d’anti- esthétique »146. Chez Ed Ruscha, le style documentaire de Walker Evans s’entend en effet plutôt comme un non-style documentaire.

William Jenkins, dans son introduction au catalogue de l’exposition « New Topographics », commente la posture d’Ed Ruscha en tant que photographe : « Ses livres de photographies présentaient tout à la fois une rigueur pure, un humour pince-sans-rire et une telle désinvolture pour le statut des images que Ruscha pouvait utiliser des

144 Walker Evans, « Unposed photographic records of people », note non datée reproduite dans THOMPSON, J.

Walker Evans at Work, New-York, Harper & Row, 1982, p 160.

145

“As Evans had done before them, the leaders of the Conceptual movement of the 1960s applied philosophical disinterest and pictorial plainness like disinfectants to the body of art.” [traduction Toscane Angelier]. GALASSI, Peter. Walker Evans & Company. New-York, MoMA, 2000, p. 35.

146

“This Conceptual aesthetic of anti-aesthetics became a fertile point of exchange for experiments variously associated with the Pop, Minimal and performance movements.” [traduction Toscane Angelier]. GALASSI, Peter, op. cit., 2000, p. 36.

66 photographies qu'il n'avait pas prises. Ces images étaient dépouillées de tout artifice artistique et réduites à l'état de simples documents topographiques, riches en informations visuelles mais dépourvues de tout esthétisme, de toute expression d’émotion ou d’opinion. »147

. Les photographies en elles-mêmes sont peut-être de « simples documents topographiques », mais leur agencement en série dans des livres produits de manière industrielle et le programme qui a présidé à leur processus de production les distingue et leur confère un autre statut que celui de simple document.