• Aucun résultat trouvé

1. Walker Evans et l’Architecture

1.2. Walker Evans et la dialectique “High and Low”

1.2.4. Dan Graham : dual reading

Comme nous avons pu le voir précédemment, la pratique photographique chez Dan Graham pour l’article « Homes for America » (1966) se situe au croisement d’une association de plusieurs medium et joue sur la dialectique entre le statut d’œuvre d’art et celui d’article de presse grand public. Il pourrait donc en découler une confusion au niveau des outils d’analyse adaptés pour en dégager le sens. Cependant, l’artiste trouve une parade à cette question en affirmant que « Tant qu’un artiste utilise la photographie, il est photographe concernant cette activité ». Jean-François Chevrier reprend cette définition à son compte pour aller plus loin et affirmer que les photographies de Dan Graham peuvent s’analyser en tant que photographies, indépendamment de leur

80

SMITHSON, Robert. “A Tour of the Monuments of Passaic”, 1967, in FLAM, J. Robert Smithson. The Collected Writtings, Berkeley/Los Angeles: University of California Press, 1996, p. 70.

81

CHEVRIER, Jean-François. « Walker Evans, American Photographs et la question du sujet », Communications, vol. 71, 2001, pp. 63-103.

41 emplacement : « Dès lors que l’artiste est défini par ses activités, elles-mêmes définies par les outils utilisés, il devient inutile de se demander si Dan Graham est ou non un vrai photographe. Il est photographe quand il utilise la photographie, et ce qu’il fait dans le domaine possède une autonomie relative mais suffisante pour justifier un examen spécifique. »82. Toutefois, il nous semble plus pertinent, en écho à ce que nous avons pu dire à propos de l’importance de la forme livre ou de la forme magazine dans l’œuvre de Walker Evans, de prendre en compte la spécificité du medium par lequel les photographies de Dan Graham sont publiées. En tant que partie d’un tout qui est une « œuvre pour magazine », ces photographies se situent au croisement entre art moderne, information et culture populaire.

Nos précédentes remarques sur la multiplicité de statuts d’une même image selon la manière dont elle est présentée dans l’œuvre de Walker Evans trouvent en effet un écho à l’échelle d’une œuvre entière chez Dan Graham. Comme le rapporte Jean-François Chevrier dans son ouvrage sur Walker Evans, Dan Graham a d’ailleurs exprimé, à propos de Roy Lichtenstein, un concept qui peut être appliqué à son propre travail 83. En effet, Dan Graham parle de double lecture (dual reading) à propos des œuvres de Lichtenstein dans son article « Art in Relation to Architecture / Architecture in Relation to Art » publié dans la revue Artforum en 1979. Il cite à l’appui de sa thèse les déclarations faites par Lichtenstein à Gene Swenson en 1963 sur son interprétation de la culture de masse. Il résume : « Une œuvre de Lichtenstein peut être à la fois de "l’art pour l’art" et quelque chose d’assimilable à des significations culturelles populaires. Les deux lectures sont correctes, simultanément. »84. Il soutient donc qu’on peut déduire du pop art un système de double lecture valide, qui fasse cohabiter les cultures high (haute) et low (basse). Jean- François Chevrier rebondit sur le propos de Dan Graham pour appliquer son propre travail à sa définition : « De cette "double lecture", déduite du pop art, participent la justesse et la beauté des photographies produites depuis 1965. Ce sont à la fois des images d’architecture rigoureuses, formalisées jusqu’à l’abstraction, et des illustrations sans prétention à "l’art". »85. Les photographies de Dan Graham pour « Homes for America » conjuguent, à l’instar de celles de Walker Evans, sujet vernaculaire, approche

82

CHEVRIER, Jean-François. Walker Evans dans le temps et dans l'histoire. Paris, L'Arachnéen, 2010, p. 111.

83

CHEVRIER, Jean-François, op. cit., p. 122.

84

« Art in Relation to Architecture / Architecture in Relation to Art », Artforum, vol. 17, n°6, février 1979, p. 24; trad. Patrick Joly et alii dans Dan Graham, Rock my Religion, Villeurbanne, Le Nouveau Musée-Institut / Dijon : Les Presses du Réel, 1993, p. 37.

85

42 conceptuelle, fonction illustrative, portée informative et non-style. On retrouve également dans ce concept de dual reading les revendications d’Ed Ruscha à propos de ses livres d’images des années 1960 et 1970, qui voulait produire des livres en série et à moindre coût bien qu’ils aient été porteurs d’une ambition artistique cultivée.

Dans un article antérieur à son ouvrage de 2010 – mais n’oublions pas que l’exposition Dan Graham / Walker Evans date de 1992 –, Jean-François Chevrier remarque qu’il existe une tension similaire, pour ce qui est du sujet et de la forme, un siècle plus tôt en littérature : « En France, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’invention littéraire se situe précisément dans cette zone frontière, profitant des tensions entre deux modèles antinomiques, l’art pour l’art (plutôt poétique) et l’art social (plutôt romanesque). »86

. Cette dualité de la littérature au XIXe siècle se retrouve dans l’œuvre de Flaubert et de Baudelaire, les deux références littéraires convoquées par Walker Evans tout au long de sa carrière. On trouve d’ailleurs chez Baudelaire l’opposition entre high et low dès 1863, dans son étude intitulée Le peintre de la vie moderne, qui s’attache à décrire et analyser l’œuvre du peintre Constantin Guys87

. Comme nous allons le voir dans la deuxième partie, Walker Evans a été profondément influencé par la littérature française ; les deux références qu’il convoquera tout au long de sa carrière sont précisément Baudelaire et Flaubert. De manière plus générale, la littérature est l’une des sources qui ont façonné son travail photographique, tant par le positionnement critique de certains auteurs, que par les sujets abordés ou encore par des questionnements plus larges sur le langage et le style.

86

CHEVRIER, Jean-François. « Documents de culture, documents d’expérience », Communications, n°79, 2006, pp. 63-89.

87

« Ainsi se continuent, coupées par d’innombrables embranchements, ces longues galeries du high life et du low life ». BAUDELAIRE, Charles. « Le peintre de la vie moderne », Le Figaro, 26 et 29 novembre, 3 décembre 1863.

43