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par Philippe Artières

Dans le document Atome : l’avenir des catastrophes (Page 28-31)

ÉLOGE DU TREMBLEMENT DE TERRE

les Annales, comportant des articles de Sanjay Subrahmanyam et de Serge Gruzinski, suivis d’un commentaire de Roger Chartier. Ce moment fut important dans l’émergence de la thématique globale dans l’historiographie française. En 2004, avec Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation (Fayard), Gruzinski contribua

fortement à inscrire dans le paysage français les pratiques et les pensées « métisses », les figures des « passeurs culturels » en situation de post-conquête. Puis, en 2007, il y eut dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine le dossier

« Negin », revue de littérature internationale traduisant vers l’arabe des écrivains mondialement reconnus (1970-1978) © Enayat, Mahmood (Iran),

« Negin », SISMO (Portail Mondial des Revues)

ÉLOGE DU TREMBLEMENT DE TERRE

« Histoire globale, histoires connectées » et, en 2009, la publication, sous la direction de Patrick Boucheron, de L’histoire du monde au XVe siècle [1].

Ce que propose Zahia Rahmani s’inscrit dans cette prise de distance par rapport à l’histoire culturelle trop strictement nationale et dans l’adoption d’approches de plus en plus globali-sées considérées comme des dépassements des histoires culturelles nationalo-centrées. L’ap-proche ici choisie est nourrie par les postcolonial studies et les subaltern studies mais ne tombe pas dans l’écueil souligné par Jean-Frédéric Schaub en 2017, à savoir que, lorsque la dénonciation de l’eurocentrisme se cristallise comme réflexe aca-démique, « cela revient à imposer à l’Occident le traitement que la critique postcoloniale repro-chait aux Européens d’appliquer à l’Orient ».

Il ne s’agit donc pas pour Zahia Rahmani d’im-poser un « nouveau grand récit », mais de penser

« en archipel », pour citer Édouard Glissant. La chercheuse met en acte cette proposition en choi-sissant, non pas d’inscrire cette histoire dans la pierre, mais de produire une bibliothèque de la Relation. L’entreprise est fragile, car il faut pour cela ne négliger aucun îlot, ne pas hiérarchiser entre un continent et un rocher. Quoi de plus dif-ficile que de se déprendre des quelques balises érigées en points de repère tant elles permirent de cartographier ces espaces politiques et culturels invisibilisés ? Sismographie des luttes y parvient par un livre double ; si nous avions un instant la tentation de nous focaliser sur une figure, le se-cond volume oblige au mouvement et au divers.

Il faut rendre grâce aux Nouvelles Éditions Place d’avoir accepté ce dispositif qui permet de ne pas enfermer ces pensées du tremblement dans un relevé figé. On manipule ces deux volumes, on va de l’un à l’autre, sans cesse.

Écrire cette histoire en archipel ne signifie pas pour autant renoncer à toute dimension chronolo-gique ou géographique. Bien au contraire, en per-mettant de lire ensemble sur une même double page la sismographie sur ces quatre continents désignés par les Européens (l’Asie, l’Afrique, les Amériques et l’Océanie), voisinent enfin une re-vue amérindienne, une autre égyptienne, une troi-sième malgache, une quatrième syrienne, une autre encore kurde… bref, s’esquisse un « tout-monde ».

On s’étonne alors de certaines contemporanéités, et, surtout, grâce à d’autres doubles pages qui manière dont ces communautés se sont représen-tées elles-mêmes. Ces deux volumes sont habités par les images, les dessins, les photographies, les gravures qui restituent l’extraordinaire créativité de ces publications. On aimerait savoir qui dessi-na la couverture du Désir libertaire, la revue des diasporas arabes publiée à Paris entre 1980 et 1983 ; beaucoup d’informations se trouvent sur la base de données en ligne.

Car ce qui frappe la lectrice ou le lecteur en dé-couvrant ce second volume intitulé « Répliques », qui rassemble tout à la fois des articles monogra-phiques, des traversées ou encore des portraits, c’est que « The unity is submarine », pour re-prendre le titre de l’article qu’Elvan Zabunyan consacre à la revue des artistes caraïbéens, Sava-cou, publiée à Kingston entre 1970 et 1989. On lira ainsi avec étonnement l’article de Mica Gher-chescu sur la revue Black Orpheus fondée en 1957 à Ibadan, au Nigeria, sous la direction éditoriale d’Ulli Beier, Allemand d’origine juive, expatrié, professeur de phonétique anglaise.

Ces publications sont aujourd’hui des archives de la formidable effervescence artistique locale, mais elles permirent aussi de favoriser les ren-contres entre des poètes francophones, anglo-phones ou encore lusoanglo-phones, qui se donnaient pour objectif « de casser la barrière des langues par la traduction ». Car, comme le montre Sarah Frioux-Salgas dans une belle contribution sur l’archipel des revues qui s’étendait de la new-yorkaise Fire ! à la Revue du monde noir jusqu’à la martiniquaise Tropiques, il y eut bien des échanges. À n’en pas douter, Zahia Rahmani et son équipe sont habitées par ce même désir de partager ces imaginaires de résistances ; celui sans doute aussi, et sans nostalgie, de continuer à prêter attention aux tremblements de notre monde, à celles et ceux qui se soulèvent au-jourd’hui.

1. Pour une lecture synthétique de ces débats, voir l’article de Christian Delacroix, « L’-histoire globale : un regard historiogra-phique à partir du cas Français », dans Biannual International Journal of Philoso-phy, novembre 2019.

Anoush Ganjipour

L’ambivalence politique de l’islam Seuil, coll. « L’ordre philosophique » 392 p., 24 €

La distinction christique entre Dieu et César a donné un fondement théologique à la laïcité.

Dans la mesure où l’islam la récuse, il nous semble aller de soi qu’aussi bien la laïcité que toute théologie politique lui serait impensable.

Pour un musulman, la politique ne saurait avoir la moindre autonomie par rapport à la théologie, celle-ci – et ses serviteurs patentés – devant tout régenter. Ce n’est pas que les Églises chrétiennes n’auraient pas cherché à exercer un pouvoir considérable dans la société, mais l’institution même de l’Église fait de celle-ci un organe diffé-rent du politique. Leo Strauss traçait ainsi la ligne de partage entre le christianisme d’une part, le judaïsme et l’islam de l’autre : avec la primauté absolue qu’ils accordent à la Loi (divine), juifs et musulmans partageraient un même refus de toute autonomie du politique, celui-ci n’ayant d’autre liberté que d’appliquer la Loi en faisant de celle-ci la source de toutes ses lois.

Ainsi s’expliquerait la difficulté d’être musulman dans un pays accoutumé à reconnaître une auto-nomie du politique par rapport au religieux. Les musulmans seraient donc enfermés dans une dé-sastreuse alternative : ou bien abandonner une spécificité essentielle à leur religion au profit de ce que les sociétés occidentales tiennent pour (souhaitable) modernité ; ou bien se couper de ce qui fait la modernité, pour s’enfermer dans un islamisme qui ne peut avoir d’autre issue qu’une violence stérile. Le récent livre d’Anoush

Gangi-pour vient à point Gangi-pour apporter un peu de lu-mière dans ce débat essentiel de la politique ac-tuelle et de la théologie qui la fonde.

Au printemps 2015, Les Temps modernes, une revue pas vraiment connue pour sa bigoterie et son islamisme militants, lui avait confié le soin de coordonner un numéro intitulé « Dieu, l’islam et l’État ». Cette année, le jeune philosophe ira-nien développe sa réflexion sur ce thème dans son Ambivalence politique de l’islam. Ce n’est pas un ouvrage militant, dans un sens ou dans un autre, mais une réflexion proprement philoso-phique dont on peut comparer l’ambition à celle de Carl Schmitt dans sa Théologie politique de 1922, à ceci près que l’un est musulman et l’autre catholique – et qu’un siècle les sépare.

Lorsque Ganjipour parle d’ambivalence, le mot doit être pris dans son sens précis et pas comme un vague équivalent d’ambiguïté. Aux yeux de l’auteur, en effet, cette ambivalence est à la fois la principale clé pour comprendre ce qu’il en est d’une théologie politique musulmane, et le concept qui en fait toute la richesse. L’importance pour l’islam de cette ambivalence pourrait être comparée à celle de la séparation entre Dieu et César pour le christianisme, séparation qui fonde celle, non moins radicale, entre clercs et laïcs.

Des deux côtés, c’est de la source des lois qu’il s’agit, dans leur (éventuel) rapport à la Loi di-vine. Disons que, de manière générale, le chris-tianisme est à tout point de vue une théologie de la rupture, et pas seulement par rapport à la pen-sée juive, rupture entre la loi et la chair, entre la lettre et l’esprit, entre le spirituel et le temporel.

Il n’en va pas ainsi pour l’islam, qui cherche l’unité entre la Loi (divine) et la loi (politique).

Dans le document Atome : l’avenir des catastrophes (Page 28-31)

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