• Aucun résultat trouvé

par Marc Lebiez

Dans le document Atome : l’avenir des catastrophes (Page 31-34)

UNE THÉOLOGIE POLITIQUE MUSULMANE

C’est d’ailleurs une difficulté majeure, qui contribue à expliquer le divorce entre chiisme et sunnisme. Si, en effet, les lois (de l’État) doivent être fondées sur la Loi (de Dieu), quelle diffé-rence peut-il y avoir entre les deux, et peut-on seulement dire « les deux » ? Le christianisme est fondé sur cette dualité, qu’il pense dans la sépa-ration, tout au long de l’Histoire, entre la Jérusa-lem terrestre et la JérusaJérusa-lem céleste, laquelle n’est accessible qu’après que l’Histoire a suivi la totalité de son cours, avec le retour glorieux du Christ, promesse formulée à la toute fin de l’Apocalypse de Jean, à la dernière page donc de la Bible chrétienne.

Les musulmans n’attendent évidemment pas le retour glorieux du Christ. Ce que le christianisme confie à l’historicité (avec, donc, des coupures selon le temps), l’islam le pense dans le présent, sans pareille coupure. Dans un vocabulaire em-prunté au christianisme, on pourrait dire que la charia est la loi d’une Jérusalem céleste dont la présence actuelle fait problème. Sa dimension historique explique pourquoi la théologie poli-tique chrétienne admet très bien que subsiste un écart entre les lois et la Loi, quitte bien sûr à ce que l’Église fasse tout ce qui est en son pouvoir pour rapprocher les lois de la Loi qu’elle repré-sente sur terre. Tel est le sens d’une politique démocrate-chrétienne.

Mais, n’en déplaise à Erdoğan, il ne peut y avoir de parti démocrate-musulman comparable aux partis démocrates-chrétiens de l’Union euro-péenne, car la logique de l’islam fait de la possi-bilité même d’un gouvernement islamique une forme d’hérésie vis-à-vis de la Loi. Ce serait considérer que la Jérusalem céleste peut être d’ores et déjà présente. Ou, pour le dire en termes politiques ordinaires, aucune forme de gouver-nement ne pourrait appliquer véritablement l’au-thentique charia, même au prix d’une insuppor-table dictature. L’aporie théologico-politique de l’islam peut être formulée ainsi : « aussi bien l’is-lam légaliste que l’isl’is-lam spirituel sont politiques et en même temps antipolitiques. Ils conduisent à la fois à une pensée d’État et à une politique sub-versive ». Cette aporie est une richesse car c’est en s’y confrontant que la pensée musulmane peut développer de riches propositions.

Une fois admis que le règne de la charia était im-possible dans la réalité terrestre tout en demeu-rant la Loi divine, reste à formuler ce que

pour-rait être une théologie politique musulmane. Gan-jipour entreprend de montrer que toutes les oppo-sitions sur lesquelles est construit le christianisme renvoient à « deux paradigmes d’autorité » qui cohabitent, le pastoral et le monarchique. L’im-portant étant cette irréductible cohabitation : ni alternative, ni opposition dialectisable, juste une ambivalence dont il n’y a pas lieu de vouloir sortir.

Il n’est pas étonnant que, en refusant les coupures chrétiennes, on retrouve l’inspiration platoni-cienne dont les fondateurs du christianisme ont tenu à se distinguer tout en ne l’ignorant pas, s’agissant des Pères grecs. Et plus précisément l’émanatisme des néoplatoniciens tardo-antiques.

Quand Plotin (VI, 9) interprète le mythe de Minos, le roi divin, il parle d’une fréquentation (sunousia) avec « là-haut », à travers laquelle « le toucher (épaphè) divin fécondait Minos pour cette législa-tion ». Plotin explique ainsi qu’édicter la loi c’est produire des images (eidola) de cette fréquenta-tion. Autant dire que le sujet de cette législation n’est pas le roi divin mais la divinité elle-même.

Ganjipour qualifie ce mode de relation avec le di-vin de « passivité active », dans le cadre de la-quelle « la médiation du philosophe-roi, homme divinisé à la fois passif et actif, permet de prolon-ger sans hiatus cet ordre monarchique dans la communauté des hommes ». Voilà comment la notion islamique de l’autorité a pu se trouver pré-parée par le néoplatonisme. Une telle influence n’a rien de surprenant : même si Ganjipour n’y fait pas allusion, on peut évoquer les travaux de Michel Tardieu sur l’importance historique prise par l’école platonicienne de Harran (Carrhes) dans l’élaboration philosophique de l’islam.

Peu avant la révolution de 1979, Khomeyni

« commence à parler de la République comme forme de l’État islamique à venir ». Un journaliste français lui demande en quel sens il entend ce mot et il répond : «  dans le sens où elle existe partout ». Flatterie adressée au pays qui l’accueille ou tactique destinée à rassurer les Occidentaux ? On ne sait, mais le plus probable est qu’il pensait simplement au livre de Platon qui porte ce titre et au balancement entre le thème du philosophe-roi et celui du pasteur tel qu’il est développé dans un dialogue tardif, Le Politique. Si la pensée politique revient à penser la transformation du Pasteur en Léviathan, on peut voir en Carl Schmitt et en Khomeyni « deux lecteurs de Platon, deux théori-ciens modernes de la guidance politique ».

Il va de soi, néanmoins, que tout platonicien n’est pas censé être croyant au sens où il reconnaîtrait

UNE THÉOLOGIE POLITIQUE MUSULMANE

une forme d’être à la transcendance. Dans la hié-rarchie néoplatonicienne, la transcendance n’est pas celle d’un être mais celle de l’Un, « au-delà de tout être » comme écrit Platon dans La Répu-blique. Le problème majeur que pose le

mono-théisme, aussi bien musulman que chrétien, n’est pas l’unicité divine mais le fait de ramener l’Un transcendant au rang d’attribut de cet être que l’on nomme Dieu et en qui l’on voit à la fois le Créateur universel et une sorte d’inspecteur des consciences.

Kai Strittmatter Dictature 2.0.

Quand la Chine surveille son peuple (et demain le monde)

Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni Tallandier, 416 p., 21,90 €

Simone Pieranni

Red Mirror. L’avenir s’écrit en Chine Trad. de l’italien par Fausto Giudice Photos de Gilles Sabrié

C&F éditions, 180 p., 25 €

« L’avenir s’écrit en Chine », annonce Simone Pieranni dans le sous-titre de Red Mirror. « La Chine aujourd’hui. Demain, le monde ? », s’in-terroge quant à lui Kai Strittmatter sur la couver-ture de l’édition anglaise de son essai. Leurs angles sont différents : resserré sur les nouvelles technologies pour Pieranni, sociopolitique chez Strittmatter. Le ton diverge aussi, froid et factuel sous la plume de l’Italien, plus vivant et nette-ment plus engagé dans le texte de l’Allemand.

Mais les deux journalistes adressent à leurs lec-teurs le même message : ce qui se passe en Chine aujourd’hui nous concerne tous. « Il est temps que nous tendions l’oreille », pour reprendre les termes de Kai Strittmatter.

Les deux auteurs s’intéressent aux secteurs des nouvelles technologies et de l’intelligence artifi-cielle qui symbolisent la puissance croissante de la Chine dans le monde. Pieranni parle même de

« passage de témoin du financement de la re-cherche de l’Occident à la Chine » et d’une « si-nisation de l’industrie numérique mondiale ».

Grâce à ses politiques étatiques qui protègent les entreprises de la concurrence extérieure, favo-risent les investissements et financent la re-cherche, la Chine a pris une nette avance sur les

États-Unis et encore plus sur l’Europe. Elle est désormais leader dans le domaine des nouvelles technologies, de l’intelligence artificielle et de la cryptographie quantique. WeChat, «  l’app des apps » qui permet de tout faire ou presque depuis un téléphone (paiements, prise de rendez-vous médicaux, réservations de restaurants ou de taxis, discussions en ligne, achats, jeux…), fait pâlir d’envie Facebook. Et la Chine est pionnière dans le domaine des smart cities, pour lequel elle bé-néficie d’un double avantage : « d’abord, sou-ligne Pieranni, parce que les ressources néces-saires au développement des villes intelligentes se trouvent pour la plupart sur le territoire chi-nois ; deuxièmement parce que toutes les techno-logies qui feront fonctionner les villes intelli-gentes, même en Europe et aux États-Unis, existent déjà en Chine, où elles sont déjà testées et déjà compétitives sur les marchés mondiaux ».

Une fois ce constat dressé, la question qui sous-tend les deux ouvrages est celle de l’utilisation que la Chine fait de ces nouvelles technologies.

Pieranni et Strittmatter consacrent de longs déve-loppements à la société de surveillance chinoise, à la censure d’internet, au système de crédit so-cial, testé localement selon différentes modalités, et dont l’ambition est de noter (et de sanctionner le cas échéant) les individus en fonction de leurs comportements économiques, sociaux et poli-tiques. Contrairement aux espoirs qu’ils avaient suscités, Internet, le numérique et les réseaux sociaux n’ont pas favorisé la libération de la pa-role ni l’émergence d’une société civile en Chine.

Et surtout pas depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, qui a vu dans le big data et les intelli-gences artificielles l’opportunité de renforcer le contrôle de l’État et du Parti sur la population.

L’impact social et politique des nouvelles techno-logies n’est qu’esquissé dans le texte de Pieranni : « L’accélération de l’effort chinois en

Dans le document Atome : l’avenir des catastrophes (Page 31-34)

Documents relatifs