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récentes du catholicisme français

L A STRATEGIE DE COMMUNICATION DE LA C ONFERENCE DES EVEQUES DE F RANCE , UN EXERCICE D ’ EQUILIBRISTE

I- La Conférence des évêques de France, du gouvernement à la gouvernance 1) La Conférence des évêques de France, une « autorité de service »

3) Le peuple catholique, corps de l’Eglise ou troupeau mené par ses bergers ?

« Le berger avec ses moutons a l'air d'une église avec son village. »

Jules Renard (1864-1910)

Selon le sociologue Jacques Lagroye, le concept de régime des certitudes traduit le monopole exercé dans l’Eglise par les clercs et la hiérarchie quant au rapport à la vérité : ainsi, « les discours émis par les clercs […] sont tenus pour des interprétation sûres et seules autorisées de la vérité révélée » (2006, p.147). Or, l’Eglise traverse depuis plusieurs décennies une crise de la prêtrise en France, où le nombre de prêtres est passé de vingt-neuf mille à quinze mille entre 1995 et 2015, parmi lesquels dix mille ont plus de soixante-cinq ans et sept mille plus de soixante-quinze ans. Si le nombre d’ordinations de nouveaux prêtres6 augmente chaque année depuis le milieu des années 2000 – il est de cent dix-sept en 2017 – ceux-ci ne peuvent remplacer les huit cents départs à la retraite annuels (Ouest France 2016). Dans le même temps, le nombre de laïcs7 ayant reçu une lettre de mission pour travailler au sein de l’Eglise est passé de cinq cents à cinq mille (Béraud 2007, p.10). La nécessité est donc pressante de redéfinir le rôle et les missions des clercs et des laïcs dans l’Eglise.

Cette distinction entre clercs et laïcs demeure la summa divisio dans l’Eglise, dont les textes ont pendant longtemps évoqué les premiers comme des bergers et les seconds comme un troupeau (Lagroye 2006, p.84). Cette métaphore des bergers et du troupeau a été remplacée dans les textes ecclésiaux, depuis le concile Vatican II, par l’expression plus valorisante du

peuple de Dieu, mais nous avons pu constater au cours de nos entretiens qu’elle reste utilisée

puisque trois des enquêtés – tous trois laïcs – ont qualifié le peuple catholique de troupeau. Selon Jacques Lagroye, le pouvoir des clercs dans l’Eglise relève essentiellement de l’ordre du

faire, puisqu’ils sont les seuls à pouvoir donner les sacrements, au-delà de leur savoir (ibid., p.147). L’Eglise rappelle fréquemment que cette différence de fonction entre clercs et laïcs n’implique pas une différence de nature ni une quelconque supériorité. En effet, lors de son baptême, chaque catholique est institué « prêtre, prophète et roi » selon la doctrine des tria

munera : chacun est prêtre – donc appelé à intercéder auprès de Dieu –, prophète – appelé à la

6 Appartenant au clergé séculier, qui « relève des diocèses, d'institutions équivalentes ou d'une prélature

personnelle », ou au clergé régulier, qui « fait partie d'un institut religieux ou d'une société de vie apostolique ». (Durand & Prudhomme 2017, p.264)

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mission – et roi – appelé à agir dans le monde au nom de Dieu (Koffi 2016, p.259). D’après Erwan

Le Morhedec, auteur du blog Koz toujours, le concile Vatican II a revalorisé le rôle des laïcs : Je crois que c'est aussi la responsabilité que nous donne Vatican II, qui reconnaît aux laïcs le droit de s'exprimer, à supposer qu'ils le fassent avec sincérité et discernement, en ayant bien conscience du fait que même si nous n'avons pas une parole institutionnelle et nous ne représentons pas l'Eglise, nous impliquons quand même l'Eglise quand nous parlons.

C’est cette responsabilité qu’ont exercée de nombreux mouvements et associations catholiques ainsi que des journaux chrétiens et de simples catholiques lors de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 2017. Par des manifestes, des pétitions et autres prises de parole, ils ont montré la diversité des opinions politiques des catholiques et ont constitué un pendant à la communication institutionnelle de la CEF (De Galembert 2017). Vincent Neymon, directeur de la communication de la CEF, rappela tout de même à cette occasion que « ce n'est pas parce que certains groupes parlent en tant que catholiques qu'ils engagent l'institution ». Parmi ces locuteurs catholiques revendiqués, figurent en bonne position les animateurs de la cathosphère8. Erwan Le Morhedec est le plus connu des blogueurs catholiques et l’un des seuls à avoir acquis une notoriété en dehors des cercles catholiques (Tricou 2015, p.110), ce qui lui octroie une quasi-responsabilité, aux yeux des médias, de porte-parole des catholiques :

J'essaie, à chaque fois que l'occasion m'en est donnée, de rappeler que je ne suis pas le porte-parole des catholiques, mais il y a ce qu'on dit, et il y a l'étiquette qu'on vous colle. Et le fait est que les médias aiment bien justifier le fait qu'ils vous demandent votre avis à vous par l'importance qu'ils vous prêtent ou vous reconnaissent. Donc parfois ils vont en faire plus que nécessaire pour pouvoir dire "on est allé chercher un expert".

Un autre blogueur, l’abbé Grosjean, a acquis une renommée importante ces dernières années, au point que « certains catholiques se moquent, et disent que Mgr Ribadeau Dumas est le porte-parole des évêques et que l’abbé Grosjean est, lui, le porte-parole des catholiques », selon le politiste Yann Raison du Cleuziou (2017b). Cette rhétorique de l’opposition du peuple et de l’élite, qui traverse toute la société, se trouve ainsi appliquée à l’Eglise, ce qui ne paraît pas nécessaire si l’on considère le rôle que revendique Mgr Ribadeau Dumas :

Le but n'est pas de dire "voilà ce que disent les catholiques", c'est vraiment de dire "voilà ce que disent les pasteurs de l'Eglise". Mais après les catholiques se décident eux-mêmes, nous ne leur demandons pas de signer les communiqués que je fais, c'est la position de l'institution.

Quand on parle de "l'Eglise catholique", c'est quelque chose de très particulier quand même… Quand les journalistes parlent de "la position de l'Eglise", ils parlent en fait de la position de l'épiscopat français, mais l'Eglise catholique est bien plus large que l'épiscopat français.

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Il demeure que l’existence d’une cathosphère et sa reconnaissance dans les médias posent question quant à son autorité et sa légitimité à s’exprimer dans l’Eglise (Tricou 2016). Le

problème se pose pour les laïcs qui s’expriment en tant que catholiques sur Internet, et à plus forte raison pour les clercs qui doivent moduler leur expression afin de garder la liberté de ton propre à la culture numérique tout en respectant leur devoir d’obéissance vis-à-vis de leur évêque. L’enjeu est donc pour l’Eglise de permettre une diversité des niveaux de parole en articulant au mieux la parole institutionnelle de la CEF et la parole plus informelle des clercs et des laïcs (Gaillard 2016), comme le souhaite l’abbé Grosjean :

Il y a la parole institutionnelle de l'Eglise, qui est précieuse et qui a du poids en tant qu'institution, et puis ensuite il faut aussi développer une parole de catholiques, de penseurs catholiques, de philosophes catholiques, de blogueurs catholiques, de prêtres catholiques... qui rende présente la pensée catholique dans le débat public. Et ce sont des paroles qui se complètent. La parole institutionnelle de Mgr Pontier ne peut forcément pas être quotidienne, ni la parole de Mgr Vingt-Trois. Il faut que d'autres paroles, parfois plus informelles, puissent la compléter sur des modes différents.

Je pense que tout ce qui ira dans le sens d'un plus grand travail en commun sera précieux, parce qu'il faut articuler les différents niveaux de parole. Quand la CEF sort un texte, c'est important qu'il soit relayé, expliqué, rendu plus accessible par des blogueurs ou des influenceurs qui "vendent le texte". C'est comme en politique : quand le président de la République parle – et il parle rarement –, vous avez des députés qui vont sur les plateaux télé et dans les journaux commenter, expliquer, "vendre" la parole présidentielle et la répandre. C'est toujours précieux si telle ou telle intuition de nos évêques peut ensuite être relayée par chacun selon son charisme, sa personnalité et sa sensibilité. Là l'impact est très fort.

Aucun des deux blogueurs catholiques rencontrés en entretien n’a fait état d’une tentative de contrôle de leur parole par la CEF, ce dont Erwan Le Morhedec se réjouit :

Non, je n’ai pas été associé à la stratégie du tout. Enfin, si, on m'a adressé par exemple le document du mois d’octobre. Mais les relations que j'ai avec la CEF... Ils sont toujours très respectueux de mon indépendance, alors qu'il ne serait pas bien compliqué de titiller un peu la question de l'obéissance... Depuis que je m'exprime en tant que catholique, donc bientôt dix ans, jamais la CEF ou un évêque n'a essayé de m'influencer. À la rigueur, c'est décroissant : c'est plus les fidèles qui vont vous sommer d'aller dans tel sens pour mériter le statut de vrai chrétien ou vous sommer d'obéir à l'Eglise ; ça peut venir de prêtres – mais ce n'est pas fréquent. Après c'est vrai que je n'ai pas de contact avec les évêques tous les quatre matins, mais en tout cas ce n'est jamais venu d'un évêque. On me transmet les choses, mais sans jamais me demander un traitement particulier. On a pu me dire – je ne me souviens pas de mémoire – "si tu peux relayer ce serait pas mal". Mais on ne m'a jamais dit de relayer positivement.

Cette question du relai de la parole des évêques par des prêtres ou des laïcs fait partie des pistes de réflexion que la CEF explore actuellement. Après avoir mis en place une liste de « voix catholiques autorisées », soit des personnes mobilisables pour expliquer la position de l’Eglise sur divers sujets, la direction de la communication réfléchit à automatiser ses envois d’information aux influenceurs catholiques sur Internet.

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Bien que consciente de la nécessité pour les prêtres de faire redescendre l’information de manière plus informelle que les évêques ne peuvent le faire, la CEF reste prudente quant à la médiatisation trop importante des prêtres. En effet, selon le sociologue Jean-Paul Willaime, « la légitimation acquise à travers les médias peut devenir gênante et concurrencer les hiérarchies instituées » (2014, p.306). L’Eglise n’a pas pour usage de choisir ses représentants selon les critères du succès mondain – « jeunesse, beauté, aisance d'expression, présence et talent médiatique » – mais plutôt selon leur sûreté doctrinale et leur orthodoxie (Tincq 1998, p.96). De plus, la CEF anime un réseau dense et bien organisé, qui lui permet de communiquer avec l’ensemble des diocèses et qu’il serait malvenu de négliger au profit d’influenceurs sur Internet (Malzac & Tresca 2017).

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Il apparaît donc que la CEF est partagée entre le désir de promouvoir l’expression des laïcs et des clercs et d’organiser cette prise de parole pour une plus grande cohérence et une meilleure efficacité, et la crainte des dérives que peuvent entraîner la médiatisation et la mise en lumière des prêtres.

Cependant, l’opinion publique dans l’Eglise n’est pas une et les tensions qui ont fait surface au sein de l’Eglise à l’occasion de la campagne pour l’élection présidentielle de 2017 ne peuvent être réduites à une opposition entre la hiérarchie et le peuple catholique (Mgr Defois 1998, p.49).

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II-

Une stratégie de navigation entre les écueils du relativisme et de