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Perspectives historiques : technique et objectivité, techniques de l’objectivité

LA CONSTITUTIVITÉ TECHNIQUE DE LA SCIENCE

3. Perspectives historiques : technique et objectivité, techniques de l’objectivité

3. Perspectives historiques : technique et objectivité, techniques de l’objectivité

3.1. Une épistémologie de l’œil

L’histoire des sciences offre des contributions majeures dans la tentative d’élucidation des relations qui se tissent entre la science et ses instruments. Dans ce domaine, nous retenons en particulier les travaux importants des historiens britanniques Lorraine Daston et Peter Galison qui se donnent pour ambition de retracer l’évolution historique des conceptions de l’objectivité dans les sciences naturelles empiriques, et en particulier dans les disciplines de la biologie et de la physique, en s’appuyant sur les transformations qu’ont connu les pratiques et les outils de production d’images scientifiques depuis le XVIIIe siècle (Daston et Galison, 2012).

Leurs investigations offrent des éclairages originaux sur la question des sciences et des techniques à travers l’élaboration d’une approche relevant d’une épistémologie historique et d’une épistémologie pratique, « en bras de chemise » (ibid : 65), qui, bien que s’inscrivant dans une démarche avant tout génétique, va puiser des savoirs et des méthodes à la fois dans l’histoire, la sociologie et la philosophie des sciences. Leur enquête principale, publiée dans un ouvrage simplement intitulé Objectivité, est fondée sur un matériau lui aussi original, car peu exploité dans le champ de la philosophie et de la sociologie des sciences : l’imagerie scientifique et ses techniques.

« Nous voulons montrer comment les vertus épistémiques peuvent se manifester dans des images, en fonction de la manière dont elles sont créées. » (Ibid : 54)

Les deux historiens ont ainsi effectué un important travail archéologique et documentaire de collectes d’images issues de ce qu’ils nomment les « atlas scientifiques » : des compilations systématiques de représentations visuelles réalisées par les chercheurs dans les « sciences de l’œil ». Il s’agit d’objets qui se situent entre la théorie et la pratique et qui ont un pouvoir normatif dans le sens où ils fixent les canons en termes d’observation, de description et d’analyse du réel. Les auteurs notent d’ailleurs leur rôle fondamental dans la formation des futurs scientifiques. Ces atlas cristallisent des conceptions du savoir car ils impliquent une standardisation du regard par des pratiques de représentation visuelle normées. Ainsi ils constituent des objets d’investigation intéressants tout autant pour l’épistémologue que pour l’historien car ils sont la manifestation de l’épistémologie dominante de leur temps.

« Si nous avons restreint notre étude aux images d’atlas scientifique, c’est pour plusieurs raisons : premièrement, parce que nous voulons montrer comment les vertus épistémiques imprègnent autant la théorie que la pratique scientifique ; deuxièmement, parce que les atlas scientifiques sont au cœur de la pratique scientifique, au croisement des périodes et des disciplines ; et troisièmement, parce que les atlas fixent des normes d’observation et de description des phénomènes. […] Un atlas est toujours conçu pour être définitif dans tous les

sens du terme : d’une part, il fixe les normes d’une science en mots, en images et en faits ; d’autre part, il montre comment il faut décrire, dépeindre et voir. » (Ibid : 30-33)

Ce sont aussi des objets sociaux, résultant d’un « empirisme collectif », dans la mesure où ils sont rarement l’œuvre d’un seul individu mais font généralement intervenir un réseau constitué de nombreux acteurs aux domaines de compétences distincts mais complémentaires (chercheurs, illustrateurs, ingénieurs, imprimeurs, éditeurs, etc.), et ce sont des outils de circulation des savoirs qui impliquent l’engagement de toute une communauté scientifique.

Cette approche originale, attachée à un terrain documentaire inédit, les mène à considérer leur travail comme relevant d’une « épistémologie de l’œil », portée par l’hypothèse qu’il y a une évolution conjointe des techniques d’observation et de représentation de la nature, des pratiques d’investigation scientifique et des normes épistémologiques. Ils identifient, dans les transformations des techniques et des méthodes d’imagerie scientifiques, différents régimes de production des images en sciences permettant de révéler différentes conceptions de la relation entre le scientifique et ses objets d’étude. L’évolution de la nature des images d’atlas manifeste des changements profonds dans les modalités d’implication, ou les formes d’engagement, du chercheur dans ses objets. Les représentations scriptovisuelles produites dans le cadre des atlas scientifiques sont le témoignage d’une relation épistémique entre un chercheur, pris dans un collectif, et les phénomènes qu’il se donne pour objet.

L’étude des images d’atlas conduit donc les deux historiens à identifier des normes qui gouvernent le regard des scientifiques dans leur appréciation de la nature, ces normes « internalisées qu’on applique au nom de valeurs éthiques, mais aussi au nom d’une efficacité pragmatique garantissant un savoir » (ibid : 53) qu’ils nomment des « vertus épistémiques ». Il convient de bien saisir ici le triple statut de ces « vertus épistémiques » qui renvoient à la fois à des principes métaphysiques, à des contraintes matérielles et procédurales, et à un ensemble d’obligations morales et éthiques. La notion se distingue ainsi de concepts tels que celui de « paradigme » (Kuhn, 1962) ou d’« épistémè » (Foucault, 1966). Le concept de « vertu épistémique » et la méthode déployée par Lorraine Daston et Peter Galison, très attachée à la dimension matérielle et pratique de la science, permettent d’échapper à la fois à l’attitude « spéculative » traditionnelle de la philosophie des sciences – qui consiste couramment à adopter un point de vue général abstrait ou désincarné sur l’épistémologie pour évaluer, a posteriori, des pratiques particulières – et à la vision cumulative ou disruptive de l’histoire des sciences, partant du principe que différentes « vertus » peuvent coexister sur une même période. Les historiens insistent ainsi sur le caractère dynamique et sur l’inertie des « vertus épistémiques » :

« Au lieu de nous appuyer sur l’analogie d’une succession de régimes politiques ou de théories scientifiques, où chaque nouveauté triomphe sur les ruines de son prédécesseur, nous avons

trouvé plus juste de comparer ce phénomène à la naissance de nouvelles étoiles, qui modifient la géographie du ciel sans se substituer aux anciennes. […] À la différence de tableaux statistiques de paradigmes et d’épistémès, cette histoire est constituée de champs dynamiques, où l’arrivée d’un nouveau corps reconfigure et façonne les précédents, et vice versa. » (Ibid : 27)

3.2. Objectivité et autres vertus épistémiques

Bien que l’objectif affiché des auteurs soit de retracer une histoire de l’objectivité, la notion englobante de « vertus épistémiques » leur permet de montrer que l’objectivité n’a rien d’un concept totalement abstrait, transhistorique et universel mais qu’il s’agit d’une conception singulière et historiquement située du savoir qui ne s’impose pas naturellement dans les normes épistémiques, mais correspond à un état donné du développement des sciences et des techniques. Les auteurs révèlent trois grands moments dans la tentative d’offrir une représentation scientifique de la nature qu’ils nomment, successivement, la « vérité d’après nature », l’« objectivité mécanique » et le « jugement exercé ». Ces évolutions sont fortement associées aux progrès des techniques imageantes dont se saisissent les scientifiques pour accéder à une représentation « fidèle » des phénomènes naturels et elles donnent lieu à trois régimes d’images distincts, respectivement : « l’image raisonnée », « l’image mécanique » et « l’image interprétée ».

La « vérité d’après nature » renvoie à un type d’images raisonnées basées sur des techniques de représentation picturales avec lesquelles le naturaliste du XVIIIe siècle « aspire à la généralité – une généralité qui transcende l’espèce, voire le genre, pour refléter un archétype jamais observé mais néanmoins […] plus réel que n’importe quel spécimen existant » (ibid : 75). Les représentations des objets naturels « d’après nature », contrairement à ce que l’expression peut laisser imaginer, ne correspondent pas à des reproductions fidèles de la multitude des spécimens particuliers tels qu’on les rencontre, dans leur diversité, dans la « réalité », mais il s’agit pour le naturaliste de produire un archétype « raisonné » par un travail de sélection des traits les plus caractéristiques d’une espèce de plante ou d’animal. Ce sont des images synthétiques et idéalisées, fruits du « génie » de l’observateur éclairé qu’est le savant qui vise à saisir l’uniformité fondamentale de la nature au-delà de la diversité manifeste des phénomènes qui la composent. Il convient alors de « dompter la variabilité de la nature » (ibid : 78). Cette conception de l’empirisme scientifique entretient un rapport étroit avec des considérations religieuses : l’étude empirique de la « Nature » est alors considérée comme une reconnaissance pieuse de la beauté de la « Création » dans sa régularité. Du point de vue de la réalisation technique, une relation très forte, intime, se noue entre le naturaliste et l’artiste dans un type d’observation « à quatre yeux », même si le travail d’illustration demeure dans une position subordonnée, celui-ci étant l’exécution de la raison supérieure du savant : « Comme l’image

raisonnée ne pouvait être vue qu’avec l’œil de l’esprit, l’aspect social et cognitif des relations entre le naturaliste et l’artiste se brouillait » (ibid : 105). La dimension subjective du processus de représentation visuelle est revendiquée et même survalorisée. Ce sont les capacités idiosyncrasiques du naturaliste, couplées à la virtuosité technique de l’artiste, qui assurent la scientificité de la démarche de connaissance.

Entre le milieu du XIXe et le début du XXe siècle le développement des techniques d’enregistrement mécanique, telle que le daguerréotype et la photographie, suscitent l’avènement de l’« objectivité mécanique » et de son idéal d’une « vision aveugle », c’est-à-dire un « nouveau modèle de conviction épistémologique, de fabrication d’images et de comportement moral qui visait à réduire l’observateur au silence et à laisser parler la nature » (ibid : 143). L’objectivité s’impose finalement assez tardivement dans l’histoire des sciences. Elle émerge comme un idéal épistémologique qui va induire de nouvelles normes pratiques, éthiques et techniques dans les démarches d’investigation scientifique et dans les modalités de représentation des phénomènes naturels. Il s’agit de « laisser parler la Nature pour elle-même » en bannissant toute forme d’implication de l’observateur dans l’appréhension du réel. L’objectivité se caractérise alors par la discréditation systématique de l’intervention interprétative. Des protocoles stricts, particulièrement contraignants et imposés à tous les chercheurs sont censés garantir une représentation fidèle des propriétés des objets naturels, c’est-à-dire non altérés par des considérations individuelles, donc « subjectives ».

« Être objectif s’est aspirer à un savoir qui ne garde aucune trace de celui qui sait, un savoir vierge, débarrassé des préjugés et des acquis, des fantasmes et des jugements, des attentes et des efforts. L’objectivité est une vision aveugle, un regard sans inférence, sans interprétation, sans intelligence. » (Ibid : 25)

Cette nouvelle « vertu épistémique » implique que les spécimens naturels individuels et divers soient enregistrés selon des procédés machiniques qui se substituent à l’intervention humaine, permettant ainsi de « capter » la vérité de la nature dans son hétérogénéité et ses imperfections. Le règne de l’« objectivité mécanique » induit un nouvel « ethos » du scientifique qui doit impérativement procéder à un effacement du « soi », adopter une posture parfaitement passive de simple opérateur, et céder à la pure transitivité de la représentation autorisée par la reproduction mécanique du réel.

Lorraine Daston et Peter Galison constatent qu’au tournant du XXe siècle la forme extrême d’objectivité qu’est l’« objectivité mécanique » connaît une crise et les principes d’une reproduction machinique et neutralisante du réel comme fondement de la pratique de connaissance scientifique sont remis en question par une part de plus en plus importante de la communauté des sciences de la nature. En effet, les chercheurs semblent prendre peu à peu conscience que les efforts technologiques et méthodologiques déployés pour effacer les traits idiosyncrasiques des

scientifiques des procédures d’observation peuvent finalement nuire à la démarche d’investigation scientifique. Il apparaît que les instruments d’enregistrement n’induisent pas un évincement total de la subjectivité humaine qui se trouve simplement déplacée dans des opérations techniques de conception, de paramétrage, de calibrage, etc., des dispositifs correspondant à des choix faisant intervenir des appréciations subjectives. De plus, les appareils de captation et d’enregistrement ne sont pas parfaitement neutres et ils produisent des artefacts qu’il faut savoir reconnaître et corriger, impliquant là aussi une présence humaine constante dans les processus de représentation. On assiste alors à une nette revalorisation des dispositions interprétatives dans les pratiques de la recherche qui se traduit, pour les deux auteurs, dans l’émergence d’une nouvelle vertu épistémique du « jugement exercé », s’accompagnant d’un nouveau régime de « l’image interprétée » dans lequel « l’expert plein d’assurance s’en remettait au jugement informé par des intuitions bien entraînées » (ibid : 417).

« Pour les avocats du jugement scrupuleusement exercé […] : l’automaticité “autographique” des machines, aussi sophistiquée fût-elle, était incapable de remplacer l’œil professionnel et entraîné. […] L’objectivité mécanique, avec son respect rigide des règles, des procédures et des protocoles, ne pouvait suffire. » (Ibid : 374)

Les savoir-faire tacites, les compétences pratiques implicites, les « tours de main », l’expérience ou encore certaines prédispositions individuelles comme le « talent » sont réhabilités comme des aspects déterminants d’une nouvelle conception de l’« expertise » scientifique. Si la majorité des compétences composant ce regard expert est censée s’acquérir durant la formation exigeante du scientifique, l’on n’hésite plus à évoquer une certaine forme de « virtuosité » du chercheur expérimenté, notamment concernant sa dextérité dans le maniement des instruments techniques. Ces changements épistémiques sont, là encore, très liés à l’évolution des techniques d’observation : notamment l’avènement des techniques radiographiques qui nécessitent un important travail d’interprétation de la part du chercheur. Ces nouveaux appareils produisent des images déformées et partielles des phénomènes, dès lors destinées à un « œil entraîné » qui doit exercer son « jugement expert » pour décoder et révéler des traits particuliers et significatifs.

« Contrairement au sage, l’expert pouvait s’exercer et, contrairement à la machine, il était censé apprendre – à lire, à interpréter, à faire émerger des structures saillantes et significatives sur le fond chaotique d’artefacts inconsistants. Pour reprendre la formulation frappante d’un atlas encéphalographique de 1962, “l’encéphalogramme relevait davantage de l’art empirique que de la science exacte”. » (Ibid : 378-379)

On voit aussi, de manière significative, le retour du dessin manuel dans certains domaines des sciences de la nature, comme dans la réalisation de diagrammes de lésion cérébrale ou dans la cartographie lunaire par exemple. L’« expertise » implique ici un mixe d’objectivité et de subjectivité « couplées comme des branches d’ADN » : l’expert est celui qui compose habilement, selon son

« talent » et son « expérience », avec les compétences pratiques, les procédures strictes et les instruments qui définissent les bases de la pratique scientifique.

« Ces experts ne rejetaient pas les instruments “objectifs” au profit d’un tact distingué ou de déclarations de diplômés de grandes écoles. Ils considéraient au contraire les instruments, au même titre que les données et les images communicables, comme l’infrastructure du jugement. » (Ibid : 380)

Ainsi, bien sûr, l’instrumentation n’est pas rejetée et les techniques d’enregistrement et de représentation continuent à progresser et à occuper une part importante des pratiques de recherche, mais elles changent à nouveau de statut pour devenir des supports d’inscriptions à interpréter, à « faire parler ».

Cette épistémologie diachronique de l’œil souligne, là encore, l’importance d’évaluer la situation et le rôle de l’instrumentation technique dans l’évolution des pratiques scientifiques. Les instruments qu’utilisent les chercheurs, que Lorraine Daston et Peter Galison considèrent avant tout comme des outils scriptovisuels, ou des techniques imageantes, sont normatifs et cela à plusieurs titres :

i) Transitivement, ils fixent des contraintes et des possibles, matériels et intellectuels, dans l’appréhension du réel (observation et interprétation). Ils impliquent une standardisation des méthodes et des protocoles de recherche.

ii) Réflexivement, ils portent des positions métaphysiques (plus ou moins réalistes ou idéalistes), des représentations de la science, des représentations de la pratique et des conceptions du soi scientifique. Ils induisent une relation particulière entre le chercheur et le monde et cristallisent des conceptions du savoir.

Ces différents aspects des instruments définissent des « vertus épistémiques » qui se situent entre contraintes techniques et pratiques et obligations morales et éthiques. Elles peuvent aussi correspondre à ce que l’on pourrait nommer des « régimes de scientificité » qui varient, synchroniquement, d’une discipline à l’autre et, diachroniquement, en fonction des époques. Lorraine Daston et Peter Galison distinguent trois « vertus » principales qui ont marqué l’histoire du développement des sciences : la « vérité d’après nature », l’« objectivité mécanique » et le « jugement exercé ». Elles correspondent, dans les atlas scientifiques, à différents régimes d’images, respectivement : l’« image raisonnée », l’« image mécanique » et l’« image interprétée ». Ont peut y lire différentes stratégies représentationnelles, toutes porteuses d’une prétention à offrir une représentation scientifiquement valide des phénomènes naturels. L’objectivité, qui préoccupe

souvent les chercheurs, n’est qu’une position épistémologique parmi d’autres et incarne un idéal scientifique relativement circonscrit historiquement.

Nous retiendrons surtout des propositions de Lorraine Daston et Peter Galison, à un niveau fondamental, qu’il est important de prendre en compte la valeur réflexive de l’instrumentation technique dans les processus de connaissance scientifique, de comprendre que les instruments ne sont pas de purs moyens matériels au rôle simplement opératoire et cognitif, mais qu’ils sont toujours porteurs de « valeurs », de représentations symboliques relevant de l’idéologie. Cette dimension symbolique, qui à la fois entoure et imprègne les ressources matérielles des pratiques scientifiques, correspond finalement à ce que nous avons pu nommer et ce que nous nommerons encore la « scientificité », comme une représentation idéologique d’un « faire science » qui se traduit, non seulement dans des discours sociaux sur la science, mais s’inscrit aussi dans des méthodologies et des technologies.