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Les personnes et les centres de gravité

2.6 Le personnage ricoeurien

3.1.1 Les personnes et les centres de gravité

Dans un article s’intitulant The Self as a Center of Narrative Gravity, Dennett présente en détail son idée fort originale. Il débute en expliquant qu’un centre de gravité, tel que nous pouvons en concevoir dans toutes sortes d’objets ayant un corps et une masse, n’est qu’un concept abstrait, un objet fictif. Toutefois, il précise que ce n’est pas parce que c’est un objet fictif qu’il faut le dénigrer, bien au contraire; c’est une entité fictive incroyable, qui a une place parfaitement légitime dans le domaine sérieux des sciences physiques.177 En effet, un centre de gravité, affirme Dennett, est une entité fictive élaborée par l’être humain afin d’interpréter adéquatement le monde qui l’entoure. Au même titre, la personne est un objet théorique, une fiction de théoricien, qui ne ressort pas du domaine de la physique des particules, mais de ce qu’il appelle une branche de la ‘physique des personnes’, qui équivaut en quelque sorte à la phénoménologie, à l’herméneutique, ou même à ce qu’il nomme la science de l’âme.178 Ainsi, Thornton explique que, selon Dennett, les personnes, tout comme les centres de gravités, sont des entités articulées à travers une posture théorique particulière, et c’est pourquoi elle interprète ces deux concepts comme des entités fictives.179 De plus, il ajoute que cette analogie permet de défendre l’idée que les personnes, malgré leur statut de fiction narrative et d’abstraction construite, semblent avoir une réalité apparente du point de vue du sens commun, puisque les centres de gravité paraissent avoir une présence réelle dans leur existence.180 Cependant, Dennett explique que les centres de gravité ne sont pas des atomes, ni des particules subatomiques ou encore n’importe quel objet physique existant dans le

176 Tim Thornton, Psychopathology and two kinds of Narrative Accounts of the Self, Philosophy, Psychiatry, & Psychology, Vol. 10, No. 4, December 2003, published by John Hopkins University Press, p.361

177 Daniel C. Dennett, The Self as a Center of Narrative Gravity, Philosophia, Vol. 15, 1986, p.277 178 Ibid, p.278

179 Tim Thornton, Psychopathology and two kinds of Narrative Accounts of the Self, Philosophy, Psychiatry, & Psychology, Vol. 10, No. 4, December 2003, published by John Hopkins University Press, p.362

49 monde. En effet, ils n’ont aucune masse, aucune couleur, aucune propriété physique quelconque, mis à part une localisation spatio-temporelle. En citant Hans Reichenbach, Dennett affirme qu’un centre de gravité n’est qu’un « abstractum ». 181 Sur la base de ce concept, il poursuit en stipulant que les centres de gravité sont des objets purement abstraits, des fictions de théoriciens, ayant définitivement un rôle en science, mais n’ayant aucune réalité physique. De plus, il ajoute que nous pouvons parfaitement manipuler les centres de gravité, comme par exemple en changeant le positionnement d’une chaise, en l’inclinant sur une patte, ou encore avec un pichet d’eau, en ajoutant ou retirant de l’eau du contenant. Ainsi, il précise que malgré le fait qu’un centre de gravité soit un objet purement abstrait, il a quand même une carrière spatio-temporelle, et celle-ci peut très bien être affectée par nos actions.182 Selon Dennett, et c’est ici que nous arrivons au cœur de son analogie, le physicien effectue une sorte d’interprétation de la chaise ou du pichet d’eau à travers leur ‘comportement’, et élabore la théorie abstraite du centre de gravité pour expliquer ce ‘comportement’. Ainsi, cette théorie sera très utile afin de caractériser le comportement de la chaise ou du pichet d’eau dans le futur, et ce, en fonction d’une variété de conditions.183 Le philosophe américain enchaine en indiquant que tout comme le physicien, l’herméneuticien de la phénoménologie, ou l’anthropologue, perçoit quant à lui des choses plus complexes dans le monde, soit des êtres humains et des animaux, et est confronté au même problème d’interprétation que le physicien. Bref, selon Dennett, il est théoriquement lucide d’organiser l’interprétation de ces choses autour d’une abstraction centrale; comme le fait le physicien avec les centres de gravité, l’anthropologue élabore l’idée du ‘soi’, ou de la ‘personne’, afin d’adéquatement interpréter ces objets qui existent dans la nature.184

La comparaison effectuée par Dennett entre les centres de gravité et les personnes est fort intéressante, et contient certainement un fond de vérité. Toutefois, c’est encore au niveau de la nature du langage constituant ces concepts que Dennett semble minimiser leur existence. En ce qui concerne les centres de gravité, nombreux physiciens affirmeront qu’ils ne sont que des formules mathématiques utilisées à l’intérieur de formules mathématiques plus complexes. L’idée à retenir est que les centres de gravité appartiennent au langage des nombres, donc au langage

181 Daniel C. Dennett, The Self as a Center of Narrative Gravity, Philosophia, Vol. 15, 1986, p.275 182 Ibid, p.276

183 Ibid, p.278 184 Ibid

50 mathématique, tout comme les personnes sont des concepts qui appartiennent au langage des mots, selon la théorie narrativiste bien entendu. Donc, c’est lorsqu’on s’attarde à la nature du langage qu’on a de la difficulté à s’accorder avec Dennett, et ce même si on comprend parfaitement son raisonnement, afin d’arriver à la conclusion que ces entités, autant les centres de gravité que les personnes, ne sont que objets fictifs, de simples théories abstraites. Car affirmer que les personnes ne sont que des abstractions théoriques ouvre la porte à une idée que Ricoeur et une majorité de philosophes, ne peuvent concevoir comme légitime, à savoir que l’existence de multiples ‘soi’ au sein d’un même être humain est quelque chose de tout à fait plausible. Avec son cadre naturaliste, qui interprète la personne comme une fiction narrative, Dennett défend justement l’idée que plusieurs ‘soi’ peuvent coexister au sein d’un même organisme.