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Chapitre 1 : Problématisation et conceptualisation

3.2. La pensée frontalière critique

Tout au long de ce mémoire, je suivrai une démarche entreprise par les chercheuses et chercheurs s’inscrivant dans des perspectives de décolonisation des savoirs. De cette manière, je souhaite interroger les conditions de production du savoir, les relations de pouvoir qui interviennent dans la formulation de savoirs contre-hégémoniques, et les modes de connaissances épistémologiques et cosmologiques subalternes (Grosfoguel, 2010; Smith, 1999). Ainsi, je propose d’étudier les

assemblages réalisés dans les discours produits par des artistes rap activistes dans la continuité du mouvement Black Lives Matter inspiré par le concept de « critical border thinking11 » développé

par Walter Mignolo (2012). Pour parler de ce concept, j’emploierai la traduction formulée par Ramón Grosfoguel (2010) de « pensée frontalière critique ». Ce concept « est une réponse décolonisatrice transmoderne12 du sujet subalterne face à la modernité eurocentrique » (op.cit., p.

134). En redéfinissant la « rhétorique émancipatrice de la modernité à partir des cosmologies et des épistémologies subalternes, localisées dans le pôle opprimé de la différence coloniale », il remet en question et « se déprend des définitions étroites imposées par la modernité européenne » (op.cit.). Pour Walter Mignolo et Madina Tlostanova, « [b]order thinking is the epistemology of the exteriority; that is, of the outside created from the inside; and as such, it is always a decolonial project » (Mignolo et Tlostanova, 2006, p. 206). La pensée frontalière critique dénonce la violence de l’épistémologie impériale et territoriale, ainsi que la rhétorique de la modernité, sur lesquelles reposent l’oppression, l’exploitation, ainsi que l’éradication de la différence (op. cit.). En soulignant que le colonialisme est constitutif de la modernité, et non pas un produit de la modernité, Mignolo met en lumière l’ancrage des rapports de pouvoir coloniaux

11 Le concept est inspiré du concept de « double-consciousness » de W.E.B. Du Bois (1903), et du concept de « consciousness of the Borderlands » développé par Gloria Anzaldúa (1987). La « double-consciousness » de Du Bois réfère à la perception de soi-même à travers le regard des autres; un principe auquel sont confronté.es les descendant.es d’origine africaine aux États-Unis. Selon Du Bois, l’impossibilité d’une africanisation des États-Unis et d’une inclusion absolue des personnes noires à la société contraint ces dernières à développer une double conscience qui façonne leur existence et leur place dans la société (Du Bois, 1903, p. 3). Le concept de « consciousness of the Borderlands » de Anzaldúa repose sur son approche de la notion de frontière (border), qu’elle définit comme une ligne abstraite qui marque une division entre le sécuritaire et le menaçant, et entre le « eux » et le « nous » dans des relations de pouvoir (Anzaldúa, 1987, p. 3). Un « borderland » est quant à lui « un lieu vague et indéterminé, un état permanent de transition, créé par un résidu émotionnel issu d’une délimitation non naturelle » (Ma traduction). Ainsi, ce qu’appelle Anzaldúa « consciousness of the

Borderlands », en s’adressant particulièrement aux personnes mestizas, c’est l’impulsion nécessaire pour créer

un changement paradigmatique dans la façon de percevoir la réalité, de se percevoir soi-même et de percevoir ses propres comportements de façon à rompre la dualité sujet-objet imposée par la modernité, et qui maintient en place les rapports de pouvoir de domination et d’oppression subalternisants (Anzaldúa, 1987, p. 80, 1987, p. 36). 12 La transmodernité est un projet entrepris par le philosophe Enrique Dussel (2001), destiné à multiplier les réponses critiques décoloniales à la modernité eurocentrée. Ces réponses créatives, formulées dans le dialogue depuis des perspectives épistémologiques diverses et plurielles, sont abordées comme les conditions d’une libération des conceptualisations eurocentrées et normatives (Grosfoguel, 2010).

qui marginalisent, et donc qui séparent de manière abstraite l’intérieur de l’extérieur, le territoire de la frontière (Mignolo, 2012, p. xiv). Le concept de pensée frontalière critique permet donc de problématiser la subjectivité du sujet subalterne au regard des rapports de pouvoir coloniaux qui la façonnent, en faisant de l’expérience du sujet subalterne le point central de l’étude. De la sorte, il devient possible de valoriser la perspective épistémologique du sujet subalterne, et de l’interroger comme un lieu de production de savoir situé à l’intersection de rapports de pouvoir opprimants qui, néanmoins, la façonnent.

Ce concept semble cohérent aux objectifs de ma recherche et adapté à une analyse de discours sur les enjeux de pouvoir coloniaux, dans la mesure où le pouvoir colonial en est un qui repose sur la division, la classification et la hiérarchisation sociale des connaissances, et donc sur une violence épistémique qui marginalise voire annihile toutes formes de savoir, de connaissances ou de subjectivités non-normatives (Smith, 1999). De plus, plutôt que de se situer en dehors de la société, les nouveaux mouvements sociaux et leurs articulations culturelles s’immergent dans les contradictions de la vie sociale en travaillant à formuler une critique immanente (vers l’intérieur) plutôt qu’une critique transcendantale (vers l’extérieure) de la modernité et des rapports de pouvoir coloniaux qui la caractérisent (Lipsitz, 1994). La position du sujet subalterne « localisé dans le pôle opprimé de la différence coloniale », donc marginalisé plutôt qu’exclu dans une société impérialiste et patriarcale eurocentrée, semble alors riche de production de connaissances et d’enseignements critiques sur le monde social. Dès lors, il devient pertinent de s’intéresser à comment la colonialité du pouvoir est discutée dans le cadre d’un nouveau mouvement social, et à la manière dont les discours articulés par des artistes qui y contribuent entrent en tension avec la colonialité du pouvoir. Le concept de pensée frontalière critique me permet d’être sensible à comment les discours des artistes engagé.es dans le mouvement Black Lives Matter articulent des

problématiques sociopolitiques, soit des problématiques relatives à l’héritage colonial des États- Unis, aux formes d’oppressions et de dominations auxquelles sont sujettes les personnes noires, ainsi qu’aux conditions sociales et aux expériences propres de ces personnes dans la société états- unienne. Leurs contributions participent à construire des histoires locales décoloniales qui confrontent et négocient les postulats universels eurocentrés dans une quête d’émancipation (Mignolo, 2012).

Finalement, compte tenu du positionnement que je souhaite adopter tout au long de cette recherche, ce concept m’invite à répondre à la subjectivité épistémique eurocentrée du chercheur blanc qui est la mienne – et qui ferait de moi l’observateur d’un objet d’étude et le producteur de savoirs sur les pratiques de personnes issues de groupes dont je ne fais pas partie – en m’intéressant aux pratiques participantes, aux histoires locales et aux savoirs construits par des artistes dans des activités d’émancipation sociale à travers des pratiques émergeant à la frontière d’un projet idéologique historique qui les exclut (Mignolo et Tlostanova, 2006). En raison de leur contexte de production et de leur lien explicite avec le mouvement Black Lives Matter, les contributions et les savoirs produits par les artistes seront alors approchés comme des réponses épistémiques à la différence coloniale, soit à la différence produite dans des processus d’altérité et de différenciation sociale inscrits dans des discours hégémoniques (op. cit., p. 208). Mon recours à la pensée frontalière critique a donc comme objectif de valoriser les contributions des ontologies, épistémologies, et cosmologies subalternes, afin de remettre en question le paradigme eurocentré de la production de savoir et de connaissances qui reproduisent et prolongent, de par leurs fondements philosophiques, des rapports de pouvoir coloniaux.

En bref, je propose d’analyser dans ce mémoire comment l’activisme prend forme et s’organise chez des artistes rap engagé.es dans une lutte politique contemporaine. J’étudierai comment le mouvement Black Lives Matter rend possibles l’engagement, la participation et la mobilisation citoyenne et communautaire selon des dynamiques, des formes d’intervention et des perspectives particulières. Les énoncés formulés et articulés par les « voix » étudiées seront des points d’entrée dans des mondes vastes et complexes, et dont les singularités peindront certaines lignes de l’engagement social (Bonilla et Rosa, 2015). Afin de tirer des enseignements de l’expertise des activistes étudié.es, je m’intéresserai particulièrement aux problématisations du monde social formulées par les artistes dans des rapports de pouvoir coloniaux, ainsi qu’aux questions et aux tensions soulevées selon leur perspective épistémologique propre.