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Les contributions d’artistes activistes comme lieux d’articulation de discours

Chapitre 2 : Méthodologie de la recherche

2. Les contributions d’artistes activistes comme lieux d’articulation de discours

2.1. Articulation

Pour étudier les contributions effectuées par des artistes affilié.es au mouvement Black Lives Matter, je propose d’analyser l’activisme de cinq artistes16 hip-hop – deux femmes et trois

hommes – explicitement engagé.es dans le mouvement. Dans cette optique, je n’attribue pas à ces artistes le statut d’activistes, mais me fie aux revendications explicites et régulières que ceux-ci et celles-ci formulent en sympathie au mouvement social. Pour cette étude, le développement du mouvement Black Lives Matter sera le catalyseur de l’engagement des artistes envers le mouvement, bien que l’engagement social et l’activisme des artistes soient préalables à l’émergence de ce dernier.

Les contributions des artistes aux discussions sur les enjeux de pouvoir coloniaux seront abordées comme des « articulations » du mouvement Black Lives Matter. Par articulation, j’entends une combinaison, une « structure complexe » où certains éléments sont mis en relation, « tant dans leurs différences que dans leurs similarités » (Hall, 1980, p. 325). Une articulation n’est pas une « association aléatoire », mais plutôt une association de relations de pouvoir structurées. Selon Stuart Hall, « [a]n articulation is thus the form of the connection that can make a unity of two different elements, under certain conditions » (Grossberg, 1986, p. 53). La connexion en question

n’a rien d’essentiel ni de permanent, mais établit un lien entre des entités de différentes natures qui singularisent, par exemple, l’organisation de certains éléments de discours par les artistes en connexion au mouvement Black Lives Matter. Le lien entre ces entités distinctes est un lien relationnel et coconstitutif dynamique, historiquement permis sous certaines conditions et par certaines forces sociales, et consolidé par des événements contextuels non nécessaires (op.cit.). L’articulation entre ces entités est donc caractérisée par un assemblage d’éléments pas seulement musicaux, qui oriente certaines pratiques hip-hop dans une conjoncture que ces pratiques participent à leur tour à orienter grâce aux discours qu’elles formulent et aux questions qu’elles posent. En d’autres termes, le lien établi entre certaines pratiques artistiques et le mouvement Black Lives Matter est rendu possible par un ensemble d’éléments historiques et contemporains, et l’unité créée par ce lien contextuellement produit oriente à son tour le contexte sociopolitique organisant des « formations discursives » (Allor et Gagnon, 1994, p. 12).

La pertinence du concept d’articulation repose sur sa capacité à questionner ce qui fait être un phénomène dans l’instant, plutôt que d’approcher un phénomène comme une unité immédiate, certaine et homogène (Foucault, 1969, p. 36-37). Pour chercher à saisir l’hétérogénéité des forces et des éléments en relations dans ce qui singularise la complexité d’un phénomène, il est fondamental de s’éloigner de toute propension essentialisante qui chercherait les continuités et les forces organisantes préalables aux diverses manifestations du phénomène à l’étude. Plutôt, il faut se rapprocher de chaque « moment du discours dans son irruption d’événement; dans cette ponctualité où il apparaît, et dans cette dispersion temporelle qui lui permet d’être répété, su, oublié, transformé, effacé, jusque dans ses moindres traces » (op. cit.). Cela permet de s’intéresser aux régularités dans le discours, aux façons d’être dans l’instant qui singularisent les phénomènes desquels ils participent, plutôt que de chercher l’origine et d’attribuer au phénomène

une continuité historique et chronologique nécessaire, et à ainsi réduire le poids de la participation individuelle et collective à la fabrique relationnelle et généalogique de l’histoire.

2.2. L’analyse de discours

À travers leurs contributions activistes au mouvement Black Lives Matter, les artistes engagé.es participent à la consolidation de l’articulation entre le hip-hop et le mouvement Black Lives Matter. Néanmoins, l’engagement social, artistique et culturel, tout en étant une composante du mouvement Black Lives Matter, ne pourrait être abordé comme le reflet de l’ensemble du mouvement. Il doit plutôt être abordé comme l’une de ses multiples articulations et configurations possibles. Dans ma recherche, j’analyse différentes formes de contributions (articles journalistiques, billets de blogues, entrevues écrites, audios et vidéos, témoignages, participations publiques, tables rondes, etc.) afin d’explorer les enjeux que les artistes soulèvent et discutent, et les stratégies activistes qu’ils et elles emploient. En tenant compte de la singularité de chaque contribution, j’étudie les modes d’interpellation et de conscientisation employés par les artistes, ainsi que la production de savoirs à travers leurs pratiques et leurs discours activistes. Pour cela, je m’intéresse aux énoncés formulés par les artistes, c’est-à-dire aux « “événements” du discours » qui possèdent un caractère discursif et praxique propre (Allor et Gagnon, 1994, p. 11). Selon Stuart Hall,

[a] discourse is a group of statements which provide a language for talking about – i.e. way of representing – a particular knowledge about a topic. When statements about a topic are made within a particular discourse, the discourse makes it possible to construct a topic in a certain way. It also limits the other ways in which the topic can be constructed. (Hall, 1992, p. 201)

L’effectivité des énoncés est, pour Martin Allor et Michelle Gagnon (1994), relative à leur articulation de différents types d’« idées, de projets et de possibilités » sur le monde social. Les énoncés « ne sont ni de simples entités sémiotiques ni des figures de rhétorique régulières. Ce sont « des traces de pratiques, l’aboutissement de projets » (op.cit.). En suivant Michel Foucault (1969), Allor et Gagnon affirment que les énoncés sont organisés dans des champs de régularité et de tension en négociant des éléments discursifs existants dans des « formations de savoir » que les énoncés réarticulent (Allor et Gagnon, 1994, p. 12). Dès lors, mon travail consiste à repérer les régularités analysables dans les systèmes de dispersion d’énoncés produits par les artistes à l’étude, soit « l’ordre dans leur apparition successive, des corrélations dans leur simultanéité, des positions assignables dans un espace commun, un fonctionnement réciproque, des transformations liées et hiérarchisées » (Foucault, 1969, p. 52). L’observation d’une régularité traduit une formation discursive que des énoncés participent à produire et à transformer, en même temps qu’ils font circuler et articulent, selon certaines règles, les conditions nécessaires à son existence à travers la discussion d’objets, de concepts, de thématiques, etc. (op. cit., p. 53). On retrouve ici l’idée que les artistes sont des acteurs à part entière des discussions sociétales. Les formations discursives produites, reproduites, et mises en circulation à travers leurs interventions, en mobilisant un ensemble d’éléments hétérogènes et sans liens nécessaires entre eux, sont marquées de régularités qui organisent et qualifient la singularité des énoncés dans des relations de pouvoir/savoir au sein de la culture populaire et au-delà (op.cit.). Une formation discursive n’est donc pas une forme intemporelle et nécessaire qui fige le temps, mais elle est un système de régularité : « elle détermine une régularité propre à des processus temporels; elle pose le principe d’articulation entre une série d’événements discursifs, de transformations, de mutations et de processus » (Foucault, 1969, dans Allor et Gagnon, 1994, p. 13-14).

C’est donc à la singularité des questionnements, des objets et des projets articulés dans les énoncés des artistes qu’il convient de s’intéresser pour analyser leurs contributions intellectuelles à la conjoncture sociopolitique actuelle. Les fragments discursifs que ceux-ci produisent constituent des traces, des régularités et des tensions au sein de savoirs expérientiels, « ainsi que des mémoires et des projections locales » engagées dans un mouvement d’envergure et d’une lutte pour la justice sociale (Allor et Gagnon, 1994, p. 14). Ce sont ces savoirs expérientiels qu’il devient pertinent d’étudier pour apprendre ce qui alimente et fait être le mouvement Black Lives Matter aujourd’hui « from the outsider within » (Hill Collins, 1986). Ainsi, plutôt que d’aborder le mouvement Black Lives Matter comme une unité immédiate, certaine et homogène, déjà constituée par une logique de catégorisation et de regroupement historique allant de soi, je souhaite formuler une « description des événements discursifs » caractéristiques des occurrences et des régularités des énoncés activistes audiovisuels, parlés et écrits des artistes (Foucault, 1969, p. 38-39).

Mon étude consiste donc à repérer les régularités, à analyser l’apparition et la dispersion d’objets émergeant dans le discours de manière simultanée ou successive, et de prêter attention aux interstices qui les séparent et aux distances qui règnent entre eux (op. cit., p. 46). Je laisse ainsi de côté les questions de signification et d’intentionnalité des artistes, qui s’articuleraient en contradiction au positionnement épistémologique décolonial que je souhaite adopter dans ma recherche dans la mesure où cela résulterait à prendre la parole au nom des artistes, de prétendre « rétablir le texte menu et invisible qui parcourt l’interstice des lignes écrites et parfois les bouscule », donc à parler pour et sur les artistes et à attribuer une nouvelle signification à leur engagement politique (Alcoff, 1991; Foucault, 1969, p. 39-40). Plutôt, je m’intéresse aux questions d’articulation de savoirs situés exprimés dans le discours pour mettre en lumière la

singularité des conditions d’existence des énoncés, ainsi qu’à leur mise en circulation et à leur relation à d’autres énoncés. L’énoncé, comme geste d’écriture ou d’articulation d’une parole unique et enregistrée sur différents supports, « est offert à la répétition, à la transformation, à la réactivation » et est lié à des situations qui le provoquent, à des conséquences qu’il incite, mais aussi à « des énoncés qui le précèdent et qui le suivent » (Foucault, 1969, p. 40-41).