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CHAPITRE 2 Henry Charles Carey : sa vie, son oeuvre

2. Sa pensée

2.2. Sa pensée anti-impérialiste

Cent ans avant l’article « The Imperialism of Free Trade » de Gallagher et Robinson, et

232 Le premier économiste qui exprima la vue de David Hume de la complémentarité des investissements nationaux dans l’agriculture et les manufactures fut Leibniz; voir Erik S. Reinert, « Globalization in the Periphery as a Morgenthau Plan : the Underdevelopment of Mongolia in the 1990s » dans Reinert,

Globalization, Economic, p. 168. Au 20e siècle, les travaux d’Ester Boserup vont dans le même sens que Carey, cependant aucune trace de ses travaux ne s’y retrouve : c’est l’augmentation démographique qui déclenche les mécanismes nécessaires à l’augmentation de l’intensité agricole. Voir, entre autres, Ester Boserup, Population and Technological Change : A Study of Long-Term Trends, Chicago, University of Chicago Press, 1981 ; voir aussi Baldwin Ranson, « The Limits to Growth: Is Ayres's Position Unwarranted? », Journal of Economic Issues, vol. 13, no 3 (1979), p. 655-67 sur l’influence de Carey sur les institutionnalistes qui contestent la vision malthusienne de la limite des ressources: les « ressources » sont fonctions des connaissances humaines.

233 Voir Paul Bairoch, Le Tiers-monde dans l'impasse : le démarrage économique du XVIIIe au XXe siècle,

Paris, Gallimard, 3e éd. revue et augm., 1992 [1971], p. 267-306; Hudson, America's Protectionist Takeoff, p. 347-50; Utsa Patnaik, « On the Inverse Relation between Primary Exports and Food Absorption in Developing Countries under Liberalized Regimes » dans Jayati Ghosh et al., Work and well-being in the

age of finance, 2003, New Delhi, p. 256-86; Reinert, How Rich, p. 36-7, 149-64 ; Chandra, Nationalism and Colonialism in Modern India, p. 50-53.

anticipant les thèses de la dépendance internationale234, Carey fut parmi les premiers analystes à

identifier que la politique de libre-échange tel que promue par l’Angleterre, entre une nation industriellement avancée – et financièrement dominante – et une nation moins avancée était une alternative à la politique coloniale telle que pratiquée au 18e siècle235. C’est en comparant le but

de la politique coloniale anglaise, qui prohibait les manufactures dans les colonies pour les maintenir dans la production de matière première, et les intentions avouées derrière la politique du libre-échange et de la division internationale du travail, qui étaient de faire de l’Angleterre

l’atelier du monde et le reste des nations des pourvoyeurs de matières premières, que Carey en est

venu à la conclusion que la caractéristique commune du système colonial et du libre-échange tel que promu par l’Angleterre était la suppression du développement236.

Carey distingue entre le commerce, un échange avec son fellow-men qui augmente le pouvoir d’association à l’intérieur d’un espace géographique donné et le négoce237, un acte de

trafic sur longue distance. Le premier est l’échange – d’idées ou de biens – bénéfique qui favorise la production et rapproche le consommateur du producteur, alors que le négociant (middleman) s’interpose entre les deux pour faire monter les enchères en opérant sur la maxime d’acheter à bas prix et vendre cher (buy cheap, sell dear). Ce dernier, au lieu d’être productif, vit d’appropriation, à l’égal de son compagnon historique, le soldat, telle l’aristocratie normande qui s’accapara des terres irlandaises ou le pillage de l’Inde par les Hasting et Clives. Le négoce, différent du commerce, loin d’être porteur de la paix, tel l’empire maritime d’Athènes – précédent historique de l’Empire britannique selon Carey – est toujours associé à la guerre. En cela, Carey se situe dans la tradition du 18e siècle et d’Hamilton qui à contrario des défenseurs de la thèse du « doux

commerce », observe que la jalousie du négoce peut mener à la guerre ou encore que le négoce

234 Voir, entre autres, Susanne Bodenheimer, « Dependency and Imperialism: The Roots of Latin American Underdevelopment » et Theotonio Dos Santos, « The Structure of Dependence » dans K. T. Fann et Donald C. Hodges, Readings in Us Imperialism, Boston, Porter Sargent, 1971. Notamment sa discussion que l’exploitation internationale induit des distorsions non seulement dans les classes de la communauté exploitée, mais aussi dans la métropole.

235 Très peu d’auteurs ont étudié les thèses sur l’impérialiste de Carey (souvent réduite à une anglophobie, ce qui ne résiste pas à l’analyse). Deux exceptions notoires qui, en plus des originaux, ont servi à cette section : Gibson, Wealth, Power, p. 30-9 et Semmel, The Liberal Ideal and the Demons of

Empire, chapitre 4 « The National Economists against Free-Trade Empire », p. 57-83, surtout 73-83.

Teilhac fournit aussi des éléments permettant de comprendre sa notion de l’impérialisme; voir, également, Teilhac, Histoire de la pensée économique aux États-Unis, notamment p. 61-4.

236 Parmi d’autres, voir Carey, Principles Science, Vol. 1, p. 286-8,455; Carey, The Slave Trade, p. 64-68; H.C. Carey, The Harmony of Interests, Agricultural, Manufacturing, and Commercial, Philadelphia, Skinner, 1851, p. 53; sur l’Irlande et l’Inde, entre autres, voir Carey, Principles of Social Science, Vol. 1, p. 320-364 et Carey, The Past, p. 378-409.

peut être un autre instrument de coercition et un chemin vers la domination impériale238.

L’Empire britannique, loin d’être porteur de la paix, fournit son lot de guerres au 19e siècle : en

Inde, en Afghanistan, en Turquie, en Afrique du Sud, guerre d’opium en Chine, etc239. Mais

unique à l’Empire britannique, selon Carey, c’est que contrairement aux précédents empires qui ne faisaient que s’accaparer du surplus, celui-ci cherche à contrôler la structure économique interne de ses colonies formelles ou informelles en y empêchant le pouvoir d’association, les privant ainsi de la capacité à s’industrialiser. Il y parvint avec la prohibition des manufactures dans les colonies formelles ou par une guerre commerciale permanente contre les manufactures étrangères en régime de libre-échange.

Les nations ainsi ciblées sont réduites à une agriculture d’exportation, laquelle crée du chômage, appauvrit les sols et les agriculteurs tout en enrichissant une minorité de money lender. De plus, la capacité de maintenir les infrastructures et l’éducation de la nation s’amoindrit240. En

fin de compte, la pauvreté mène à l’expulsion de la population du pays (immigration forcée ou trafic des coolies241) ou elle périt par la famine. Le processus se répète autant dans les colonies

formelles, comme en Irlande ou en Inde, que dans les pays nominalement indépendants, comme le Portugal242 et la Turquie. Les classes moyennes disparaissent et font place à la paupérisation

des masses et à l’enrichissement d’une minorité, et ce, même en Angleterre, où la population souffre de la politique de ses élites de vouloir maintenir son monopole au lieu d’investir productivement dans le pays.

Pour Carey, cette politique de suppression du développement économique qui liait l’époque coloniale et la période de libre-échange, ce qui contraste avec les vues de Rosa Luxembourg et Lénine qui font apparaître l’impérialisme à un stage relativement tardif du capitalisme243, n’est pas la conséquence inévitable d’un système économique, mais l’expression

de l’intérêt de certains groupes socioéconomiques. Il ne fait pas une étude sociologique complète de l’Angleterre, mais les intérêts financiers autour du monopole de la Banque d’Angleterre et de

238 S. Reinert, Translating Empire, p. 7, 16-25.

239 Carey, Principles of Social Science, Vol. 1, p. 419-22. 240 Carey, The Slave Trade, p. 271.

241 Ibid., p. 287-89. Sur les coolies, voir Arnold J. Meagher, The Coolie Trade : The Traffic in Chinese Laborers to Latin America 1847-1874, Philadelphia, Xlibris Corporation, 2008, p. 21-51.

242 Bien que l’analyse de Carey sur le Portugal ne soit pas des plus détaillées (Carey, The Slave Trade, p. 111-4; Carey, Principles of Social Science, Vol. 1, p. 308-11), elle est historiquement confirmée; voir Sideri, Trade and Power, Informal Colonialism in Anglo-Portuguese.

l’aristocratie marchande sont souvent mentionnés244. Pour y faire face, il recommande

l’indépendance de l’Irlande et de l’Inde245 et une résistance des pays agricoles pour contrer cette

politique avec la protection tarifaire. C’était là le moyen que Tucker avait envisagé pour les pays pauvres pour affronter la concurrence des pays riches. Pour Carey, elle est la seule à même de favoriser l’essor du libre commerce, du pouvoir d’association, de la diversification des emplois, du développement des facultés latentes de l’esprit humain (qui ne peuvent se développer lorsqu’un seul type d’activité économique est disponible) et de la nature. Dans les mots de Teilhac, le « libre-échange réel » ne peut s’accomplir pour Carey que lorsqu’un pays a le pouvoir de maintenir le commerce avec le monde extérieur dans les conditions telles que le développement de la division du travail à l’intérieur du pays permette à ce dernier d’exporter des produits finis et non des matières premières246. Remarquons qu’historiquement, c’est Tucker et

Carey qui eurent raison pour le 19e siècle : ce que certains nomment la « première globalisation »

marquée par le libre-échange asymétrique, loin d’avoir menée à la convergence entre pays riches et pauvres comme le pensait Hume, a accentué l’écart de richesse entre les pays. Seuls les pays ayant pratiqué une politique industrielle, incluant la protection tarifaire, purent s’industrialiser et rattraper, voire dépasser la richesse de l’Angleterre247 : et ce autant pour des pays riches en

ressources « naturelles », comme les États-Unis, ou des pays pauvres en ressources, comme l’Allemagne et le Japon248.