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CHAPITRE 2 Henry Charles Carey : sa vie, son oeuvre

2. Sa pensée

2.3. Esclavage et libre-échange

Selon J. Budziszewski, Carey occupe un lieu inhabituel parmi les Whigs par sa constante opposition à l’esclavage, tout en étant conservateur en regard des abolitionnistes, car il s’oppose à l’abolition immédiate, mais se fait plus radical que ces derniers en appliquant le terme

244 Voir Cain et Hopkins, British Imperialism, pour une étude complète de cette classe que Carey étudia vaguement : Cain et Hopkins la définissent comme étant celle des gentlement capitalism.

245 Carey, Past, p. 446.

246 Teilhac, Histoire de la pensée économique aux États-Unis, p. 61.

247 Voir Bairoch, Kozul-Wright, Globalization Myths, p. 1-35; Bairoch, Mythes et paradoxes, p. 49-81;

Bairoch, Le tiers-monde dans l’impasse, p. 13-20, 150-201. L’Inde et la Chine avaient un niveau économique très proche de l’Occident à la fin du 18e siècle : la politique de l’Empire britannique y supprima le développement et l’acquisition des nouvelles industries; voir Davis, Late Victorian Holocausts, p. 292-310 et sur l’Inde spécifiquement, voir Bipan Chandra, Nationalism and Colonialism in Modern India, New Delhi, Orient Longman, 1979, p. 1-81.

248 À tort, certains mentionnent la richesse des ressources américaines comme la cause de leur succès : il faudrait alors expliquer pourquoi l’Inde, le Brésil, le Mexique, etc. ne connurent pas aussi de développement, alors qu’eux, contrairement aux États-Unis, étaient sous le « libre-échange » et aussi riche en ressources : ils auraient dû avoir des taux de croissance encore plus grands selon la théorie libérale.

« esclavage » à toute forme d’exploitation économique et humiliation sans exception249. Carey

analyse l’esclavage comme un phénomène économique lié à un état primitif du développement économique ou qui peut réapparaitre à la suite de l’adoption de mauvaises politiques économiques. Pour lui, le manque de diversification économique des nations exclusivement agricoles et une productivité de travail faible due au manque d’aide des machines engendrent nécessairement la pauvreté et l’esclavage devrait y prévaloir. C’est seulement avec l’augmentation de la population et la maîtrise croissante des forces de la nature que la division du travail s’accomplit, engendrant un plus grand surplus économique et permettant une plus grande diversité d’emplois, donc une plus grande liberté de déterminer par soi-même sa profession, le tout allant avec une plus grande liberté de pensée et d’expression.

Selon Carey, l’esclavage fut introduit dans les colonies américaines par des aristocrates anglais cherchant la richesse sans vouloir travailler. Pour ce faire, ils asservirent plus faible que soi et vécurent ainsi d’appropriation plutôt que de production, comme en Caroline, dont la constitution aristocratique protégeant l’esclavage fut écrite par Locke et Shaftesbury250. Sa

continuité, selon Carey, tient au fait de l’application d’une politique économique empêchant la puissance associative d’émerger (qui dépend de la diversification des emplois), seule à même de lancer le cycle vertueux permettant d’augmenter la productivité de la terre. La politique de libre- échange anglaise du 19e siècle, selon Carey, en séparant l’agriculture et les manufactures d’un

même espace géographique au rebours de ce que préconisait A. Smith, qui affirmait que le commerce intérieur entre la ville et la campagne était à la base de l’opulence251, créait les

conditions économiques de l’esclavage. La spécialisation dans l’agriculture d’exportation augmente le coût total du transport (en terme de productivité physique, pas nécessairement monétaire), appauvrit les terres et détruit la diversité des emplois en plus de générer du chômage et la sous-utilisation de la force de travail. Comme l’agriculture n’offre pas du travail à longueur

249 Budziszewski, A Whig View of Slavery, p. 199-213 : le meilleur traitement sur le sujet, circonscrit à son livre The Slave Trade. Pour le passage d’une vision morale à interprétation économique de l’esclavage, voir Louis S Gerteis, « Slavery and Hard Times: Morality and Utility in American Antislavery Reform », Civil

War History, vol. 29, no 4 (1983), p. 316-31, plus spécifiquement p. 316-9 sur Carey, un protectionniste, et Sedgwick, un libre-échangiste. Pour l’évaluation de l’effort de Carey de convaincre le Sud d’abandonner la politique de libre-échange qui les cantonne à l’agriculture et de leur intérêt à s’industrialiser – et par le fait même mettre fin à l’esclavage jugé moins profitable – voir Smith, Henry C. Carey, p. 25-40 et Sarah T. Phillips, « Antebellum Agricultural Reform, Republican Ideology, and Sectional Tension », Agricultural

History, vol. 74, no 4 (2000), p. 799-822.

250 Carey, The Past, p. 358-60. Pour Carey, s’il n’y avait pas eu d’aristocratie en Angleterre, il n’y aurait pas eu d’esclavage aux États-Unis.

251 Tel que l’interprète Carey en citant Smith, Carey, Principles of Social Science,V.2, p. 108, V.3, p. 213, 425.

d’année, elle mène au gaspillage du capital. Le travail étant une forme du capital, qui, s’il n’est pas employé immédiatement, est définitivement perdu comme le souligne Carey. Ainsi, selon lui, s’il n’y a plus de concurrence pour les services des travailleurs, sa valeur diminue, et ce, au point d’être mis en esclavage ou d’en subir ses formes modernes, comme les coolies, voire la décimation de sa population, comme en Irlande ou en Inde.

Aux États-Unis, l’appauvrissement des terres causé par la monoculture d’exportation du coton fit de l’aristocratie de plantations les tenants d’une politique impériale pour accaparer de nouvelles terres. Elle n’hésita pas à promouvoir l’expansion, incluant l’esclavage au Mexique, à Cuba et en Amérique centrale252. Pour Carey, il faut une solution globale qui va à la racine du

négoce de l’esclavage : pour mettre fin à l’exportation des Africains à Cuba, des coolies en Jamaïque, à l’éviction et l’immigration forcée des Irlandais, au trafic d’esclaves domestiques en Virginie, il faut absolument augmenter la valeur du travail et de l’humain partout sur la planète. Il faut donc favoriser l’industrialisation de tous les pays à l’aide de la protection: le développement économique « naturel » pourra s’accomplir avec la liberté concomitante qui l’accompagne selon lui253.

Pour Carey, l’état « barbare » dans lequel les esclaves ou les Africains se trouvaient n’était pas un fait de leur nature, mais le résultat du système économique britannique qui les maintenait dans des conditions de barbarie plutôt que de les préparer à l’éducation254. Carey,

citant un discours de Pitt de 1791, rappelle que la politique européenne, particulièrement anglaise, fut une politique brutale d’arrêt du développement naturel du continent africain au nom du négoce. La politique du libre-échange et de sa maxime de vouloir acheter partout le moins cher, incluant la main d’œuvre (cheap labor) ne faisait que perdurer les conditions économiques de l’esclavage. Certains historiens ont mentionné que la politique de développement économique proposée par les Whigs (infrastructure, Banque Nationale et protection) à la fin des années 1820 eut effectivement été une des seules voies qui aurait permis de mettre fin pacifiquement à l’esclavage en diversifiant l’économie du Sud255. Cependant, à la suite de l’élection de Jackson, les

252 Semmel, The Liberal Ideal and the Demons of Empire, p. 80-1; voir aussi p. 37-8 où J.S. Mill défend la même thèse, suivant la thèse de Cairnes, mais avec la qualification que ce n’est pas tant l’esclavage, sinon la monoculture du coton qui brûle les terres, ce qui mène à la logique expansionnisme : l’auteur cite sa lettre « The Contest in America » de 1862 sans mentionner que J.S. Mill y réfère positivement aux lettres échangées par journaux interposés entre Carey et un correspondant anglais : H. C Carey, American Civil

War : correspondence with H.C. Carey, August-September, 1861. 253 Carey, The Slave Trade, p. 286.

254 Budziszewski, A Whig View of Slavery, p. 211.

255 Daniel Walker Howe, What Hath God Wrought : The Transformation of America, 1815-1848, New York, Oxford University Press, 2007, p. 283-4, 850.

défenseurs de l’esclavage, les plus grands défenseurs du libre-échange, firent tout pour empêcher sa réalisation, la jugeant hostile à leur intérêt. Il faut noter que beaucoup d’abolionnistes nordistes autour de William Garrison – qui prôna la dissolution de l’Union comme Thomas Cooper en son temps – étaient aussi des partisans du libre-échange et comme bien des commentateurs modernes, ne comprenaient pas le lien entre le maintien de l’esclavage et le libre-échange256. Mais pour

l’auteur de Cotton is King, il ne faisait aucun doute que les tarifs allaient contre l’intérêt économique des planteurs et que les protectionnistes étaient beaucoup plus dangereux que les abolitionnistes pour leur système :

She [England] advocates Fee Trade, as essential to her manufactures and commerce ; and they [Abolitionism] do the same, not waiting to inquire into its bearings upon American slavery. […] The free trade and protective systems, in their bearings upon slavery, are so well understood, that no man of general reading, especially an editor, or member of Congress, who professes antislavery sentiments, at the same time advocating free trade, will ever convince men of intelligence, pretend what he may, that he is not either woefully perverted in his judgment, or emphatically, a "dough- face" in disguise ! England, we were about to say, is in alliance with the cotton planter, to whose prosperity free trade is indispensable. Abolitionism is in alliance with England. All three of these parties, then, agree in their support of the free trade policy.[…] Wedded to England's free trade policy, their [abolitionist] votes in Congress, on all questions affecting the tariff, are always in perfect harmony with Southern interests, and work no mischief to the system of slavery257.

Ce n’est qu’avec la sécession des États du Sud que la protection, tant désirée par Carey, put finalement être adoptée par le gouvernement fédéral, laquelle ne fit pas plaisir à Palmerston, sympathique avec le Sud lors de la guerre civile, qui affirma à August Belmont qui tâchait de défendre la position du Nord: « We do not like slavery, but we want cotton and we dislike your Morril tariff.258». Mais pour Carey, si l’acte d’émancipation éliminait formellement l’esclavage, il

ne réglait pas le problème de la dépendance économique dans laquelle se trouvaient les nouveaux affranchis. Si sa bataille pour les doter de terres après la guerre civile échoua, il est d’autres combats qui portèrent leurs fruits, souvent au grand dam des partisans du libre-échange anglais, qui à l’instar de Palmerston, n’aimaient point la protection.

256 Smith, Henry C. Carey, p. 35. L’auteur ne pouvait pas connaître le travail de Budziszewski qui explique pourquoi Carey met l’accent sur les négociants d’esclaves plutôt que les propriétaires dans son livre : voulant les convaincre à une autre politique économique, il ne cherchait pas à éveiller leur hostilité en les condamnant directement.

257 Christy et al., Cotton Is King, p. 217-8.

3. Rôle et impact national et international