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Ce qui se raconte, ce qui ne se dit pas

I. Peindre, la parole impossible

Matthew Higgs : Ces “Vingt questions” sont donc surtout une torture pour vous ? Peter Doig : Oui ! Pour être honnête, je ne pense pas avoir grand-chose à dire verbalement. Je n’ai jamais eu le désir d’écrire, ni pour raconter une histoire, ni même pour mettre une idée au clair. Cette forme de communication ne m’intéresse pas beaucoup. Je communique par la peinture. J’aime la maîtrise qu’il faut pour peindre un tableau et, paradoxalement, la liberté qu’offre cette maîtrise92.

1. Peindre l’indicible

Comme le dit Peter Doig à Matthew Higgs dans la citation ci-dessus, et comme l’ont dit et le diront encore beaucoup de peintres, la peinture se rapporte inévitablement à quelque chose d’indicible. Verbalement j’entends. Nous pourrions penser qu’il est donc vain, voire à contre-emploi, de vouloir faire parler un peintre au sujet de sa peinture. Mais mettre des mots sur un travail qui relève d’une autre forme de communication c’est déjà l’emmener ailleurs, et, comme le dit Michael Peppiatt dans un entretien avec Marc Desgrandchamps : « on trouve peut-être des moyens d’entrer plus profondément dans le tableau lorsqu’on en parle avec la personne qui l’a fait.93»

Cela tient également au fait que l’acte de peindre fait intervenir aussi bien la conscience que l’inconscient comme l’explique Francis Bacon à David Sylvester :

« Et l’un des points est, bien sûr, que dans l’activité consciente de quelqu’un qui peint – a tout le moins quant à la peinture à l’huile, qui est un médium si fluide et si curieux – il est fréquent que la tension soit complètement changée rien que par la façon dont va un coup de pinceau. Il engendre une forme autre que la forme que vous êtes en train de faire. Je veux dire qu’il y a toutes sortes de choses qui se passent tout le temps et qu’il est difficile de distinguer le travail conscient et le travail inconscient, - ou travail instinctif, de quelque façon que vous vouliez l’appeler94. »

92 Peter Doig et al., Peter Doig. Phaidon, 2007, p124.

93 Marc Desgrandchamps, Soudain hier, Entretien avec Michael Peppiatt, Galerie Lelong, Paris, 2016,

p11.

Peindre revient en quelque sorte à rendre visible ce que l’on ne peut pas dire, pas expliciter ou tout simplement ce qui cherche à se raconter de manière inconsciente. Et même lorsqu’une peinture semble vouloir imiter la photographie dont elle s’inspire, il y a toujours une transformation qui s’opère, éventuellement des accidents sans parler de la matière qui parfois semble ne pas se laisser faire. A l’origine d’une peinture, il y a souvent plus un « sentiment » de ce que l’on veut rendre plutôt qu’une image précise.

« Quand je dis que ça répond à une idée, enfin, que le tableau correspond à une idée que je pouvais avoir au départ, c’est dans son ensemble. Mais il est évident que dans le travail il y a des écarts. Il y a même systématiquement des écarts, et puis il y a aussi le fait que le travail pictural est une action réelle, je travaille avec une matière, il y a une matérialité qui incarne quelque chose que le pur esprit seul ne peut pas concevoir95. »

95 Marc Desgrandchamps, Soudain hier, Entretien avec Michael Peppiatt, Galerie Lelong, Paris, 2016, op. cit. p19.

2. Peindre l’autre, peindre soi

Que représentent ces hordes d’enfants au regard inquiétant ? Parfois seuls ou à cinq, ils sont représentés par vingtaine sur La Grande Camisole où ces petits visages nous font face et nous scrutent. Il questionnent ainsi l’altérité en nous renvoyant à notre propre présence par ce jeu de regards croisés. Mais rapidement on s’aperçoit qu’ils ont tous le même visage ou presque. Il n’est plus alors question d’un enfant particulier mais de tous les enfants, autrement dit l’enfant en chacun de nous.

D’ailleurs, l’artiste effectue une série d’autoportraits quotidiens et ce sur une période de deux ans. Ce visage qu’elle réalise à l’encre de Chine est, comme l’on peut s’y attendre d’un autoportrait, toujours un peu le même tout en étant différent. Mais si Claire Tabouret met plutôt l’accent sur le fait que notre visage change en permanence parce qu’il est composé

majoritairement d’eau, c’est plutôt leur similitude qui est frappante. Pas une similitude liée à la constance du modèle, non, plutôt quelque chose de l’ordre d’une neutralité comme celle des visages d’enfants qu’elle peint, le visage d’un être humain, n’importe lequel.

C’est donc cette perte de l’individualité dans le groupe qui m’interpelle dans les figures de Claire Tabouret, cette interchangeabilité des personnages qui me rappelle aux points communs qui nous lient aux autres plutôt qu’aux différences. Les figures qu’elle peint me semblent être un prolongement d’elle-même, elle dit d’ailleurs que ses personnages aux yeux bandés sont une forme d’autoportrait.

« (…) je pense aussi que le peintre est un funambule, à la recherche d’un point d’équilibre. Ou alors, il a les yeux bandés parce qu’il accepte de ne pas savoir, d’aller dans l’invisible. Selon moi, il y a deux directions infinies, le dedans et le dehors, et tout tourne autour de ça. Dans mon travail il y a toujours deux forces contraires, deux directions : les regards scrutent à l’extérieur ou plongent à l’intérieur. Avoir les yeux bandés n’est pas un aveuglement : c’est voir au-delà, différemment, c’est voir autre chose96. »

Enfin, cette atmosphère mystérieuse dans cette série de peintures de Claire Tabouret représentant des enfants, outre la palette sombre associée à des fonds luminescents, se traduit par une forme d’ambiguïté ressentie. L’univers de l’enfance associé à quelque chose

96 Extrait d’un entretien entre Claire Tabouret et Léa Bismuth in Claire Tabouret, Galerie Isabelle Gounod, Paris, 2014.

de sombre et obscur pourrait paraître contradictoire mais c’est un cliché de penser que l’enfance fait uniquement appel à quelque chose de joyeux. L’ambivalence qui est rendue sur ces toiles est intéressante parce que ces enfants sont, notamment sur Les Insoumis ou Dans les bois, manifestement déguisés, faisant penser qu’ils sont en train de jouer mais l’atmosphère est inquiétante du fait de l’obscurité et de leurs expressions renfrognées pour la plupart. On ne sait pas si l’on doit être inquiet pour eux ou si c’est eux qui nous inquiètent. D’autre part c’est une interrogation ouvertement lancée au regardeur puisque ces enfants sont en train de poser et de nous regarder. Il y a donc une sorte de retour à l’envoyeur, dans ce cas au regardeur, qui est renvoyé à son enfant intérieur autant qu’à ses propres interrogations.

II. Dire l’absence, convoquer la présence