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I. Je fictionne donc je suis

Dans son essai Pourquoi la fiction ?, Jean-Marie Schaeffer aborde la notion de fiction sous un angle singulier consistant à mettre en exergue sa fonction cognitive. S’éloignant de Platon pour se rapprocher d’Aristote, il explique comment la fiction est un fonctionnement propre à l’homme et conteste l’opposition qui peut être faite entre le réel et le fictionnel. La fiction, loin d’être ce lieu risqué qui me détourne du monde tel qu’il est, joue un rôle fondamental dans le processus de la connaissance.

La fiction, essentiellement définie comme une pratique sociale, reposant sur une feintise ludique est le moyen paradoxal de la négociation, sans cesse rejouée, de ma relation au monde70.

Pour Schaeffer, la fiction se distinguerait du leurre ou du mensonge et c’est parce que cette distinction est partagée qu’elle ne se confond pas avec le mensonge. En regardant un film, je me rends compte que ce que je vois n’est pas la réalité et chacun peut faire la part des choses en étant conscient de la dimension ludique de cette production fictionnelle. Pourtant le leurre, ou pour reprendre l’expression employée par Schaeffer la feintise est parfois de mise si l’on pense au phénomène des faux souvenirs. Pascale Piolino l’explique dans un entretien radiophonique en prenant l’exemple du mécanisme du rêve notamment où nous rejouons des scènes vécues mais avec des distorsions et dit-elle « au fur et à mesure qu’un souvenir est ancien et plus les mécanismes de reconstruction ont opéré, plus on peut avoir de faux souvenirs.71» De nombreux travaux ont déjà montré des

traumatismes qui ne seraient que le fruit d’une construction. Nous comprenons bien que toute la nuance réside dans la conscience que l’on a de ce mensonge où, dans le cas du faux souvenir, la première victime est certainement la personne qui en est l’auteur.

Dans quelle mesure alors pouvons-nous considérer qu’un souvenir est réel ou qu’un souvenir est fictionnel ? Doit-on opposer fiction avec réalité ou avec vérité ? Schaeffer discute cette question dans un autre de ses textes défendant le manque de pertinence d’aborder la notion de fiction dans la perspective de la question de la vérité ou de la fausseté72. L’auteur n’en conclut pas pour

autant qu’il y aurait des représentations fictionnelles et d’autres que l’on appellerait « factuelles » ou « référentielles ». En fait, ces leurres créés par la fiction n’ont pas pour but de nous tromper mais sont « simplement le vecteur grâce auquel elle peut atteindre sa finalité véritable, qui est de nous engager dans une activité de modélisation73» dont il développe le concept.

70 Christine Montalbetti, « Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ? » In : Littérature, n°117, 2000, La mise à distance, pp. 126-127.

71 Marie Richeux, «La fabrication du souvenir», Pas la peine de crier, France Culture, 11 juin 2013, 58 min. : intervention de Pascale Piolino, op. cit.

72 Jean-Marie Schaeffer, Quelles vérités pour quelles fictions ?, L’Homme 2005/3-4, Nº175-176, pp.19-36. 73 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil, 1999, op. cit., p199.

Si Freud a défendu la théorie selon laquelle l’activité imaginative naîtrait en tant qu’activité compensatoire où la fiction remplit une fonction de satisfaction des désirs et de décharge pulsionnelle (théorie cathartique) qui autrement devraient être réprimées, Schaeffer prétend qu’il est réducteur de limiter le rôle de la fiction à ces aspects qui ne rendraient pas « vraiment compte de la fiction dans l’équilibre de nos affects ». Il souligne ainsi que la fiction « nous donne la possibilité de continuer à enrichir, à remodeler, à réadapter tout au long de notre existence le socle cognitif et affectif originaire grâce auquel nous avons accédé à l’identité personnelle et à notre être-au-monde74». Identité, le mot est enfin lâché, cette assertion résonne en tout point

avec les mots d’Alain Berthoz, expert en psychologie sensorielle, quand il dit « entre la mémoire autobiographique du passé déformé, l’utilisation de la mémoire autobiographique déformée ou non pour construire un présent qui ne soit pas un présent imaginaire de la construction de scénarii du futur, réside l’identité.75»

On retiendra alors que la fiction ne s’oppose pas au réel, elle en est indissociable. Partie prenante de nos mécanismes cognitifs, elle nous est indispensable pour ne pas dire salvatrice dans bien des cas et permet notre construction identitaire par le récit de notre histoire que nous remanions sans cesse. Puisque tout est question de représentation, la réalité ne s’oppose pas au virtuel et il n’y a pas lieu d’avoir peur de ces dites « réalités virtuelles » justement que Schaeffer réhabilite en citant l’exemple de Lara Croft. On a envie de parler de ces « fictions que sont nos vies » plutôt que des « fictions de nos vies » et de l’espoir qui est donné à travers l’art comme au quotidien de tout remanier.

74 Ibid., p327.

75 Pascale Weber, Mémoires et identités : Rencontres et discussions entre Pascale Weber et Alain Bethoz, Daniel Lance, Alain Milon, Pascale Piolino, Bo Sanitioso - Regards croisés entre l’art contemporain, les sciences cognitives, les sciences de la communication, la psychologie sociale, la philosophie et la littérature. Le corps et le dispositif, Editions L’Harmattan, 2012, op. cit., p51.

II. L’identité au cœur du récit