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3. CONCLUSION GÉNÉRALE

3.2. Patrons d’utilisation des habitats

Si l’on considère que les trois signatures chimiques principales retrouvées dans les otolithes représentent véritablement des habitats distincts, notre étude a permis de caractériser différents patrons d’utilisation d’habitats durant la phase de croissance des anguilles pour des individus capturés à différents endroits dans le système. Tout d’abord, en considérant la signature estuarienne mentionnée ci-dessus, notre étude a démontré qu’une partie (10%) des anguilles qui colonisent le système du Saint-Laurent et du Lac Ontario utilise l’estuaire durant la phase de croissance. Une diversité du comportement migratoire de l’espèce avait déjà été observée pour des individus dans les Maritimes, en Gaspésie et dans la rivière Hudson dans le nord-est des États-Unis (Jessop et al. 2002 ; Lamson et al. 2006 ; Thibault et al. 2007 ; Morrison

et al. 2003). Plusieurs campagnes d’échantillonnage ont par ailleurs confirmé la présence de

cette espèce en abondance dans une trentaine d’estuaires aux Etats-Unis (Nelson et al. 1991; Jury

et al. 1994; Stone et al. 1994). Cependant, aucune étude n’avait, jusqu’à présent, abordé la

question de l’utilisation d’habitats estuariens pour les anguilles du Saint-Laurent et du Lac Ontario. Cette étude a mis en évidence l’existence de quatre tactiques migratoires différentes pour les anguilles du Saint-Laurent. La plus courante est le patron classique catadrome caractérisé par une entrée en eau douce immédiatement après la phase civelle suivie d’un séjour prolongé en eau douce. La grande majorité des individus échantillonnés a suivi ce patron. Onze anguilles ont utilisé une des trois autres tactiques. Parmi celles-ci, la tactique la plus commune consiste à passer de 1 à 5 années dans l’estuaire saumâtre avant de rentrer en eau douce et d’y rester. Une seconde tactique consiste à effectuer un bref retour vers l’estuaire moyen de 1 à 2 années après un premier séjour en eau douce. Ces individus sont ensuite retournés en eau douce. Une anguille est restée dans l’estuaire saumâtre pendant 3 années environ avant de retourner en eau douce. Elle est ensuite brièvement retournée dans l’estuaire avant de remonter de nouveau en eau douce. Ces quatre comportements migratoires ont tous été observés pour l’espèce ailleurs dans l’aire de distribution, ainsi que pour d’autres espèces d’anguilles de zones tempérées

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(Daverat et al. 2006). L’existence de ces différentes tactiques chez l’anguille, qui est une espèce panmictique, pourrait s’expliquer par une importante plasticité phénotypique. Cette plasticité semble être un patron ancestral puisqu’elle est observée chez plusieurs espèces d’anguillidés tropicales (Arai & Chino 2012). Nous avons uniquement échantillonné dans le fleuve et donc nous ne pouvons pas avancer l’hypothèse qu’il existe des anguilles qui effectuent la totalité de leur croissance en eau saumâtre. Cette tactique alternative avait été observée ailleurs chez l’espèce ainsi que chez d’autres espèces d’anguillidés (Arai & Chino 2012).

Il est intéressant de remarquer que l’utilisation de l’estuaire durant la phase de croissance a été observée uniquement chez les anguilles échantillonnées aux trois sites les plus en aval (Bécancour, Cap Santé et Saint-Romuald). Ces trois sites se trouvent tous à l’intérieur de l’estuaire fluvial qui, malgré l’absence d’eau saumâtre, subit tout de même les influences de marées. L’utilisation des courants de marée pour faciliter le transport, « selective tidal stream transport », est déjà documentée chez l’anguille d’Amérique (Parker & McCleave 1997). De plus, ce phénomène a été observé pour les anguilles argentées en dévalaison dans le fleuve Saint- Laurent ainsi que les anguilles jaunes (Béguer-Pon et al. in review). En effet, aucune anguille capturée à des sites en amont n’avait démontré une de ces tactiques migratoires alternatives. Il est possible que les anguilles utilisent aussi les courants de marée durant la phase de croissance afin de réduire les coûts liés aux déplacements qu’elles effectuent. Jessop et al. (2008) ont aussi remarqué la tendance chez les anguilles d’Amérique, d’Europe et du Japon capturées sur des sites plus en amont de rester en eau douce.

Jusqu'à présent, la plupart des études montraient que les anguilles d’Amérique en phase de croissance occupent un espace vital assez restreint de l’ordre de quelques hectares et peuvent rester fidèles à un site particulier pendant plusieurs années (Nilo & Fortin 2001). À l’échelle de plusieurs mois (été à automne), la plupart des anguilles jaunes du Saint-Laurent n’effectuent pas de mouvements relativement grands (Béguer-Pon et al. en prép.). Cependant, étant donné que Bécancour et Cap Santé se situent, respectivement, à environ 200 km et 100 km de l’estuaire, la présente étude démontre que certaines anguilles peuvent effectuer des déplacements correspondant à au moins ces distances durant leur phase de croissance. Une récente étude de télémétrie acoustique a démontré qu’une proportion (16%) des anguilles jaunes marquées à deux

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sites dans le Saint-Laurent effectuait des mouvements unidirectionnels jusque dans l’estuaire. Ces informations, ainsi que celles de cette étude, démontrent donc que certains individus ne sont pas nécessairement fidèles à un site précis. Il est important de noter que les anguilles du lac Champlain échantillonnées étaient toutes issues d’ensemencement et capturées à environ 130km au sud du site de relâche (Verreault et al. 2010). On peut donc envisager que ces déplacements étaient probablement dus à la poursuite d’une migration vers l’amont de ces civelles. Les mouvements entre habitats estuariens et d’eaux douces chez les anguilles durant la phase de croissance semblent, en général, s’effectuer avant l’âge de cinq ans (Daverat et al. 2006). De même, la grande majorité des changements d’habitats observés pour les anguilles échantillonnées dans la présente étude ont eu lieu durant les quatre premières années suivant le recrutement dans le Saint-Laurent. Castonguay et al (1994) ont noté que le temps de migration depuis l’arrivée des anguilles sous la forme de civelles dans le Golfe du Saint-Laurent jusqu’au barrage Moses- Saunders, en aval du lac Ontario, prend quatre années. En outre, un âge moyen de six années a été estimé pour les anguilles en montaison à ce barrage (Casselman 2008). Une migration vers l’amont d’une durée similaire a aussi été observée pour les anguilles qui recrutent à la Rivière Petite-Trinité sur la côte Nord du Golfe (Dutil et al. 1989). Il est possible que les anguilles aient une fenêtre restreinte, de quatre à six années, durant laquelle il leur est favorable d’effectuer des déplacements. Par la suite, il semble que la tendance générale soit l’adoption d’un comportement plutôt sédentaire.

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