• Aucun résultat trouvé

Pas de construction nationale sans justice territoriale

Le communautarisme et la construction nationale

2- Pas de construction nationale sans justice territoriale

Dans un système clientéliste généralisé, les structures traditionnelles constituent des réseaux de redistribution des fonds publics. Les communautés étant territorialisées, elles vont influencer la répartition des investissements publics. Une politique nationale est décidée mais ensuite, elle est détournée de sa vocation par les rouages bureaucratiques qui orientent les investissements en fonction de leurs intérêts communautaires. Le développement ou le non développement est également une arme à l’égard des communautés récalcitrantes. J’ai mis en valeur, dans plusieurs

articles et expertises, le maintien délibéré dans le sous-développement des zones turkmènes45 et kurdes46 par le régime syrien. D’une part, l’absence de ces minorités ethniques au sein de la machine bureaucratique les prive de défenseurs. D’autre part, Il s’agit pour le régime syrien d’encourager leur migration en ville, pour favoriser leur arabisation et la diminution de leur poids démographique dans les zones frontalières sensibles.

Au Liban, le Sud et la Bekaa, c’est-à-dire les zones chiites, furent durant des décennies abandonnées par l’Etat. Les grands féodaux qui régnaient sur ces régions ne tenaient pas nécessairement à voir se développer leurs fiefs. Ahmad Asaad, grand féodal chiite, député inamovible et longtemps chef du département, répondait ainsi aux paysans chiites venus lui demander des écoles pour leurs enfants : « Pourquoi voulez-vous des écoles, Kamal (son propre fils) étudie pour vous ». Ce n’est donc pas un hasard si le mouvement Amal – le mouvement des déshérités - de Moussa es Sader est né dans cette zone de grande inégalité sociale. Aujourd’hui, c’est plutôt le Nord Liban sunnite qui est laissé à l’abandon : les politiciens du Nord ont perdu leur poids politique et Tripoli a décliné irrémédiablement du fait du contrôle syrien jusqu’en 2005, des mouvements islamistes47 et de l’hégémonie de Beyrouth.

Le communautarisme n’est donc pas responsable de tout. Dans le Liban de la reconstruction, les grands projets d’investissements se résument au centre-ville de Beyrouth. Hariri a associé divers partenaires pour parvenir à ses fins, ce qui transcende les communautés au profit d’une classe d’affaires multicommunautaire.

La Syrie et le Liban ont été marqués par une politique de développement : le chehabisme et le baathisme. Au Liban, le chehabisme s’est imposé à la classe politique libanaise conservatrice après la guerre civile de 1958. Quelques réalisations témoignent de cette politique de rééquilibrage territorial telle que la création de la foire internationale de Tripoli. Mais le volontarisme de Fouad Chehab fut entravé par les « fromagistes » : la bourgeoisie et les grands féodaux qui refusaient d’abandonner leur pouvoir au profit de l’Etat. En Syrie, une politique beaucoup plus volontariste et centralisatrice s’est imposée durant trente années, mais elle ne fut pas exempte de détournements. La région côtière syrienne, parce qu’alaouite, bénéficiait du soutien de l’Etat48

. Cyril Roussel dans sa thèse sur le Jebel Druze49 montre à l’inverse comment cette zone est délaissée suite à la révolte des druzes contre le régime baathiste entre1965 et 1967.

Avec Bachar el Assad, l’aménagement du territoire est abandonné car jugé trop couteux et non stratégique. Le nouveau président syrien préfère faire appel aux capitaux du Golfe pour développer l’immobilier de luxe dans les grandes métropoles et les zones touristiques. Cela fait le bonheur d’une classe d’affaires multicommunautaire qui bénéfice de la croissance économique. En période de paix et

45

Balanche Fabrice, « Clientélisme et fragmentation territoriale en Syrie », A Contrario, n°11, 2009.

46 Balanche Fabrice, « La modernisation des systèmes d’irrigation dans le Nord-Est syrien : la bureaucratie au cœur de la relation eau et pouvoir », Revue Méditerranée, 2013-1.

47

Rougier Bernard, L’oumma en fragments, Paris, PUF, 2011, 245 p.

48

Fabrice Balanche, opus cité, 2000. 49 Roussel Cyril, opus cité, 2011.

de prospérité économique, dans un environnement économique ouvert, le communautarisme s’efface devant les intérêts de la bourgeoisie. Cependant, le régime de Bachar el Assad ne s’est pas préoccupé de résoudre les défis majeurs de l’espace syrien, qui remettaient en cause son système clientéliste et réactivait les conflits communautaires. Au Liban également, la politique de reconstruction haririenne50 a oublié les classes populaires et les périphéries, en vertu du postulat naïfque la prospérité économique se diffuserait naturellement. Les partis politique d’opposition furent alors en mesure de mobiliser une masse de démunis pour bloquer le système économique, comme ce fut le cas en 2006-2008 avec l’occupation du centre-ville de Beyrouth.

Les constructions nationales supra-communautaires ont échoué

Dans le cas du Liban comme de la Syrie, nous sommes face à une intégration nationale inachevée. On peut invoquer le conflit israélo-palestinien pour expliquer les difficultés du Liban, mais ce n’est pas le cas pour la Syrie. La construction nationale autoritaire créé une classe moyenne de fonctionnaires, de constructeurs nationaux et une armée qui constituent le ciment de cette « nation », mais cela n’est pas exempt de favoritisme communautaire car le système est clientéliste. Le libéralisme économique produit des écarts considérables, sources de conflits qui réveillent le communautarisme. C’est donc dans les phases de construction autoritaire que le fait communautaire a tendance à régresser en tant que facteur de violence, car nous sommes dans des phases de réduction de la fragmentation territoriale et d’allégeance générale à un clientélisme d’Etat. Dans les phases de libéralisation économique, en revanche, les écarts d’enrichissement deviennent vites insupportables en raison de l’absence de redistribution, ce qui réveille les antagonismes communautaires. Le communautarisme et la pauvreté fournissent des combattants aux partis politiques au Liban et aux milices en Syrie. La fragmentation territoriale entre riches et pauvres se double ainsi d’une fragmentation communautaire.

50

Balanche Fabrice, « The Reconstruction of Lebanon or the Racketeering Rule » in Are Knudsen and Michael Kerr (editors),

Chapitre 3