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La tribu constitue l’échelon de base du communautarisme

Définir et repérer le communautarisme dans l’espace

A- Différents types de communautés aux identités sécantes

3- La tribu constitue l’échelon de base du communautarisme

L’ethnie et la confession sont constitutifs du communautarisme. Mais il ne faut pas négliger ce qui correspond, à mon sens, à l’échelon de base du communautarisme, le clan et la tribu. Par convenance nous pouvons assimiler le terme de clan à celui de tribu, même si en principe le clan est un groupement interne à la tribu. Pour définir la tribu, il convient de faire référence à Philippe Droz Vincent qui explique parfaitement le phénomène tribal contemporain au Proche-Orient :

« Le mot « tribu » est donc plus stable que la réalité qu’il est censé décrire. Le monde « bédouin » a été détruit, sédentarisé et cadastré par les pouvoirs étatiques. Mais la culture tribale et ses références au sang ou à l’ancêtre, à une hiérarchie généalogique, à l’exercice du pouvoir au sein des groupes familiaux perdurent. (…) Elle a même retrouvé dans les Etats, par exemple l’Irak depuis les années 1990, une nouvelle force. En distinguant un tribalisme social diffus au sein d’une société qui trouve là des moyens de survivre dans des conditions difficiles (« ruralisation » des quartiers des villes par exode rural, importation de l’ethos tribal dans des réseaux de solidarité), d’un tribalisme politique dans des luttes pour le pouvoir entre les réseaux familiaux déployés autour des dirigeants. Le tribalisme « réinventé » ou redécouvert est alors le symptôme de l’affaiblissement ou des défauts de l’Etat (nation) dont il est le complémentaire dialectique »13

Le tribalisme est des plus répandus dans l’espace syro-libanais. Il ne faut pas le limiter aux régions reculées de la Jezireh, car il est tout aussi présent dans la montagne alaouite et dans le Mont Liban. Les tribus alaouites ne sont pas basées sur les liens du sang, comme chez les bédouins, mais sur des liens territoriaux ou de voisinage. La référence à un ancêtre commun existe, mais c’est le territoire qui est fondateur de la tribu chez les alaouites ou les maronites. Le village alaouite traditionnel se définit par une grande famille, un cheikh et la terre. Le cheikh est celui qui donne le nom à la tribu, il est le garant de l’unité du village ; la terre est le mode de reproduction de la communauté villageoise, et la grande famille la défendait politiquement. Nous retrouvons cette organisation chez les druzes et les maronites au Liban. Quant aux chiites, la montée en puissance des partis politiques Amal et Hezbollah a eu pour conséquence de réduire sensiblement l’influence des notables.

12 Il existe une catégorie « sans religion » au Liban pour les épouses d’origine étrangère de Libanais qui n’ont déclaré aucune religion à l’Etat Civil. Mais elles sont rares car cela pose des problèmes d’héritage et de garde des enfants.

Les grandes familles maronites et druzes sont des chefs de tribu qui ont constitué des partis politiques : la famille Gemayel de Bikfaya règnent sur le parti phalangiste, la famille Frangié de Zghorta sur les Maradas, la famille Joumblat du Chouf sur le Parti Socialiste Progressiste et la famille concurrente d’Arslan de Aley sur le Parti Démocratique (figure 3). Nous retrouvons cette fragmentation interne à la communauté chez les Kurdes où chaque grande tribu a constitué son parti politique (17 en Syrie). Les deux grands partis kurdes de Syrie, le PYD (branche syrienne du PKK) et le Parti Démocratique du Kurdistan (branche locale du PDK de Massoud Barzani), reposent sur un socle tribal. Mais du fait de leur idéologie, marxiste pour le premier et plutôt libérale pour le second, ils recrutent aussi dans des classes sociales différentes : populaires pour le PYD et la petite bourgeoisie citadine pour le PDK. Les Kurdes syriens sont unis pour obtenir une autonomie comparable à celle du Gouvernement Régional du Kurdistan du Nord-Irak. Par conséquent, des solidarités idéologiques au sein de la communauté kurde se constituent mais, en cas de conflit interne, il est clair que les solidarités tribales l’emporteront. Dans une guerre civile identitaire, la violence s’exerce entre communautés mais également au sein des communautés.

4-Des liens primaires entretenus par le système politique et économique

Si les liens primaires sont puissants, ils ne le sont pas naturellement. L’institution politique maintient leur force au Liban puisqu’elle oblige les citoyens à s’inscrire dans le confessionnalisme politique. Le système clientéliste en Syrie enferme les individus dans des réseaux communautaires pour l’accès aux ressources : les alaouites pris en otages par la famille Assad constituent un exemple caricatural14. Les difficultés économiques dans les deux pays empêchent les individus de s’émanciper de leurs familles et par conséquent de leurs communautés, car ils ont besoin des réseaux de solidarités primaires pour survivre.

Le potentiel d’émancipation est par conséquent plus fort dès que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale. Mais les notables sont alors rattrapés par leur communauté qui se rappelle à leur souvenir. Au Liban, les notables sont des chefs communautaires qui utilisent tous les ressorts du communautarisme pour s’imposer sur la scène politique nationale. En Syrie, la famille Assad compte avant tout sur les alaouites pour contrôler le pays, mais cela ne l’empêche pas d’étendre son réseau clientéliste à l’ensemble des communautés syriennes, à travers des relais non alaouites appartenant aux deuxième et troisième cercles du pouvoir15.

En temps de guerre, le repli sur la communauté est le plus sûr facteur de survie. La crise actuelle en Syrie et la guerre civile libanaise illustrent parfaitement ce phénomène. En temps de paix, la communauté est un réseau social mobilisable pour trouver un emploi, obtenir une dérogation dans l’administration, etc. Ce système clientéliste à base communautaire perdure depuis des siècles. Il fut

14

Balanche Fabrice, La région alaouite et le pouvoir syrien, Karthala, Paris, 2006, 311 p. 15 Chouet Alain, « L’espace alaouite à l’épreuve du pouvoir », Maghreb-Machrek, 1995.

parfaitement décrit par Jacques Weulersse dans Le pays des Alaouites16 et Paysans de Syrie et du Proche-Orient17, deux ouvrages qui se lisent et relisent pour saisir le fond culturel de la société syrienne. Ceux qui dénoncent ce système clientéliste et communautaire, à moins de s’exiler, sont tout de même obligés de l’entretenir s’ils ne veulent pas être marginalisés. Le discours et les pratiques divergent constamment au Proche-Orient, notamment dans les milieux intellectuels. Il est difficile de jeter la pierre à nos collègues, car que ferions-nous dans une telle situation ? Cependant cela contribue à brouiller notre perception de la société locale.