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Particularité du genre : le destinataire

1.1 Le genre épistolaire

1.1.3 Particularité du genre : le destinataire

Au moment où les lettres s’affranchissent de leur unique valeur communicative pour faire intervenir les sentiments personnels d’un moi, elles deviennent un objet de fascination et de répulsion pour les critiques au même titre que les autres genres dits de l’intime où les auteurs se confient « dans des écrits plus modestes, épisodiques, et notent leurs confidences sur des carnets, des agendas, des feuilles volantes […]68 ». De manière plus fréquente, les confessions sont écrites à l’intérieur des journaux intimes. Bien que la construction du moi dans les lettres puisse se faire de manière consciente chez certains écrivains, celle dans le journal intime est à l’origine d’une initiative voulue dans le but de s’examiner soigneusement sur le long terme, ce qui la distingue des autres pratiques d’écriture. Les formes fragmentaires de l’écriture intime, pour leur part, laissent surgir dans le mouvement de la plume un moi qu’il s’agit de repérer pour en saisir la totalité, mais toutes, à l’exception de la correspondance qui s’adresse à un destinataire, sont vouées à rester dans l’intimité69. Considérée comme étant moins intime, moins centrée sur la logique du moi que les genres énumérés précédemment, la lettre a été pour plusieurs la première forme exemplaire d’écriture pour se penser. Elle est un objet polymorphe capable de faire advenir plusieurs voix imbriquées ou encore une seule voix qui se module dans des échanges épisodiques. Rythmée par le temps, la correspondance témoigne de la mouvance du sujet écrivant qui varie dans les différentes phases d’évolution de sa pratique d’écriture.

Les lettres convoquent ainsi d’autres enjeux qui sont ceux de l’interrogation de soi à l’intérieur de missives, mais de missives qui doivent être attestées par l’autre dans une

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Pierre-Jean Dufief, « Introduction », Les écritures de l’intime. La correspondance et le journal, textes rassemblés et présentés par Pierre-Jean Dufief, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 7.

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réponse comme l’exige la formule de politesse coutumière, contrairement au journal intime. L’autre, indispensable dans l’échange épistolaire en raison du fonctionnement dialogique de la lettre, peut aussi prendre des allures de spectre dans sa présence-absence. Recevant la lettre avec un décalage de temps par rapport au moment de l’écriture, le destinataire est conçu par plusieurs critiques tels que Brigitte Diaz comme une simple raison, un prétexte qui permettrait à l’épistolier d’écrire sur soi ou à la manière de soi70. La chimère voit son importance se dissoudre comme s’il n’existait pas véritablement de récepteur pour chérir les mots de l’enveloppe scellée. L’absence de l’autre, qu’elle soit symbolique ou littérale, permet la mise en scène du soi « qu’on cultive comme un jardin secret71 » à travers l’écriture quotidienne. Ce jardin dans lequel se dressent différentes stratégies de présentation dépasse largement la conception de la correspondance où la perspective idéale est celle du destinateur qui souhaiterait que son destinataire n’ait ni corps ni âme. Sa présence semble insupportable, ce qui explique la raison pour laquelle le destinataire est à quelques moments convoqué, mais presque toujours rejeté. Puisque l’échange épistolaire est la conséquence de l’absence de l’autre et l’espace qui permet la construction de soi, en quoi serait-il souhaitable de ne pas l’abolir ? Il y a donc inévitablement une volonté de détruire le « tu » de l’échange – le faire- valoir ayant pour mission de conserver les lettres – pour arriver à ses fins, mais aussi à sa propre fin.

À notre avis, le concept soutenu par plusieurs critiques voulant que l’importance de l’autre soit à négliger ne s’applique pas à l’entièreté des correspondances. De fait, nous n’adhérerons pas en totalité à l’hypothèse dans laquelle s’engage Brigitte Diaz lorsqu’elle suppose que le

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Voir Brigitte Diaz, L’épistolaire ou la pensée nomade, op. cit.

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destinataire de la lettre pourrait n’être qu’une illusion qui s’effacerait dans le rapport à soi- même de l’épistolier. Selon elle, la communication épistolaire est paradoxale dans la mesure où elle a « besoin pour advenir de poser dans le même temps l’existence d’un destinataire et sa destination, voire sa disparition72 ». Bien qu’elle ne soit pas la seule à énoncer cette idée – nous pensons, entre autres, à l’étude de Martine Reid qui juge que « l’épistolaire est réduit de facto au monologue73 » ou encore à celle de Vincent Kaufmann qui affirme que la correspondance est comme « un territoire sur lequel [l’Autre] n’aurait enfin plus aucun droit de regard74 » –, nous pensons que cette approche réduit la portée de Lettres à sa fille (1916- 1953) à un simple miroir posé sur soi, alors que, contrairement aux lettres fictives et au journal, Colette et sa fille s’adonnent à un échange réel dont le narcissisme n’est pas absent, mais dans une visée qui n’est pas totalisante.

La destinataire est donc indispensable en ce sens où elle témoigne de l’éthos de Colette. Bien que la production de soi transparaisse sous la plume de Colette, Colette de Jouvenel doit revenir sur la construction de l’identité de la mère afin de la légitimer. Le soi de l’épistolier a aussi pour but d’agir sur l’autre en faisant croire en l’image transmise par les modalités de son langage. Le destinataire a comme tâche de confirmer ou de rejeter cette (auto)présentation. La richesse de la lettre qui met en scène les banalités quotidiennes et la construction du moi, toutes deux s’entrecroisant dans un perpétuel mouvement, produit d’incontournables résultats sur le destinataire sans lequel il est pratiquement impossible de s’épancher. Dommage collatéral de la réflexion des miroirs, le destinataire est aussi soumis à une image embellie imaginée par le destinateur puisque la lettre « montre également comment le modèle idéal

72 Ibid., p. 57. 73

Martine Reid, « L’écriture intime et destinataire », dans Mireille Bossis et Charles A. Porter (dir.),

L’épistolarité à travers les siècles : geste de communication et/ou d’écriture, Stuttgart, F. Steiner, 1990, p. 24. 74

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chevauche avec difficulté le modèle social75 ». De l’idéalisation initiale entre les deux correspondants naissent des attentes et des codes qui doivent être respectés puisque si le miroir reflète l’épistolier, il réfléchit aussi un destinataire parfait, idéal, qui pourrait répondre aux exigences voulues. La relation est donc un fantasme, un souhait de ce que l’autre est ou de ce que le destinateur voudrait qu’il soit dans une réalité qui souvent diffère de la projection établie.