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La lettre, un miroir identitaire en éclats

1.1 Le genre épistolaire

1.1.2 La lettre, un miroir identitaire en éclats

Dépassant les codes de bienséance exigés par les normes sociales, la correspondance est aussi un terrain d’écriture dans lequel apparaissent des identités uniques qui se confrontent. Elle se déploie dans un espace singulier où il est possible d’ordonner la position des mots ainsi que la fluidité qui en découle avec comme intention de créer une impression vive sur le destinataire. La réflexion de Brigitte Diaz dans son article « La correspondance : une autobiographie expérimentale ?62 » soutiendra notre point de vue lors de l’analyse. Contrairement à Lejeune qui exclut l’apport des lettres à sa démarche63, Brigitte Diaz montre qu’il s’agit d’une autre sphère d’écriture de soi qui, malgré sa structure dialogique, permet une dimension autoréflexive où le moi épistolier peut être mis en scène, exploré et construit.

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Brigitte Diaz, L’épistolaire ou la pensée nomade, op. cit., p. 12.

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Céline Dauphin, Pierrette Lebrun-Pezerat et Danièle Poublan, « Une correspondance familiale au XIXe siècle », dans Mireille Bossis (dir.), La lettre à la croisée de l’individuel et du social, Paris, Édition Kimé, 1994, p. 126.

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Brigitte Diaz, « La correspondance : une autobiographie expérimentale ? Usages autobiographiques de la lettre au XIXe siècle », dans Brigitte Diaz et Laure Himy-Piéri (dir.), L’autobiographie hors l’autobiographie,

Elseneur, no 22, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2008, p. 35-60.

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Citons-le plus largement : « Avec la correspondance privée, l’autobiographie a peu de choses en commun. […] La lettre, adressée en général à un unique destinataire, ou à un groupe restreint, est un acte privé. L’autobiographie, elle, songe toujours à la publication, sous une forme ou sous une autre, immédiate ou différée », dans L’autobiographie en France, Paris, A. Colin, 2010 [1975], p. 22.

Elle opère « non pas une reconstruction de soi à terme échu comme dans l’autobiographie mais […] une production de soi, au double sens de manifestation et d’invention64 ». Lorsqu’elle s’évade des contraintes des modèles académiques, la lettre acquiert une plus grande flexibilité, acquérant la possibilité de devenir le lieu d’une expression de soi.

Le pacte épistolaire, selon Brigitte Diaz, est celui de l’intimité étalée à travers la correspondance et qui assure un statut d’authenticité à la réflexion sur soi, mais authenticité prétendue que nous serons forcée de suspecter dans le travail stylistique des lettres qui le (dé)jouent. L’intimité n’est plus le résultat de l’adresse ou de la signature dans la relation à deux de l’échange épistolaire, mais bien de l’intériorité du destinateur. Le pacte invite généralement le destinateur à employer les artifices de la rhétorique pour assurer une bonne communication avec son destinataire. La lettre permet donc un rapport de soi à l’autre dans la volonté de communiquer, mais aussi de se communiquer dans une relation de soi à soi par le détour de cet autre qui prime davantage dans l’échange, créant une confusion entre « être vivant ou écrivant65 ». L’être vivant s’isole en prenant la plume pour combler de manière narrative la distance et permettre la confidence qui, dans un contexte d’échange oral direct, sont généralement prises en charge par des gestes, des actions et des mimiques. L’être écrivant, pour sa part, se donne à lire en proposant une image de soi nécessaire aux fins de l’échange épistolaire qui est reçue par le destinataire comme un autoportrait travaillé de manière soigneuse. Dans ce processus de sélection, l’épistolier favorise certaines facettes de sa personnalité pour se polir dans son propre geste de communication.

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Brigitte Diaz, « La correspondance : une autobiographie expérimentale ? Usages autobiographiques de la lettre au XIXe siècle », loc. cit., p. 11.

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Dans une chambre de miroirs66, l’écriture réfléchit parfois une image tordue, parfois une image dans laquelle il est plaisant de se contempler. Les épistoliers du XIXe siècle se lancent dans cette pratique pour faire, à leur tour, réfléchir une image de soi offerte au regard de l’autre de ce qu’ils sont ou de ce qu’ils désireraient être. Toutefois, les miroirs sont abscons et il est difficile de percevoir en eux la totalité du moi épistolaire dans un contexte particulier « qui construit cela même qu’il est censé réfléchir67 ». Miroir ou mirage, la contemplation du moi recouvre plusieurs avantages comme la possibilité d’accroissement ou de mise dans l’ombre de l’image renvoyée. Les différentes conceptions du soi s’affrontent à l’intérieur de la lettre. À certains moments, les épistoliers voués entièrement à la sincérité de leurs mots se voient confrontés à une image qui se crée sous leur plume, mais qu’ils n’ont pas choisie et qu’ils méprisent. L’image est quelquefois latente et peut aussi se parer d’un masque afin de manier à sa guise le portrait de soi. Les contours de la correspondance comportent de fait trois épaisseurs : ce qui est confié, ce qui est caché et ce qui échappe dans cette relation à deux. (Dé)voilement et échappement deviennent ainsi le moteur d’une mise en scène de soi dans ce genre longtemps jugé incertain qu’est l’écriture épistolaire.

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À ce sujet, Geneviève Haroche-Bouzinac affirme que « c’est cette plongée vers les profondeurs que traduit l’image du miroir. Dans de multiples symboliques, la métaphore restitue les reflets d’une réalité supérieure et dissimulée. Forte de son origine évangélique, elle traduit, dans la lettre, la présence d’une médiation qui rayonne vers le destinataire. Cette représentation de l’intériorité appartient si étroitement au vocabulaire didactique et moral qu’elle a acquis le sens de modèle dans la langue courante. […] Elle révèle un épistolier qui s’expose particulièrement dans ce qu’il aurait d’exemplaire, elle est une médiation : de même que tout peut sembler plus beau dans le miroir de l’art, de même l’âme doit paraître plus belle dans une lettre, ce qui est un don de soi. Ainsi, dans sa forme première, la lettre miroir de l’âme n’est ni une lettre confession, dans laquelle l’un se livre à l’autre qui écoute, ni une lettre portrait, dans laquelle un spectateur extérieur peut reconnaître les traits d’une physionomie, mais un message qui autorise l’épistolier à se livrer à une spéculation méditative et trace un chemin à suivre pour le destinataire », dans Lettre et réflexion morale. La lettre, miroir de l’âme, Paris, Klincksieck, 1999, p. 16.

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