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Les politiques de l’UE en matière de science et de technologie ont encore évolué lorsque Carlos Moedas est entré en fonction fin 2014 en tant que nouveau Commissaire à la Recherche, à l’innovation et aux sciences. Comme l’explique Arie Rip, membre éminent de la communauté STS et président du groupe d’experts consultatif sur le programme Science avec et pour la Société en 2014 et 2015 :

Lorsque le nouveau commissaire Carlos Moedas est entré en fonction en 2015, il a présenté sa propre approche, les trois O : innovation ouverte, science ouverte, ouverture sur le monde. Un effet visible est que le groupe consultatif SwafS / RRI doit en tenir compte et doit maintenant donner son avis sur un nouveau concept à la mode, la « science citoyenne », dont les interprétations sont divergentes et quelque peu contestées (Rip 2016).

L’expression « science citoyenne » avait été inventée de manière indépendante en 1995 par le sociologue Alan Irwin pour faire référence à la participation des citoyens aux délibérations sur la science et reprise en 1996 par l’ornithologue Rick Bonney pour faire référence à la collecte de données par des citoyens pour des projets scientifiques (Strasser et al. 2019). En tant qu’expression ambiguë englobant les deux conceptions de la

43 Dans le cadre de cette thèse, mon propos n’est pas d’envisager si, ou dans quelle mesure, les différentes composantes des sujets science-société ont effectivement été mises en pratiques dans les projets se réclamant de RRI. Pour un aperçu critique du concept et de son évolution, notamment au regard d’approches précédentes de technology assessment, voir les débats qui se sont tenus en 2017 dans le Journal of Responsible Innovation : Delvenne, 2017; Nentwich, 2017; van Est, 2017; van Lente, Swierstra, & Joly, 2017.

55 participation adoptées par la Commission européenne, elle était parfaitement adaptée pour transcrire la continuité et la nouveauté des politiques européennes en matière de recherche et de technologie.

Carlos Moedas, se saisissant du second sens de l’expression science citoyenne, a exprimé cette vision dans un discours prononcé en juin 2015 :

Le 25 avril de cette année, un séisme de magnitude 7,3 a frappé le Népal. Pour obtenir des informations géographiques en temps réel, les équipes d’intervention ont utilisé un outil de cartographie en ligne appelé Open Street Map. (…) Nous entrons dans un monde d’innovation ouverte et d’innovation par l’utilisateur. (…) Un monde où de nouvelles connaissances sont créées grâce à des collaborations impliquant des milliers de personnes du monde entier et de tous les horizons » (Moedas 2015).

Ce discours, destiné aux membres d’organisations de recherche et d’innovation, était déjà intitulé « Innovation ouverte, science ouverte, ouverture sur le monde ». Il était axé sur « la nécessité de commercialiser les résultats de la recherche » et d’inclure les citoyens dans la recherche et l’innovation. Cette nouvelle stratégie a rapidement déplacé la conception de la participation publique vers la participation directe des publics à la production de connaissances et d’innovation.

Le fait que Moedas ait élaboré une nouvelle stratégie n’est pas surprenant compte tenu du mandat qu’il a reçu du président de la Commission, Jean-Claude Juncker. Dans le tout premier paragraphe de sa lettre de mission à Moedas, Juncker soulignait le renouvellement qu’il souhaitait que sa commission incarne :

Avec la création de la nouvelle Commission, nous avons une opportunité exceptionnelle, mais également une obligation, de prendre un nouveau départ, de faire face à la difficile situation géopolitique, de renforcer la relance économique et de construire une Europe créatrice d’emplois et de croissance pour ses citoyens (Juncker 2014).

Cette citation révèle également quelque chose de la mentalité particulière de Juncker et de ses commissaires à l’époque : on estimait que l’économie ne s’était pas encore remise de la crise financière de 2008 et que les décideurs étaient tenus de trouver le moyen de poursuivre le processus de reprise économique.

En 2016, la Commission européenne a publié une nouvelle stratégie globale pour la recherche et l’innovation : « Open Innovation, Open Science, Open to the World » (Directorate-General for Research and Innovation 2016). Cette stratégie exprimait le

56 souhait « d’ouvrir le processus d’innovation à tous les acteurs actifs afin que le savoir puisse circuler plus librement et se transformer en produits et services créant de nouveaux marchés, favorisant ainsi une forte culture de l’entrepreneuriat ». Les objectifs de la nouvelle politique de recherche et d’innovation (« créer de nouveaux marchés ») et l’idée d’inclure « tous les acteurs actifs » dans l’innovation restaient similaires aux documents de politique antérieurs. Mais les « acteurs actifs » ont été de plus en plus conçus, non uniquement en tant qu’utilisateurs, mais également en tant que « citoyens » (et « organisations de la société civile »). Cette stratégie présentait un mélange des deux discours exposés précédemment : les citoyens en tant que participants à des processus de délibération, mais également en tant que « sources potentielles d’idées novatrices », dans une perspective de co-innovation. L’idée que les citoyens pouvaient faire plus qu’exprimer leurs opinions dans des procédures de délibération a pris forme autour de notions telles que celles de « science citoyenne » ou d’ « innovation ouverte ». Pour la Commission, les citoyens ont alors été considérés comme des « producteurs de connaissances valables », car « tout comme les gens offrent des chambres disponibles via AirBnB, pourquoi ne pourraient-ils pas être autorisés à offrir des ressources cérébrales disponibles via la science citoyenne ? » (Directorate-General for Research and Innovation 2016, 34).

En 2016, la DG a reconnu que « la science citoyenne est de plus en plus à l’ordre du jour » (Directorate-General for Research and Innovation 2016). La manière traditionnelle d’envisager la participation à la prise de décision et la nouvelle conception de la participation publique basée sur la co-création de connaissances ont été développées dans les programmes de travail suivants. Ces dernières permettent de se rendre compte que les acteurs européens eux-mêmes ont reconnu l’évolution de leur conception de la participation publique. Dans le programme de travail SwafS d’Horizon 2020, un appel à projets (2016-2017) indiquait :

Il existe un intérêt croissant et des expériences occasionnelles dans les processus de co-construction (par exemple, l’élaboration d’agenda et d’éléments de politique, la co-évaluation, le cofinancement) et la coproduction (par exemple la science citoyenne). (…) Même si les approches traditionnelles en matière d’engagement du public perdureront, cette thématique constitue une ouverture vers la « nouvelle vague » d’engagement du public, où la « co-création » est une notion clé. Elle fournira des solutions innovantes aux approches davantage axées sur la technologie et / ou les systèmes dans d’autres parties d’Horizon 2020 (European Commission 2016, 16).

57 Dans cette perspective, il convient de noter que le glissement du discours du délibératif au productif n’est pas resté au niveau des documents stratégiques de la Communauté Européenne. Comme on pouvait s’y attendre, il est également apparu dans les projets financés par les divers programmes science-société (Figure 1). Les mentions de « participation publique délibérative » ont rapidement augmenté après 2004, atteignant près de 40% de tous les projets financés dans le cadre du programme Science dans la Société (FP7), mais ont chuté à moins de 12% des projets financées dans le cadre du programme Science avec et pour la Société (Horizon 2020). Après 2016, les termes liés à « participation du public à la recherche et à l’innovation » ont dépassé ceux liés à « participation publique délibérative ».

Le paragraphe d’introduction du programme de travail « Science avec et pour la société 2018-2020 » met en avant la science citoyenne : « [La science avec et pour la société] explorera et soutiendra la science citoyenne au sens large, en encourageant les citoyens et d’autres parties prenantes à participer à toutes les étapes de la R&I » (Commission européenne 2017). Dans le cadre de ce programme de travail, les objectifs de la science citoyenne sont principalement formulés en termes de « Développement de nouvelles connaissances et innovations par des scientifiques citoyens » (p. 37).

Les réactions des agents qui ont participé aux précédents programmes science- société à cette nouvelle vision de la participation n’ont pas toujours été positives. Certains ont pensé que la participation délibérative était plus importante que la contribution directe à la recherche :

« La science citoyenne, pour moi et pour beaucoup d’autres personnes, il s’agit essentiellement de comptage des oiseaux, ce qui signifie que c’est souvent le fait d’importer des données dans la science (…) Mais c’est rarement (…) demander aux citoyens leur avis sur les agendas de la recherche ou sur une approche de l’innovation. (…) Donc j’étais, et je suis toujours, inquiet qu’on puisse me demander de travailler sur le comptage des oiseaux et de laisser tomber le reste, car pour moi cela dénaturerait le travail de Science et Société » (Entretien n. 10, mai 2016).

Cette citation montre l’écart potentiel que les agents ont pu percevoir entre la forme délibérative de participation publique promue au cours des années 2000 et la forme productive mise en place depuis les années 2010. Au lieu d’une augmentation dans le degré de pouvoir accordé aux citoyens dans les processus de recherche, ils y ont vu une dépolitisation de la participation désormais réduite à du « comptage d’oiseaux ».

58 Leurs craintes s’ancrent également dans un avenir incertain de la participation publique dans les politiques scientifiques et technologiques européennes. Son importance ainsi que celle d’autres thématiques liées aux programmes science-société semble en effet être entrée en disgrâce au sein de la Commission. Ainsi, le terme « recherche et innovation responsables » n’est mentionné qu’une fois dans la proposition de la Commission relative au prochain programme-cadre et aucun programme spécifique n’est consacré à la poursuite des objectifs de SwafS (Commission européenne 2018). La disparition potentielle des thématiques science-société dans le prochain programme-cadre a provoqué des réactions dans différentes communautés. Une pétition en ligne lancée en 2018 par les correspondants nationaux du programme SwafS dénonçait l’absence d’une « ligne de programme spécifique ou d’un budget suffisant consacré aux activités Science, société et citoyens » dans la proposition de la Commission relative au nouveau programme-cadre (SIS.net 2018). La pétition a appelé les institutions européennes à « mettre en place un programme distinct doté d’un budget suffisant pour le succéder au programme SwafS ». Cet appel a été repris par une carte blanche dans Science signée par une liste de chercheurs impliqués dans la promotion de RRI par le biais de financements européens ces dernières années (Mejlgaard et al. 2018). Ces manifestations d’opinion montrent que les questions liées aux relations entre science et société ont été suffisamment institutionnalisées pour fédérer des acteurs autres que ceux de la DG Recherche autour d’intérêts communs dans le maintien de programmes spécifiques dédiés à leur promotion. En fin de compte, cette mobilisation d’acteurs extérieurs rend visible l’économie de la participation publique et les problèmes science-société qui se sont développés au fil du temps.

Conclusion intermédiaire

Il est temps à présent de situer les discours se rapportant aux deux approches (délibérative et productive) de la participation que nous avons identifiées dans le cadre des politiques de la Commission européenne selon les quatre dimensions du cadre d’analyse développé dans cette thèse :

59 Table 3. Caractéristiques des deux discours de la Commission européenne sur la participation publique dans les matières scientifiques et technologiques.

Participation à la prise de décision (approche délibérative)

Participation à la fabrique du savoir et de l’innovation

(approche productive)

Quoi Décision Savoir et/ou innovation

Qui Société, grand public Citoyens, utilisateurs, consommateurs

Comment Dialogue Co-création

Pourquoi Générer de la légitimité Produire de la valeur économique et sociale

Ce changement de conception de la participation est à la fois dû à des éléments propres à la dynamique des acteurs au sein des institutions, et à des éléments propres au niveau plus général des facteurs politiques, économiques et culturels qui influencent les politiques de recherche et d’innovation. A cet égard, l’institutionnalisation de la participation publique, sous sa forme délibérative initiale, a été en partie due à des événements extérieurs à l’administration de la Commission européenne (Greenwood, Suddaby, et Hinings 2002). En effet, les différentes crises des années 1990 (crise sociotechnique induite par les scandales liés aux OGM et à la « vache folle », ainsi qu’une crise plus large de légitimité dans les institutions européennes) ont favorisé la mise à l’agenda de la participation publique à la Commission européenne. Plus récemment, la crise économique de la fin des années 2000 a réorienté les politiques de recherche vers la production d’innovation, ce qui a contribué à changer la conception du type de participation à promouvoir ainsi que ses objectifs.

L’analyse des politiques européennes montre que les effets du contexte politique et économique ne se limitent pas à l’émergence du premier discours sur la participation publique ; leur dynamique a également contribué à façonner son évolution. En d’autres termes, la dynamique économique qui a suivi la crise financière de 2008 a justifié le passage d’un discours initial sur la participation publique centré sur le soutien à la prise de décision politique, à un discours centré sur l’inclusion de publics dans la fabrique d’innovation. L’invocation de la crise économique a rendu presque impossible le fait de ne pas mettre l’accent sur l’innovation dans les politiques européennes. Et c’est cette focalisation sur l’innovation (conçue comme étant la production de produits

60 commercialisables), couplée à d’importants effets structurels (réduction des effectifs, potentielle disparition du programme science-société dans le programme-cadre) qui a amené les membres du personnel de la DG travaillant sur la participation publique à adapter leur discours et leur conception de la participation à ce nouvel impératif. Cette adaptation a donné lieu à l’émergence de RRI et, plus tard, à une nouvelle vague de processus participatifs visant à impliquer directement les publics dans la production de la science et de l’innovation et sur lesquels nous allons nous attarder dans les chapitres suivants. Dans cette conception de la participation publique, les citoyens sont conçus comme des sources de valeur économique : on attend d’eux qu’ils favorisent l’intégration de l’innovation dans la société en contribuant à la co-créer, dans l’espoir d’accélérer les processus d’innovation et d’en améliorer la mise sur le marché.

Cependant, si la crise économique explique en partie comment un changement dans la politique de recherche européenne a été rendu possible et pourquoi l’innovation a été mise en avant, d’autres analyses sont nécessaires pour comprendre pourquoi l’innovation participative, en tant que forme particulière d’inclusion de citoyens dans les matières scientifiques et technologiques, est devenue si populaire auprès des autorités publiques depuis les années 2010. Dans cette perspective, l’analyse du lien entre la participation publique telle qu’elle est conçue dans les politiques de recherche et d’innovation et d’autres domaines politiques, tels que le développement régional ou l’entreprenariat, enrichirait notre compréhension du consensus politique qui semble aujourd’hui exister concernant la pertinence de développer des pratiques d’innovation participative.

Pour ce faire, le troisième chapitre de cette thèse étudie l’émergence et l’institutionnalisation de l’innovation participative à l’intérieur d’un espace politique qui en a fait une composante centrale de sa politique économique depuis 2010 : la Wallonie.

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Chapitre 3. L’innovation participative dans les