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B. De quoi la personne a-t-elle besoin pour travailler dans son environnement de travail ?

2- Elle a besoin de s’y sentir bien socialement

2.3 Le partage social

Marie est satisfaite du partage de l’espace. Elle trouve que c’est plutôt bien aménagé et que les espaces communs sont bien identifiés, les couloirs ont chacun une couleur différente. Cependant elle nous explique que le cloisonnement des bureaux fait qu’il y a des personnes qu’elle ne croise jamais. La configuration du bâtiment ne se prête pas aux échanges entre services. Ces échanges peuvent néanmoins exister soit par l’action de « certaines personnes qui sont extrêmement dynamiques et qui donnent un certain élan et qui font communiquer les services les uns avec les autres » ou soit par l’existence de projets transversaux. Elle déplore qu’elle découvre parfois ce que font certains collègues par des personnes extérieures à l’établissement. Il y a un effort fait en termes de communication interne mais cela n’a pas encore résolu ce problème de méconnaissance du travail réalisé.

Sur le point de l’ignorance des activités de chacun de ses collègues, Marie pense que c’est lié à la fois à l’agencement et à l’organisation elle-même. En effet, même s’il y a eu des initiatives pour remédier à cet état, il arrive encore qu’on « va chercher des solutions à l’extérieur alors qu’il y a un collègue qui possède les compétences que l’on recherche et on ne le sait pas et c’est quand même vraiment dommage ». Le plus souvent les solutions sont

trouvées hors du cadre professionnel : « finalement il y a beaucoup de choses qui se font autour de la machine à café, à la cantine, les gens en discutant, c’est comme ça que l’on trouve souvent des solutions… c’est dommage de ne pas les trouver dans un cadre un peu plus officiel, professionnel ».

A l’écoute des propos de Marie, nous faisons le constat que si l’organisation elle-même ne permet pas de connaître ce que chacun fait, il ne peut y avoir de reconnaissance du travail effectué. Et si nous reprenons les travaux d’Evette et Fenker (2011), nous voyons-là un des éléments de risques psycho-sociaux. Pour ces chercheurs, il s’agit en effet de « penser l’espace dans son double caractère, physique et social, le premier étant trop souvent seul considéré. C’est-à-dire penser l’espace comme support et instrument des relations de travail et l’appréhender au travers des pratiques, des représentations et des significations que déploient les personnes et les groupes qui le conçoivent, le gèrent et l’utilisent (Lautier, 1999). Plusieurs enjeux centraux s’y croisent et influent sur les risques psychosociaux : la reconnaissance de l’individu par son milieu social, sa place dans l’organisation et la possibilité de construction d’un collectif de travail ». Dans le cas de Marie, la reconnaissance de l’individu par son milieu social n’existe pas pour tous puisque certaines activités sont ignorées par les autres individus. Et, par voie de conséquence, sa place dans l’organisation est niée : on ne fera pas appel à lui puisqu’on ignore ses compétences. Le collectif de travail est en partie inexistant mais comme il est nécessaire au fonctionnement de l’organisation, il rejaillit dans des lieux hors du cadre purement professionnel, dans des réseaux informels. Marie nous a d’ailleurs fait part de la multiplication de réseaux de communication notamment de forums en ligne. Ce foisonnement des canaux de communication ne serait-il pas le signe d’un dysfonctionnement de l’organisation elle-même ?

Au niveau de l’organisation collective, Marie ne trouve pas qu’il y ait une cohésion professionnelle au niveau de son établissement. Elle voit des collectifs amicaux par le biais du sport par exemple : « c’est du relationnel, de l’humain quoi, c’est ça qui donne vraiment la cohésion, je ne trouve pas vraiment que ce soit en terme professionnel, une cohésion au niveau de l’établissement ». La direction essaie d’impulser plus de fluidité notamment en mettant en place des méthodes agiles67 mais avec du mal. Marie constate qu’il y a des personnes qui y sont réticentes, qui sont proches de l’âge de la retraite et qui n’ont pas envie

67 Méthodes agiles : « groupes de pratiques de pilotage et de réalisation de projets. Elles ont pour origine le manifeste Agile, rédigé en 2001, qui consacre le terme d'« agile » pour référencer de multiples méthodes existantes ». En ligne sur le site Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9thode_agile, consulté le 5 septembre 2020.

d’être bousculées dans leurs habitudes de travail ancrées depuis de nombreuses années. Pour résumer, Marie dit qu’il y a « d’un côté des personnes qui travaillent comme elles ont toujours travaillé ou depuis très longtemps et d’autres qui sont complètement sur une autre mouvance et ont d’autres façons de faire,… c’est deux façons de faire ». Contrairement à Olivier qui voit dans l’absence de volonté d’essayer d’autres pratiques un élément négatif, Marie est plus neutre. Dans son cas, comment arriver à faire travailler ensemble des personnes qui n’ont pas les mêmes pratiques ?

Pour Marie il y a un point positif dans l’organisation de son établissement : la flexibilité horaire. Elle est un atout pour l’individu et pour le collectif aussi : « il y a vraiment cette souplesse qui permet de contenter les uns et les autres et en même temps de répondre à cette demande collective de fonctionnement en commun ».

Marie accède aux différents lieux de son établissement en utilisant un badge. L’institution est grande et avec tous les déménagements qu’il y a eu, il lui est difficile de savoir où se trouve telle ou telle personne et de savoir ce qu’elle fait concrètement. Elle trouve qu’il y a « de bonnes cohésions en termes d’équipe mais c’est moins le cas à l’échelle de l’établissement, c’est dommage ».

Comme pour les activités des uns et des autres, Marie éprouve le même flou quant au positionnement de ses collègues dans l’établissement. Dans les deux cas, nous trouvons que l’individu disparait, ni ses activités, ni le lieu où il les exerce ne sont bien connues. Sainsaulieu (2019) a montré « le rôle fondamental de l'identité sociale et de l'identité individuelle dans le déroulement de la vie professionnelle et organisationnelle ». Dans la situation de Marie, l’identité sociale existe-t-elle vraiment ? Quels impacts cela peut-il avoir sur les individus ? Tougas, Rinfret, Crosby, Beaton, Laplante (2010) montrent que « différentes composantes de l’identité sociale contribuent à la fierté personnelle » dont « l’estime collective d’appartenance, qui renvoie au rôle que la personne occupe dans son groupe, et de l’estime collective publique qui est liée à la cote sociale du groupe ». Quelle fierté tirer de son travail s’il n’est pas connu ? Comment pourrait-il être utile au collectif s’il demeure méconnu ?

Olivier nous décrit l’organisation physique de son établissement où la direction générale et le secrétariat général de l’école sont dans un bâtiment, dénommé « duchesse », « maison blanche », « petite maison », qui est séparé des autres services de l’école (salles de cours, bureaux des enseignants et des informaticiens). Olivier pense que pour régler des problèmes

de communication et de compréhension entre les différents centres et les différentes personnes, il faudrait que seule la direction reste dans cet hôtel particulier pour accueillir les personnes de l’extérieur et que le secrétariat général, les services généraux soient intégrés là où se situe l’action c’est-à-dire dans les autres bâtiments. Afin qu’ils « puissent ne pas se sentir isolés et pointés du doigt ». Olivier pense que si cette situation demeure c’est parce que « ça leur permet de croire qu’ils ont un statut supérieur aux autres ».

La dénomination de « duchesse » nous rappelle le cas signalé par un chargé de mission auprès du président d’un conseil départemental (annexe A : extraits du séminaire du master Ingénierie de la Formation de Formateurs du 25 janvier 2020) qui décrit une situation similaire : « l’entrée du conseil départemental c’est là où est le cabinet et c’est donc aussi où est le président, le grand bureau du président est là et pour tous les gens qui sont ailleurs, sauf là, ça correspond au château, ils peuvent être dans le même bâtiment dans les autres ailes, quand ils parlent de cette partie-là, ils parlent du château, ça veut quand même dire quelque chose quand des employés disent oui, bien nous on ne va pas au château, oui, de toute façon les décisions sont prises au château ». Dans les deux cas, nous sommes dans le cadre d’établissements publics supposés revêtir les valeurs républicaines… Si nous nous centrons sur la position hiérarchique, la direction est soit séparée physiquement des autres services (cas d’Olivier), soit délimitée géographiquement par le terme de château (cas du conseil départemental). Nous pensons que nous pouvons aussi ajouter le cas décrit par Marie où les attributs physiques différencient bien l’encadrement supérieur des autres services. Nous constatons que ces séparations fortes stigmatisent et contribuent à entretenir des problèmes de communication et de compréhension relevés par Olivier.

Comme pour les exemples de Marie et d’Olivier, dans l’entreprise d’Antoine le bureau de la direction est bien distinct de celui des autres employés. La direction est dans un bureau individuel ; les employés sont tous dans un grand open-space à l’exception d’un deuxième bureau clos. Nous retrouvons ici le principe d’affectation de Fischer (1998) qui « constitue […] un système de répartition hiérarchique qui révèle la structure pyramidale de l’organisation spatiale ; en effet, les lieux où l’on travaille sont aussi des indicateurs de la position dans l’échelle sociale ; les allocations d’espace dans la conception des bureaux mettent en évidence une corrélation nette entre quantité d’espace, équipement alloué et importance de la position hiérarchique. […] De cette manière, le statut occupé confère à son tour à l’espace une valeur d’expression du prestige plus ou moins grand de la fonction occupée ».